n°162 - janvier / mars 2021

Vivant numérisé : la bataille des acteurs

Par Eric MEUNIER

Publié le 13/04/2021

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Entreprises, organisations paysannes et chercheurs sont aujourd’hui plongés dans une société numérique. Souhaité ou non, l’un des débats agricoles majeurs qui agitent les instances internationales est celui de l’«  information de séquençage numérique  ». Alors que la gestion numérique du commerce, de l’économie et des sociétés humaines explose à la faveur des confinements répétés, tout le monde n’affiche pas les mêmes ambitions de numérisation, du vivant cette fois.

En 2019, Sylvain Aubry et Christian Eigenmann de l’Office fédéral de l’agriculture en Suisse écrivent que « le futur des ressources génétiques pour l’alimentation et l’agriculture sera un hybride entre ressources physiques (semences, gamètes) et ressources numériques  » [1]. Mais, précisent-ils en leur nom propre, « malgré une culture de l’accès libre très présente dans la communauté scientifique, les modalités et les conséquences de cette libéralisation de l’accès sont diversement appréciées par les nombreux acteurs de la chaîne de production ». Le tour d’horizon des positions des acteurs sur le sujet des informations de séquençage numériques (DSI) l’illustre [2].

Les industriels en quête d’un graal numérique

Les entreprises de biotechnologie souhaitent que l’accès et l’utilisation des DSI ne soient pas soumises à accord préalable et partage des avantages. Pour cela, ces DSI ne doivent pas être assimilées aux ressources génétiques physiques dont elles sont pourtant issues. Parlant de données de séquences de ressource génétique (Genetic Ressource Sequence Data, GRSD), ce terme concernerait, selon EuropaBio, le seul « ordre des nucléotides (ADN et ARN), tel que trouvé dans la Nature, dans le génome  ». La précision «  tel que trouvé dans la nature » n’est pas anodine. Lue littéralement, elle implique que seules les DSI de ressources génétiques trouvées « dans la Nature » seraient concernées, contrairement à celles des ressources génétiques qui se trouvent dans les banques de semences privées, même si elles sont identiques aux premières. EuropaBio élargit cette première exclusion au fruit de leur travail basé sur ces séquences, parmi lequel se trouvent les séquences que les entreprises pourraient avoir modifiées [3].

Quant au partage des avantages, EuropaBio estime que soumettre les DSI au partage des avantages « aurait un impact négatif significatif sur le futur des recherches en biotechnologie et sur les bénéfices en résultant pour la société tels que la disponibilité de produits innovants améliorant la sécurité alimentaire et la santé humaine ». Une précision qui instaure l’idée que le partage des avantages ne doit pas être que monétaire mais également inclure « les bénéfices (non monétaires) en résultant pour la société »…

Cette position est partagée par d’autres représentants industriels. La Chambre du Commerce international (CIC) a ainsi apporté une contribution en ligne avec celle d’EuropaBio, parfois avec des paragraphes identiques au mot près. Mais il est difficile de comprendre au nom de quelles entreprises s’exprime la CIC. De son côté, l’Association internationale des matières premières pour la parfumerie ainsi que l’Organisation internationale de l’industrie des arômes ont également contribué afin de ne pas soumettre les DSI au Protocole de Nagoya.

Des paysans défendent leurs droits

Depuis plusieurs années, le mouvement paysan international La Via Campesina s’inquiète de la fin des droits des paysans si des brevets devaient être obtenus sur des DSI. Interrogé par Inf’OGM, Guy Kastler de la Via Campesina rappelle que le partage des avantages en lui-même n’est déjà pas mis en œuvre car « le Traité s’avère impuissant à contraindre lui-même les entreprises à alimenter le Fonds de partage des avantages ». Dans ce cadre, l’utilisation non réglementée des DSI inquiète. Guy Kastler estime que «  la puissance des outils informatiques dont disposent les multinationales semencières leur permet en un temps très bref de traiter des milliers de données, identifier de nouvelles informations génétiques brevetables puis, programmer les manipulations génétiques destinées à obtenir de nouvelles semences sans avoir besoin de toucher la moindre plante ou semence physique  ». Pour le syndicaliste, il ne reste ensuite qu’à se servir des bases de données pour identifier les plantes modifiables. Le problème se pose alors de l’étendue des brevets qui pourraient être revendiqués. Car « si personne ne peut apporter la preuve que l’information génétique ainsi obtenue dans une nouvelle plante a déjà été officiellement rendue publique (autre brevet, publication scientifique, informations commerciales…), elle est brevetable ». Ce même brevet pourrait alors permettre à son détenteur « de revendiquer un droit de propriété non seulement sur toutes les plantes issues de la manipulation génétique revendiquée, mais aussi sur toutes les plantes natives ou issues de sélection et de croisements traditionnels et porteuses de l’information génétique décrite dans le brevet ».

