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Les bios pourront bientôt semer des semences de populations

Par Frédéric PRAT

Publié le 02/03/2020

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Le nouveau règlement bio européen autorisera la commercialisation, à partir du 1er janvier 2021, de semences de populations sous le vocable de « matériel hétérogène biologique ». Pour préciser la définition et les critères d’admission de ce matériel, la Commission européenne doit adopter un texte (acte délégué), s’appuyant sur des expérimentations nationales [1].

Le 11 mars 2014, le Parlement européen rejetait le nouveau « règlement semences » soumis par la Commission européenne, qui proposait, entre autres, « la possibilité d’inscrire des populations hétérogènes, ainsi que certaines dérogations pour les micro-entreprises, notamment aux obligations d’enregistrement des variétés et de paiement de redevance » [2]. Dans la foulée, le 18 mars 2014, la Commission européenne donnait le feu vert à une expérimentation grandeur nature sur la commercialisation de matériel hétérogène de céréales [3]. Car jusqu’à maintenant, on ne pouvait commercialiser dans l’Union européenne que des semences appartenant à des variétés répondant aux fameux critères DHS (distinct, homogène et stable [4]).

Il s’agissait dans cette « expérimentation » – non seulement de culture mais aussi de commercialisation – de voir, entre autres, dans quelle mesure on pouvait abandonner les critères DHS tout en vérifiant « s’il est possible de garantir l’identification des populations d’espèces particulières » et d’en définir les critères. Et de voir « s’il est possible de garantir l’identité de la semence commercialisée comme appartenant à ces populations et les informations à l’utilisateur ».

La décision européenne liste un ensemble de conditions à respecter, notamment la quantité de semences concernées (qui « ne doit pas excéder une certaine limite [5], afin d’éviter l’apparition d’un marché des semences parallèle à celui établi conformément à la directive 66/402/CEE », directive concernant la commercialisation des semences de céréales) ; et la nature du suivi, de l’encadrement et de la durée (« au moins trois campagnes ») de ces expérimentations.

Quatre ans après la décision de la Commission autorisant cette expérimentation, l’Union européenne adoptait en mai 2018 un nouveau règlement bio [6]. Ce dernier prévoyait la possibilité d’inscrire des variétés mieux adaptées à l’agriculture biologique (AB) ainsi que de commercialiser des semences de « matériel hétérogène biologique » (MHB). Il renvoyait les détails de ce règlement aux « actes délégués  » [7] à prendre par les États membres avant fin 2020, pour une entrée en vigueur du nouveau règlement AB en 2021.

Des expérimentations lancées en France

Suite à la décision européenne de 2014, le ministère de l’Agriculture a lancé le 20 avril 2015 un « Appel à participation pour une expérimentation temporaire de commercialisation de semences de populations d’avoine, avoine rude, orge, blé tendre, blé dur, épeautre et maïs«  [8] ; puis, suite au report de la date de fin de l’expérimentation par la Commission, le ministère a lancé un second appel d’offres en janvier 2019 [9], insistant cette fois sur le fait que les résultats de cette expérimentation serviraient à alimenter le contenu des actes délégués du nouveau règlement bio européen.

Dès 2015, l’Institut technique d’agriculture biologique (Itab) et d’autres partenaires [10] ont démarré des parcelles d’expérimentation de deux populations de blé [11].

Le Service officiel de contrôle et de certification (Soc) [12] et le Geves [13] ont montré que les deux populations testées étaient caractérisables, avec des critères non plus sur un individu, mais sur un échantillon de plusieurs individus de la population, pour la caractériser en pourcentage : par exemple, 70 % de la population a des épis barbus, et 30 % non barbus.

Jean-Pierre Boucher, paysan membre de Ubios [14], détaille l’intérêt de cette expérimentation du point de vue de la caractérisation : « Megamix [l’une des deux variétés] est purement un matériel expérimental. Sa très grande diversité phénotypique a permis, dès la première année d’expérimentation, de mettre en défaut tous les critères utilisés pour la DHS. Et ainsi d’avancer sur de nouveaux procédés d’identification tels que la proportionnalité des 7 à 12 caractères retenus après observation d’une micro-parcelle dans sa globalité ».

