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UE – « De la Ferme à la table » : tout se joue dans les détails

Par Zoé JACQUINOT

Publié le 10/11/2021

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La stratégie « De la ferme à la table » (connue aussi sous son acronyme anglais F2F pour Farm to Fork) décline pour l’agriculture et l’alimentation les objectifs ambitieux du Pacte vert pour l’Europe : effectuer une transition verte et atteindre la neutralité climatique d’ici à 2050. Le contenu de la stratégie, très général, est l’objet de nombreux enjeux, car il conditionnera sa mise en œuvre concrète et encadrera les révisions réglementaires annoncées. Or, pour la Commission européenne, cette transition sera technologique. En effet, OGM et biotechnologies sont mentionnés comme solutions pour atteindre « un système alimentaire équitable, sain et respectueux de l’environnement ». Le Conseil de l’UE (en octobre 2020) puis le Parlement européen (en octobre 2021) se sont prononcés sur cette communication de la Commission européenne. Cette dernière proposera prochainement des mesures législatives pour décliner cette stratégie actuellement non contraignante.

Dans la stratégie « De la Ferme à la table » [1], telle que présentée fin mai 2020 après le Pacte vert pour l’Europe (voir encadré), les objectifs ambitieux annoncés semblent marquer la compréhension, de la part de la Commission européenne, de l’urgence et de l’importance d’agir sur les problématiques climatiques, environnementales, sociétales, sanitaires, etc., afin d’opérer « le changement systémique dont l’Europe a besoin » [2].

Une stratégie ambitieuse

En effet, la stratégie ambitionne une transition vers un système alimentaire durable procurant des avantages environnementaux, sanitaires et économiques. Elle vise, entre autres, à fournir des « moyens de subsistance durables aux producteurs primaires », la facilitation des « régimes alimentaires sains et durables [qui profitent] à la santé et la qualité de vie des consommateurs », la protection de « la santé humaine, animale et végétale », etc. La Commission souligne qu’il « est urgent de réduire la dépendance aux pesticides et aux antimicrobiens, de réduire l’emploi abusif d’engrais, de développer l’agriculture biologique, d’améliorer le bien-être des animaux et d’inverser la régression de la biodiversité » et que « les systèmes alimentaires durables dépendent aussi de la sécurité et de la diversité des semences. Les agriculteurs doivent avoir accès à une gamme de semences de qualité de variétés végétales adaptées aux pressions du changement climatique ».

Certains objectifs sont chiffrés [3] mais, dans l’ensemble, les objectifs présentés dans la stratégie F2F sont ambitieux, très généraux et non contraignants.

Les pistes d’action concrètes évoquées sont elles aussi générales. La stratégie F2F, autant que le Pacte vert, annoncent avant tout l’orientation politique que la Commission souhaite donner au travail de révision et de renouvellement législatif qu’elle amorce [4].

Le Pacte vert pour l’Europe


La Commission von der Leyen a présenté en décembre 2019 le Pacte vert pour l’Europe peu après le début officiel de son mandat. Il fait partie des six priorités que se donne cette nouvelle Commission pour son mandat : il vise à développer une nouvelle stratégie de développement pour une vie plus durable au sein de l’UE, qui remplit les objectifs climatiques, dont le plus important est la neutralité en émission carbone d’ici à 2050.

Le document déroule un ensemble de sous-objectifs (neutralité carbone, réduction des pollutions, transition juste, protection des écosystèmes et de la biodiversité, économie circulaire et propre, un immobilier énergétiquement efficace, etc.) qui permettront de rendre l’économie européenne durable. Le tout avec différents leviers dont la stratégie « De la ferme à la table », ainsi que la PAC (Politique agricole commune) et une nouvelle « Stratégie Biodiversité ». Différents outils doivent permettre d’intégrer la durabilité dans toutes les politiques de l’UE. On y retrouve des programmes budgétaires ou de financement nouveaux ou existants, des programmes de recherche et d’innovation qui doivent permettre de développer des « technologies propres », ainsi qu’un principe général de « ne pas nuire » (« do no harm » en anglais) pour évaluer que chaque réglementation soit la plus efficace et la moins contraignante possible. Un principe nouveau qui n’existe pas juridiquement contrairement au principe de précaution qui n’est pourtant mentionné nulle part par la Commission dans les documents du Pacte vert ou de la stratégie F2F.

