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Semences hétérogènes en bio, le diable dans les détails ?

Par Frédéric PRAT

Publié le 16/07/2018

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Le 30 mai 2018, l’Union européenne a adopté, après quatre ans de négociation, son nouveau règlement bio, qui entrera en vigueur le 1er janvier 2021. Avec deux nouveautés en matière de semences : la possibilité d’inscrire des variétés mieux adaptées à l’agriculture biologique (AB), et celle de commercialiser des semences de « matériel hétérogène biologique ». Ces ouvertures provoquent aussi des inquiétudes, dans l’attente de précisions à venir dans les « actes délégués  ».

Ce nouveau règlement couvre l’ensemble de la production biologique, mais nous ne parlerons ici que des nouveautés concernant les semences utilisables en agriculture bio (AB).

Une philosophie agroécologique

Lire les « considérants » nous renseigne sur la philosophie agroécologique qui a présidé à ce texte. Trois exemples : des semences qui mettent l’accent sur « la diversité génétique, la résistance aux maladies, (…) l’adaptation aux diverses conditions pédoclimatiques locales et [sur le respect des] barrières naturelles aux croisements » (considérant 18) ; une remise en cause du critère d’uniformité (considérant 36) [1] ; et un rejet clair des OGM (considérant 23) [2].

Comment se traduisent ces considérants dans le nouveau règlement ? Contrairement au « matériel hétérogène biologique« , le concept de « variétés biologiques adaptées à la production biologique » n’est défini que dans ses grandes lignes [3]. Ces « variétés biologiques adaptées à la production biologique » sont choisies « en tenant compte des particularités des systèmes spécifiques de production biologique, l’accent étant mis sur la performance agronomique, la résistance aux maladies, l’adaptation aux diverses conditions pédoclimatiques locales et le respect des barrières naturelles aux croisements » (article 6 paragraphe f) ; elles doivent être sélectionnées « dans des conditions biologiques (…) en s’appuyant sur l’aptitude naturelle à la reproduction » et multipliées « sous gestion certifiée biologique hormis la culture de méristème » (annexe 2, 1.8.4).

Et pour « définir les conditions dans lesquelles les variétés biologiques adaptées à la production biologique sont développées (…)[et] produites à des fins de commercialisation, la Commission organisera une expérience temporaire [4] au plus tard 6 mois après la date d’application [5] du présent règlement concerné. (…) Cette expérience temporaire permettra, d’une part, d’établir les critères devant être utilisés pour décrire la distinction, l’homogénéité, la stabilité, ainsi que, le cas échéant, la valeur agronomique et technologique des variétés biologiques adaptées à la production biologique et, d’autre part, de préciser d’autres conditions de commercialisation telles que l’étiquetage et l’emballage (…) ». Cette expérience sera réalisée sur une période de sept ans (avec des rapports annuels) et prévoira des « quantités suffisantes  » [6].

Quant au « matériel hétérogène biologique« , il est défini (article 3, paragraphe 18), comme « un ensemble végétal d’un seul taxon botanique du rang le plus bas connu qui :

a) présente des caractéristiques phénotypiques communes ;

b) est caractérisé par une grande diversité génétique et phénotypique entre les différentes unités reproductives, si bien que cet ensemble végétal est représenté par le matériel dans son ensemble, et non par un petit nombre d’unités ;

c) n’est pas une variété au sens de l’article 5, paragraphe 2, du règlement (CE) n° 2100/94 du Conseil ;

d) n’est pas un mélange de variétés ;

et e) a été produit conformément au présent règlement
 ». C’est-à-dire, bien entendu, produit en bio pour la dernière multiplication avant sa commercialisation, mais sans obligation de le sélectionner et de multiplier les premières générations en condition biologique.

En somme, l’antithèse d’une variété, telle que définie dans la réglementation actuelle et qui, pour pouvoir être commercialisée doit être inscrite au catalogue des variétés, avec notamment les critères d’homogénéité et de stabilité (ce que n’est donc pas ce « matériel hétérogène »).

Le règlement précise en outre (art. 6) que « la production biologique repose, en particulier, sur les principes spécifiques [tels que] permettre aux agriculteurs d’utiliser du matériel de reproduction des végétaux obtenu dans leur propre exploitation afin d’encourager des ressources génétiques adaptées aux conditions particulières de la production biologique ».

Matériel hétérogène : sans inscription au catalogue actuel

Voilà pour la définition des nouvelles semences que l’agriculteur biologique pourra utiliser, en plus des actuelles semences biologiques [7] et, par dérogation, des semences conventionnelles non traitées avec des produits chimiques de synthèse, ainsi que des semences échangées dans le cadre de l’entraide avec d’autres agriculteurs biologiques [8] .