D’autres pays ont aussi mené leurs propres expérimentations nationales, notamment l’Italie, avec onze populations testées dans six régions. Au total, 35 populations – une d’orge, cinq de maïs, le reste en blé – ont été testées dans six pays d’Europe, et plus de 100 tonnes de semences de populations ont été commercialisées [15]. En juillet 2018, la Commission précisait que 75 % des semenciers et 83 % des producteurs étaient des microentreprises, et que ces expérimentations concernaient du blé (à 82%), du maïs (15%) et de l’orge (3%).

Par ailleurs, en 2017, la Commission a financé le projet Liveseed [16], dans le cadre du programme de recherche européen Horizon 2020 [17]. Son but : développer les semences et la sélection bio en Europe. 49 partenaires dans 18 pays européens (dont la Suisse) y participent, durant quatre ans (2017-2021), sous la coordination générale d’Ifoam-EU [18], et la coordination scientifique par le Centre suisse de recherche en bio, le FiBl.

Si le cadre est plus large que la simple expérimentation de variétés hétérogènes définies dans l’expérimentation temporaire de 2014 (voir ci-dessous), certains projets de Liveseed rejoignent les objectifs de cette expérimentation, à savoir la production, identification, enregistrement des semences de « matériel hétérogène » de reproduction bio. Les résultats du projet Liveseed servent donc aussi partiellement à l’élaboration du contenu de l’acte délégué.

Au final, quelle définition du matériel hétérogène dans le nouveau règlement bio ?

Les résultats de ces expérimentations doivent donc servir à rédiger l’acte délégué (voir encadré 1 ci-dessous) du nouveau règlement bio sur le matériel hétérogène. Mais la définition de ce matériel hétérogène est plus restrictive dans la décision européenne de 2014 sur ces expérimentations que dans le nouveau règlement AB (voir tableau et schéma). Il a donc fallu veiller à s’appuyer sur les résultats de l’expérimentation de 2014 mais à ne pas s’y laisser enfermer.

Que sont les « populations » dans l’expérimentation de 2014 ? Définition des semences dans le nouveau règlement européen de l’AB
L’expérimentation temporaire ne porte que sur des céréales Le règlement porte sur toutes les espèces cultivées
Pas forcément en bio, pas de système de certification Produit en bio, certification biologique, pas de certification « semences » (DHS…)
Cinq variétés au minimum croisées Pas de minimum de variétés ou populations parentales
Exposition du stock à la sélection naturelle Pas d’exposition obligatoire du stock à la sélection naturelle
Limitation de la quantité de semences Pas de limitation de la quantité produite
MHB schema

Lecture du schéma ci-dessus : Avec le nouveau règlement européen bio, l’agriculture biologique pourra utiliser des variétés produites en bio (carré jaune à droite) et du matériel hétérogène produit en bio (carré marron à gauche). L’expérimentation concerne du matériel (carré blanc à gauche) dont la partie produite en bio sera utilisable également dans le cadre du nouveau règlement bio [19].

L’acte délégué du nouveau règlement bio européen concernant le « matériel hétérogène »


L’acte délégué du nouveau règlement bio européen concernant le « matériel hétérogène » permettra de « fixer des exigences minimales en termes :

- de description du matériel hétérogène biologique, notamment les méthodes de sélection et de production concernées et le matériel parental utilisé ;

- d’exigences minimales de qualité que doivent respecter les lots de semences, notamment l’identification, la pureté spécifique, les taux de germination et la qualité sanitaire ;

- d’étiquetage et d’emballage ;

- d’informations et échantillons de production que doivent conserver les opérateurs professionnels ;

- de maintenance du matériel hétérogène biologique, lorsqu’il a lieu
 ».

Source : « Expérimentation temporaire de commercialisation de semences de populations d’avoine, avoine rude, orge, blé tendre, blé dur, épeautre et maïs », second appel à projets (AAP2018).

En France, c’est la Commission Inter-Sections du CTPS [20] [21] dédiée à l’Agriculture Biologique (Cisab) qui se réunit pour proposer et réagir sur le contenu de l’acte délégué sur le matériel hétérogène. Cet acte délégué devrait être adopté en mars 2020. Quelques différends semblent encore subsister, notamment sur « le contrôle de la qualité des semences, ou encore la notion de « région de production ».