Lors de l’élaboration du Pacte vert, Inf’OGM avait alerté sur la possibilité que le texte mentionne le développement d’un nouveau cadre adapté aux nouvelles techniques génomiques [5]. Mention retirée dans la version finale mais qui renvoie à la stratégie De la ferme à la table avec un vocable qui laisse donc la porte ouverte à cette possibilité [6].

Une place pour les « nouvelles techniques innovantes »

La Commission écrit dans sa stratégie que « les nouvelles techniques innovantes, dont la biotechnologie et le développement de produits biosourcés, peuvent contribuer à accroître la durabilité ». Ces « nouvelles techniques innovantes » sont également présentées comme pouvant accélérer le processus de réduction de la dépendance aux pesticides. La Commission laisse donc une place aux OGM et surtout aux nouveaux OGM pour l’agriculture durable de demain, voire à la biologie de synthèse (produits biosourcés). Rien de surprenant : il a récemment été révélé à quel point le lobby des biotechnologies est actif afin de faire accepter et de déréguler les nouveaux OGM [7].

Mais les nouvelles techniques génomiques ne sont pas les seules technologies mentionnées. La Commission mentionne également que la transition écologique doit s’accompagner d’une transition numérique pour s’opérer [8]. Le Pacte vert mentionne quant à lui les « cleantech », c’est-à-dire les technologies propres. L’innovation technologique est donc au cœur du projet politique de la Commission. Mais est-il bien certain que cette vision est celle qui opérera une réelle transition écologique pour l’Europe ?

Stratégie et mise en œuvre concrète : quels bénéfices ?

Interrogée par des eurodéputés sur les impacts concrets évalués et attendus de la mise en œuvre de la stratégie alors qu’aucune étude d’impact n’a été faite [9], la Commission répond que la stratégie exprime des engagements politiques et ne sera donc pas sujette à une étude d’impact générale. Il faudra se contenter de celles qui accompagneront les propositions législatives annoncées.

Ainsi, la Commission ne propose aucune réelle démonstration d’un rapport direct entre les objectifs qu’elle fixe et les pistes d’action qu’elle avance, notamment en ce qui concerne la piste des nouvelles techniques innovantes et des biotechnologies. Or, rappelons que la première génération des OGM a été accompagnée d’un ensemble de promesses environnementales (climat, pesticides) et sociales (sécurité alimentaire) qui n’ont pas été tenues [10]. En effet, la culture d’OGM facilite un système agro-alimentaire industriel. La Commission ne démontre pas en quoi les nouvelles biotechnologies seraient différentes et auraient un impact différent.

Fin 2020, « la Commission [s’est félicité de s’être] employée à jeter les bases du changement systémique dont l’Europe a besoin, et ce avec d’autant plus de vigueur que toutes nos économies sont profondément touchées par une crise sanitaire mondiale » [11]. La vision présentée dans la stratégie F2F de l’agriculture et de l’alimentation semble appropriée au premier regard mais l’étude en détail se révèle assez éloignée de l’idée que l’on peut se faire d’une réelle transition écologique. Au contraire, les discussions ayant actuellement lieu autour de la révision de la PAC appuient cette idée d’une stratégie soutenue par de beaux principes mais à l’applicabilité défaillante, consolidant un système agro-industriel déjà bien installé grâce au renforcement de la place des technologies dans l’agriculture [12].

La Commission a annoncé un certain nombre de propositions législatives qui s’inscriront dans le cadre de sa stratégie  » De la ferme à la table « . Ces propositions touchent à des domaines variés allant de la production alimentaire, la vente en gros, la vente en détail, la consommation, à la lutte contre le gaspillage alimentaire…

Le Conseil de l’UE s’était prononcé dès octobre 2020 sur la stratégie [13]. Quant au Parlement européen, il a adopté le 20 octobre dernier une résolution sur le sujet [14] (voir encadré ci-dessous).

