Numériser le vivant pour mieux le privatiser

Depuis la convention sur la diversité biologique (1992), les « ressources génétiques » sont sous la souveraineté des États. Lors de la signature de cette convention, les pays pauvres avaient fait un calcul simple : « certes, nous avons peu d’industries, mais nous avons un "or vert" : notre biodiversité ». Différents textes internationaux ont garanti par la suite l’exploitation de ces richesses dans le cadre d’un accord préalable du pays (ou de la communauté) concerné(e) et un partage des avantages résultant de cette exploitation.
Dans le domaine agricole, une partie des « ressources génétiques  » (que nous tenterons de définir ici) est stockée, sous forme d’échantillons physiques, dans des « banques de ressources » (on se souvient par exemple du stockage des semences du monde entier dans l’île norvégienne du Spitzberg). Mais pour gagner de la place, accélérer et faciliter des échanges, le génome et autres informations concernant ces ressources sont numérisées et stockées dans des bases de données, souvent en libre accès. Du coup, il est tentant pour les chercheurs et semenciers d’aller piocher dans ces bases de données pour récupérer des informations, sans forcément l’accord des pays dont est issue la ressource ni a fortiori un quelconque partage d’éventuels bénéfices (voir ici).
Pourquoi cette numérisation ? Que dit la législation internationale [1] ? Qu’en pensent les acteurs [2] ? Y a-t-il un risque réel qu’avec la numérisation, la souveraineté des États sur leurs richesses biologiques perde toute signification [3] ? Peut-on imaginer une gouvernance de ces données numérisées sans perdants [4] ?
C’est à ces questions que tente de répondre notre dossier spécial sur la numérisation des ressources génétiques.

Que recouvre l’expression « ressources génétiques  » ? Certes, le mot génétique nous est connu et parle du génome des êtres vivants : son ADN ou « matériel » génétique, mais est-ce vraiment le sens actuel du mot ? Et pourquoi lui avoir adjoint le terme de « ressources » ? Il est question aussi de « numérisation des ressources génétiques  » ou d’«  information de séquençage numérique ». Tentative d’explication sur la base de textes législatifs...

Le libre accès aux «  informations de séquençage numérique » des organismes vivants, s’il était sans conditions, se heurterait au partage juste et équitable des avantages engendrés par l’utilisation d’une ressource génétique physique. Car ce partage, lui, est encadré par plusieurs textes internationaux. Malgré ces textes, les lois nationales font le grand écart entre un accès réglementé à ces informations, avec partage, et un accès totalement libre, sans autre partage.

Si les cas documentés de biopiratage du vivant à partir d’informations de séquençage numérique ne sont pas légion pour le moment, Inf’OGM tient à montrer qu’ils ne sont pas qu’une vue de l’esprit. Sans une réaction forte de la communauté internationale, les deux exemples présentés ici (virus Ebola et pomme de terre GM introduite au Rwanda) pourraient bien n’être que les premiers, et signer l’arrêt de mort du partage des avantages pourtant rendu obligatoire par le droit international.

Les conditions d’accès et d’utilisation des informations enregistrées dans des bases de données font l’objet d’âpres discussions internationales. Pour les uns, l’enjeu est de « protéger » leurs ressources nationales en matière de biodiversité. Pour les autres, il s’agit d’échapper à la réglementation en place. La capacité à breveter le vivant en masse vit ici une partie décisive qui se joue, pour l’instant, sans les communautés locales.

Entreprises, organisations paysannes et chercheurs sont aujourd’hui plongés dans une société numérique. Souhaité ou non, l’un des débats agricoles majeurs qui agitent les instances internationales est celui de l’«  information de séquençage numérique  ». Alors que la gestion numérique du commerce, de l’économie et des sociétés humaines explose à la faveur des confinements répétés, tout le monde n’affiche pas les mêmes ambitions de numérisation, du vivant cette fois.

Pour l’instant, l’information de séquençage numérique permet à certains acteurs, dont des entreprises, d’utiliser les séquences numérisées en se passant du consentement préalable des États et des communautés liées à cette biodiversité. Des discussions sont en cours pour réglementer, ou non, ces pratiques qui vont à l’encontre de la Convention sur la Diversité Biologique.