Le ministère de l’Agriculture précise à Inf’OGM que toutes les contributions reçues, autant par les associations que par les semenciers de l’interprofession, insistaient sur des « critères larges » d’admission, position qu’il défend également, contre celle de « certains États membres [qui] voulaient (…) réduire le champ des espèces ou les critères d’admissibilité ».

Côté semenciers, certains craignent qu’une définition trop imprécise de ce matériel hétérogène conduise à une utilisation « frauduleuse » des variétés certifiées, comme les générations F2, F3… de variétés hybrides F1 par exemple. Ou encore, ce qu’ils estimeraient être un piratage si d’aventure un paysan utilisait un mélange de variétés encore distinguables… même si le nouveau règlement bio précise que ce matériel « n’est pas un mélange de variétés… » ; et que l’expérimentation de 2014 précisait aussi, pour le matériel hétérogène, l’obligation de « disparition des plantes des variétés originales » ou de «  population (…) ne comportant pas de variétés ».

Du côté des agriculteurs bios, certains espèrent que l’acte délégué comportera une obligation de trois à cinq ans de sélection en bio. En effet, argumente Jean-Pierre Bouchet, membre de Ubios, coopérative de commercialisation de semences bio, « après croisements pour obtenir un nouveau MHB, il faut attendre cinq ans pour voir la population se stabiliser génétiquement. C’est l’exposition à la sélection naturelle qui va par la suite favoriser certaines génétiques par rapport à d’autres. Les individus les mieux adaptés vont devenir prépondérants d’années en années. Les autres par contre peuvent disparaître ». Mais, nous précise Thierry Mercier, paysan ex président de l’Itab [22], sur cette durée de sélection en bio, « il y a un vrai débat sur l’évolution obligatoire de la semence suivant les conditions de milieu, de culture et donc l’identification en lien avec le lieu et la variabilité phénotypique évolutive. (…) Il pourrait y avoir des variantes de la population de départ, en pure logique avec l’esprit de la mesure, en indiquant a minima dans chaque échantillon, le lieu, donc le multiplicateur et l’année de production ».

Enfin, d’après le ministère de l’Agriculture, « la principale difficulté a été l’identification du matériel. Les autres États membres participants semblent avoir renoncé à identifier en champ ce type de matériel, étant par nature hétérogène et destiné à évoluer ». La possibilité de traçabilité est indispensable pour éviter les fraudes, mais plus difficile à réaliser que pour une variété DHS [23]. En effet, si une plante suffit à identifier une variété, il en faut plusieurs pour identifier une population.

D’où le besoin de nouveaux outils d’identification, en fonction des trois origines des semences identifiées par le projet Liveseed : la sélection paysanne (local, exemple : Rouge du Roc [24]) ; les populations dynamiques (mélange de cultivars durant plusieurs saisons puis évolution naturelle et adaptation aux conditions locales. Exemples : épinards aux Pays-Bas ou laitue en Allemagne [25]) et les populations croisées (CCP : variétés issues de plusieurs croisements dont les descendances ont été mélangées. Les CCP proviennent de centres de recherche [26]. Exemple : sarrasin de l’Inrae de Rennes [27]).

Pour chacune de ces catégories, le projet propose de caractériser cinq dimensions [28] : origine ; région de culture ; méthode de sélection ; caractéristique phénotypique ; et traçabilité.

Et le projet Liveseed définit des recommandations générales pour l’acte délégué sur la définition du matériel hétérogène (voir encadré 2).

L’acte délégué vu par Liveseed

L’acte délégué vu par Liveseed

Liveseed propose que l’acte délégué sur les semences du nouveau règlement européen bio remplisse les critères suivants : procédure de notification simple ; aucune propriété intellectuelle limitant l’usage du matériel ; transparence totale dans le processus d’obtention et de sélection ; l’obtention, la sélection, l’entretien et la multiplication des semences doivent être effectués dans des conditions biologiques certifiées ; les méthodes d’obtention et de sélection doivent être conformes aux principes biologiques ; le matériel parental devrait également être obtenu par des méthodes de sélection conformes aux principes biologiques ; applicable pour toutes les espèces cultivées ; aucune restriction de quantité de semences ; étiquetage indiquant la destination des semences et responsabilité du producteur.