Celui qui veut commercialiser du matériel hétérogène devra-t-il encore l’inscrire au catalogue ? [9] Non, nous apprend l’article 13 : «  Le matériel de reproduction végétale de matériel hétérogène biologique peut être commercialisé sans se conformer aux exigences d’enregistrement (…)  ». Une copie de ce matériel hétérogène doit cependant être envoyée « aux organismes officiels responsables » en ayant pris soin cependant de renseigner au préalable certaines données comme « (…) b) l’espèce et la dénomination du matériel hétérogène biologique ; c) la description des principales caractéristiques agronomiques et phénotypiques communes à cet ensemble végétal, notamment les méthodes de sélection, tout résultat disponible des tests sur ces caractéristiques, le pays de production et le matériel parental utilisé  ». L’organisme officiel, après avoir accusé réception de la notification sous trois mois « peut procéder à l’inscription [gratuite] sur la liste du matériel hétérogène biologique notifié  ».

Sachant ce que le Parlement européen préparait, le Groupement interprofessionnel des semences et plants (Gnis) avait anticipé dans son plan semences [10] une action pour « réfléchir à la mise en place d’une nouvelle liste au Catalogue qui pourrait accepter le matériel hétérogène ». Et il précisait : « L’absence de cloisonnement entre l’agriculture conventionnelle et l’agriculture biologique justifie qu’une telle liste soit prévue pour l’ensemble des agricultures » [11].

Enfin, le règlement précise que « la Commission est habilitée à adopter des actes délégués [12] (…) afin de [prévoir] des règles régissant la production et la commercialisation de matériel de reproduction végétale de matériel hétérogène biologique de genres ou d’espèces particuliers, en ce qui concerne :

a) la description du matériel hétérogène biologique, notamment les méthodes de sélection et de production concernées et le matériel parental utilisé ;

b) les exigences minimales de qualité que doivent respecter les lots de semence, notamment l’identification, la pureté spécifique, les taux de germination et la qualité sanitaire ;

c) l’étiquetage et l’emballage ;

d) les informations et échantillons de production que doivent conserver les opérateurs professionnels ;

e) lorsqu’il y a lieu, la maintenance du matériel hétérogène biologique
 ». Ces discussions auront lieu en juillet et septembre 2018.

Diable ! Décrire du matériel hétérogène, les méthodes de sélection et le « matériel parental utilisé » ? Parler de «  pureté spécifique  » ? Et maintenir ce « matériel hétérogène biologique » ? On comprend en effet l’importance de ces actes délégués et les interrogations qu’ils suscitent ! Le règlement ne dit nulle part quelles méthodes de sélection seront acceptées ou non, hormis le rejet des OGM réglementés. Mais qu’en est-il des « OGM cachés » ?

Des réactions mitigées

Les réactions à ce nouveau règlement bio ont été nombreuses, tant du côté des producteurs que d’organisations de semenciers, environnementales ou de citoyens engagés.

L’eurodéputé José Bové est enthousiaste : « pour la première fois, ce sont les paysans bio qui vont pouvoir multiplier leurs propres semences, les développer, les vendre, en dehors des firmes et sans le contrôle des firmes et donc on va arriver à un nouvel espace de liberté pour les semences qui correspondent aux besoins des paysans pour l’AB » [13]. « Belles victoires (…) remportées, comme sur les semences populations », approuve la Fédération nationale d’agriculture biologique (Fnab) [14]. La Coordination européenne Via Campesina (ECVC) se réjouit de son côté de «  deux avancées intéressantes qui vont élargir la diversité de l’offre commerciale de semences adaptées aux agricultures biologique et paysanne » sans malheureusement suffire pour permettre aux paysans de vendre leurs propres semences et espère « que [les actes délégués] seront rédigés de telle manière qu’ils interdisent tout OGM caché et toute semence brevetée » [15].

La branche européenne d’Ifoam (Fédération internationale des mouvements d’agriculture biologique), n’a pas encore arrêté officiellement sa position [16] . Mais son directeur adjoint, Eric Gall, déclarait récemment à Reporterre, sur la partie semences de ce nouveau règlement, « c’est le seul point positif du texte. Cela ouvre un débat sur les critères d’entrée au catalogue, puisque ces semences ne sont pas toutes pareilles d’une génération à l’autre, le critère de l’uniformité doit évoluer » [17]. Et l’on connaît déjà la position d’Ifoam sur les OGM et nouveaux OGM : les « nouveaux OGM » sont des OGM, et la bio doit refuser tout type d’OGM. 

D’autres sont plus mitigés, à l’instar du Réseau Semences Paysannes (RSP) et du vice-président du mouvement biodynamique (MABD) : « Les organisations européennes de la bio devront s’assurer que les actes délégués [qui préciseront le règlement] permettent une avancée concrète pour les semences paysannes et non une autoroute pour les nouveaux OGM et les brevets » [18]. Car pour le RSP, les critiques et les questions sont nombreuses. Sur le matériel hétérogène, par exemple, «  la demande de renseigner systématiquement les parents utilisés laisse notamment penser qu’il s’agit avant tout d’une ouverture pour les obtenteurs plus que pour les paysans qui voudraient vendre leur population. Cette exigence semble en effet indiquer que le matériel hétérogène devra obligatoirement être une nouvelle création issue de nouveaux croisements avec des parents bien identifiés et non une population de pays issue de sélection massale dont il est très difficile voire impossible de décrire la “population parentale” ».