La position politique de la Via Campesina sur les DSI s’inscrit dans un nouveau paradigme. Le mouvement estime que « le Tirpaa s’est construit sur les paradigmes du XXe siècle. Au XXIe siècle, le paradigme a changé comme le montre la crise de la Covid19. La révolution du capitalisme numérique doit être intégrée maintenant car la gouvernance mondiale a changé ». Pour la Via Campesina, l’accès et l’utilisation des DSI doivent être encadrés de manière à être soumis aux règles de la CDB et du TIRPAA qui conditionnent l’accès aux ressources génétiques, à la protection des connaissances traditionnelles et innovations des communautés autochtones et locales, au consentement préalable éclairé et à l’interdiction de les breveter. Mais cet encadrement seul ne suffira pas car la numérisation permet aux entreprises de les contourner : l’accès libre aux DSI n’est en effet pas plus contrôlable qu’Internet. Dans le domaine des plantes et des animaux, Guy Kastler rappelle que ces brevets « interdisent aux paysans et paysannes d’utiliser leurs propres semences et animaux reproducteurs si une ou plusieurs parties de leur séquence est brevetée ». Pour la Via Campesina, il est donc impératif que les droits des paysans soient protégés par les lois nationales et les conventions internationales, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui avec les brevets. D’autant plus que « les changements climatiques obligent aujourd’hui les paysans qui ont perdu les semences de leurs parents et les petits semenciers traditionnels à se tourner de plus en plus souvent vers les banques de semences nationales ou mondiales pour enrichir leurs nouvelles sélections sans utiliser les semences génétiquement manipulées disponibles sur les marchés. Dans le même temps, les multinationales déclarent ne plus avoir besoin de cette réserve et signent sa mort en brevetant les gènes de toutes les ressources phytogénétiques qu’il contient ».

La recherche publique veut un outil, libre d’accès et de tout droit d’usage

Le monde de la recherche s’est encore peu exprimé dans ces discussions. La Fondation pour la Recherche Biologique a bien publié un état des lieux commandé par le Ministère de l’Agriculture en 2018 [4]. Mais il ne contient pas de position politique. Pourtant, les instituts publics de recherche alimentent et utilisent les bases de données de DSI. Selon les informations qu’Inf’OGM a pu avoir avec certains chercheurs, une des tendances politiques du monde de la recherche serait de défendre l’option que le libre accès aux DSI constitue un partage des avantages en soi puisque apparaissant moins problématique et en cohérence avec les injonctions de science ouverte. Des chercheurs s’interrogent toutefois sur le bien-fondé de cette approche. À l’instar de ce que la FRB écrit dans son rapport, le libre accès serait, selon eux, une fausse solution puisque dépendant des capacités techniques et scientifiques à accéder et utiliser les ressources numérisées. Comment en effet affirmer que les DSI sont librement accessibles si cela nécessite d’importantes connaissances préalables et un matériel coûteux et difficile d’utilisation. D’un autre côté, ces chercheurs considèrent que soumettre les DSI au partage des avantages tel qu’il existe serait impossible à mettre en œuvre avec les milliers sinon millions d’utilisateurs des DSI. D’autant que ce partage n’est aujourd’hui que très peu mis en œuvre. Dans ce contexte, ils estiment que la recherche française se doit de formuler une position politique sur le sujet pour faire entendre sa voix et éviter de se retrouver à devoir composer avec de nouvelles normes adoptées sans elle. Une voix qui devrait viser à ce que la philosophie ayant présidée à la création du protocole de Nagoya et du Tirpaa soit respectée. Cette philosophie visait l’équité entre accès et utilisation des ressources génétiques d’une part ; et rétribution des pays ou communautés ayant maintenu et maintenant encore ces ressources d’autre part. Pour ces chercheurs, la recherche doit maintenant ouvrir des espaces de réflexions et délibérations en interne. Des espaces qui intégreraient également la voix des partenaires des instituts de recherche, assurant une meilleure exhaustivité des réflexions. Dans cet objectif, ces chercheurs doivent néanmoins surveiller le calendrier des instances internationales qui sont déjà en train de négocier…

[3EuropaBio détaille que « les GRSD n’incluent pas et ne peuvent inclure les informations liées ou résultant de l’analyse ou utilisation des GRSD, comme l’assemblement de séquences, annotation de séquences, cartographie génétique, cartographie métabolique, information sur la structure en 3D ».

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