Conseil et Parlement européen : convergences et divergences sur la stratégie de la Commission


Le Conseil de l’UE comme le Parlement européen saluent de manière générale la stratégie de la Commission européenne. Néanmoins, parce qu’elle est susceptible de concerner un grand nombre de domaines, le Conseil de l’UE et le Parlement européen alertent tous deux sur la nécessité de veiller à la cohérence entre les mesures envisagées par la Commission dans le cadre de la stratégie et les politiques déjà existantes, telles que, entre autres, la PAC ou encore la politique commerciale commune. Les deux institutions demandent également à la Commission européenne qu’elle procède à une évaluation d’impact scientifique avant toute proposition législative.

Sur la question des biotechnologies évoquées dans la stratégie « De la ferme à la table », le Parlement et le Conseil n’ont pas la même position. Même si les deux insistent sur l’importance du principe de précaution, le Conseil « se félicite que la stratégie F2F mette également l’accent sur la recherche et l’innovation en tant qu’outils permettant la mise en place de systèmes alimentaires durables. Il s’agit ici notamment de l’innovation écologique et numérique et de la biotechnologie, pour autant qu’elles soient sans risque pour la santé humaine et l’environnement, qui devraient contribuer à une transformation à grande échelle des pratiques de production alimentaire ». Le Conseil affirme également qu’il « accueille positivement l’observation de la Commission selon laquelle de nouveaux ingrédients et techniques innovants (ndlr : dont les nouvelles techniques de modification génétique) peuvent contribuer à accroître la durabilité, à condition qu’ils soient sûrs pour les êtres humains, les animaux et l’environnement et procurent des avantages à la société dans son ensemble » [15].

Le Parlement européen, évoquant « les nouvelles techniques génomiques » estime qu’il est nécessaire de « garantir la transparence et la liberté de choix pour les agriculteurs, les transformateurs et les consommateurs, et souligne que cette mesure (ndlr : ie la future proposition législative annoncée par la Commission européenne concernant les nouveaux OGM) devrait comprendre des évaluations des risques ainsi qu’une description et une analyse complètes des options en matière de traçabilité et d’étiquetage dans le but d’effectuer une surveillance réglementaire adéquate et de fournir aux consommateurs des informations pertinentes, y compris pour les produits provenant de pays tiers, afin de garantir des conditions de concurrence équitables ». Ces nouvelles techniques s’accompagnent souvent de brevets. Or, le Parlement européen se montre inquiet de leur développement et de leur effet préjudiciable dans le secteur des semences, tant du point de vue de la diversité des semences, de l’accès aux ressources et de la transparence que des droits reconnus aux agriculteurs dans le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (Tirpaa). Pour le Parlement, il est important de maintenir une innovation ouverte au moyen du droit d’obtention végétale (COV).

[3Réduction de l’utilisation de pesticides chimiques de 50 % d’ici à 2030, réduire les pertes de nutriments d’au moins 50 % et une diminution du recours aux engrais d’au moins 20 % d’ici à 2030, affecter au moins 25 % des terres agricoles de l’UE à l’agriculture biologique d’ici à 2030, etc.

[4Voir le plan d’action présent en annexe de la communication présentant la stratégie F2F et l’ensemble des initiatives législatives à venir, dont la possible évolution de la législation sur les OGM, voir Eric MEUNIER,
Frédéric PRAT, « OGM – La Commission européenne envisage de changer la législation », Inf’OGM, 29 avril 2021

[8Exemple : « La PAC doit également encourager de plus en plus le soutien aux investissements pour améliorer la résilience et accélérer la transformation écologique et numérique des exploitations agricoles  ».

[11« Programme de travail de la Commission pour 2021… » document cité.

[13Conclusions du Conseil sur la stratégie « De la ferme à la table » – Conclusions du Conseil (19 octobre 2020)

[14Parlement européen, Résolution du 20 octobre 2021 sur une stratégie « De la ferme à la table » pour un système alimentaire équitable, sain et respectueux de l’environnement

[15Notons qu’au moment où le Conseil adopte ses conclusions, l’étude de la Commission européenne sur l’état des nouvelles techniques génomiques dans le droit de l’Union et à la lumière de l’arrêt rendu par la Cour de justice dans l’affaire C-528/16 n’était pas encore publiée

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