« Le matériel hétérogène biologique ne sera pas inscrit au catalogue des variétés »

Moyennant la prise en compte de ces recommandations, le projet Liveseed se veut confiant. Dans la conclusion de l’un de ses documents [29], il précise : « le rôle des organismes de certification [biologique] sera essentiel pour faciliter la disponibilité des informations de traçabilité, sans surcharge de documentation, ainsi que pour certifier le développement organique [du matériel hétérogène]. (…) L’engagement dans un dialogue ouvert avec les autorités nationales pour garantir que le processus de notification reste simple, comme prévu, est important et garantira la mise en œuvre effective du règlement et des actes délégués associés ».

L’acte délégué sur ce matériel sera donc très prochainement adopté par la Commission puis « le Parlement et le Conseil disposent en général de deux mois pour formuler d’éventuelles objections. S’ils n’ont pas d’objections, l’acte délégué entre en vigueur » [30].

Dernier point : ce nouveau « matériel hétérogène biologique » fera-t-il partie du catalogue des variétés ? Non, confie le ministère de l’Agriculture à Inf’OGM, car « n’étant pas une variété, le matériel hétérogène biologique ne sera bien entendu pas inscrit au catalogue des variétés ». Cependant, « chaque État membre tiendra la liste des matériels hétérogènes biologiques autorisés à la commercialisation, à l’instar du catalogue des variétés. La France pousse à ce qu’une liste consolidée européenne soit mise en place ». À noter que le catalogue français actuel comporte bien des listes (c et d, en minuscules), qui concernent des variétés légumières soit de conservation (liste c), soit sans valeur intrinsèque (liste d) [31]. Ces listes acceptent une tolérance de variation de 10 % de hors-type [32] : en clair, la fameuse homogénéité n’est plus tout à fait la règle. Cependant, d’une part il n’existe pas d’équivalent de ces listes c et d pour des céréales ; et d’autre part, la notion de population (non définie juridiquement) n’est pas totalement superposable à celle de matériel hétérogène (définie juridiquement). Certains acteurs plaident donc pour la création, dans le catalogue français, d’une nouvelle liste spécifique pour inscrire ce matériel hétérogène biologique…

[3Décision 2014/150/UE du 18 mars 2014 « relative à l’organisation d’une expérience temporaire impliquant l’octroi de certaines dérogations en vue de la commercialisation de populations des espèces végétales blé, orge, avoine et maïs conformément à la directive 66/402/CEE du Conseil. »

[5Cette limite est fixée à « 0,1 % des semences de la même espèce produites au cours de cette période dans l’État membre participant  » (Décision 2014/150/UE, article 12).

[7La Commission prépare et adopte des actes délégués après consultation de groupes d’experts composés de représentants de chaque État membre. Les citoyens et les autres acteurs concernés peuvent donner leur avis sur le projet de texte d’un acte délégué pendant une période de quatre semaines. Une fois que la Commission a adopté l’acte, le Parlement et le Conseil disposent en général de deux mois pour formuler d’éventuelles objections. https://ec.europa.eu/info/law/law-making-process/adopting-eu-law/implementing-and-delegated-acts_fr

[11CCP YQ et Mégamix, Ibid.

[12Service officiel de contrôle et de certification (Soc), voir notre article.

[13Geves : groupement d’intérêt public officiel assurant l’expertise sur les nouvelles variétés végétales et l’analyse de la qualité des semences.

[14Ubios est la marque commerciale de UBS (Union Bio Semences), union de coopératives qui produit, certifie et commercialise des semences 100 % bio.

[15Allemagne, Danemark, France, Italie, Pays-Bas et Royaume Uni, voir en p.6-7 de MS2.8 ‐ Main outcomes and SWOT of existing experiments of heterogeneous populations commercialisation in the EU.

[17Financement à hauteur de 7,5 millions d’euros de l’UE, et 1,5 million d’euros de la Suisse.

[18Ifoam : International Federation of Organic Agriculture Mouvement, Fédération internationale des mouvements d’agriculture biologique.

[20Comité Technique Permanent de la Sélection.

[22T. Mercier est aussi membre du conseil d’administration d’Inf’OGM.

[24Obtention paysanne de Jean-François Berthellot, paysan dans le Lot-et-Garonne.

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