Une ouverture aux OGM cachés et aux brevets ?

Parler d’homogénéité et de stabilité pour ce matériel hétérogène ne peut en effet qu’interroger. La Coordination européenne ECVC à laquelle adhère la Confédération Paysanne se félicite de « l’abandon total ou partiel des obligations d’homogénéité et de stabilité dont la seule justification est la garantie de la propriété intellectuelle du semencier », mais souligne que ce règlement n’interdit pas les « brevets pouvant être déposés sur des caractères génétiques du « matériel hétérogène » ou des variétés bio, brevets qui interdiront aux paysans d’utiliser, d’échanger ou de vendre leurs propres semences issues de leur récolte ». Pour elle «  le matériel hétérogène pourrait ainsi faciliter l’entrée sur le marché européen de nouveaux OGM cachés, brevetés et non stabilisés. Les agriculteurs et les consommateurs seraient ainsi trompés et contraints de les cultiver et les manger sans le savoir » [19].

Tout aussi méfiant, le RSP prolonge sa note de décryptage sur un appel à la vigilance : « Les organisations européennes de la bio devront s’assurer que les actes délégués permettent une avancée concrète pour les semences paysannes et non une autoroute pour les nouveaux OGM et les brevets » [20]. Et il est encore plus sévère sur son site Internet : « L’ouverture au « matériel hétérogène » ne remet donc pas en question le modèle semencier dominant : au contraire, il permet l’extension du marché dans un domaine qui lui était auparavant exclu » [21]. Pour Minga, une organisation d’acteurs professionnels et citoyens engagés dans la production d’une économie de proximité et de qualité, qui comporte notamment des artisans semenciers et l’alliance Slow food des cuisiniers, « ce règlement est d’abord fait pour accélérer l’industrialisation de la bio qui préfigure l’avenir de l’agro-business » [22].

Et le RSP de conclure : « ce nouveau règlement ne supprime pas non plus les autres barrières à la diffusion des semences paysannes : obligation d’enregistrement comme semencier, (…) auto-contrôles sous contrôle officiel et agrément d’un plan de maîtrise des risques sanitaires selon des normes adaptées à la production semencière industrielle. S’il permet la commercialisation de nouveaux types de semences par des semenciers industriels pouvant appliquer ces obligations, il ne permet a priori toujours pas la commercialisation de semences paysannes par les paysans qui les ont produites dans le cadre de leur production agricole. De même, les normes industrielles de production de semences, notamment sanitaires, restent applicables ce qui à terme peut exclure les semenciers artisanaux bio dont les modes de production ne sont ni industrialisés ni industrialisables » [23].

De son côté, l’association Kokopelli, qui commercialise des semences non inscrites au catalogue, veut rester prudente : « si, à partir de 2021, les agriculteurs bio peuvent en effet, reproduire leurs propres semences et même les commercialiser (…), cela ne veut pas dire que les semences sont « enfin libérées » et encore moins dire que l’agriculture bio fonctionnera d’un coup, d’un seul, avec des variétés traditionnelles. (…) L’agriculture bio fonctionne [en partie] avec des hybrides F1 issues de l’agro-industrie, [car] la filière se trouve face aux mêmes soucis de standardisation et de mécanisation que l’agriculture conventionnelle ».

Pour l’avocate Blanche Magarinos-Rey « le nouveau règlement va stimuler la culture de variétés oubliées ainsi que l’activité de sélection variétale. Il va créer un appel d’air. Il bouscule la législation sur le commerce des semences et il va faire bouger les lignes » [24].

[1Extrait du considérant 36 : « l’utilisation [d’un] matériel varié peut présenter des atouts, en particulier s’agissant de la production biologique, par exemple en vue de réduire la propagation de maladies, d’améliorer la résilience et d’accroître la biodiversité ».

[2Extrait du considérant 23 : «  L’utilisation des rayonnements ionisants, du clonage animal et d’animaux polyploïdes obtenus artificiellement, ou d’organismes génétiquement modifiés (OGM) ainsi que de produits obtenus à partir d’OGM ou par des OGM est incompatible avec le concept de production biologique et avec la perception qu’ont les consommateurs des produits biologiques. Une telle utilisation devrait donc être interdite en production biologique ».

[3Article 3, paragraphe 19 : « une « variété biologique adaptée à la production biologique » est une variété telle que définie à l’article 5, paragraphe 2, du règlement (CE) n° 2100/94 du Conseil qui : a) est caractérisée par une grande diversité génétique et phénotypique entre les différentes unités reproductives ; et b) provient d’activités de sélection biologique visées à l’annexe II, partie I, point 1.8.4, du présent règlement ».

[4Aucun acte délégué pour ces variétés biologiques n’est prévu.

[5le premier janvier 2021

[6Annexe à la résolution législative, p. 304

[7multipliées au minimum une génération en bio, mais pouvant être sélectionnées et produites précédemment en conventionnel

[8Dans l’état actuel des réglementation contrôle et santé des végétaux, aucun agriculteur ne peut commercialiser ses propres semences, sauf à s’inscrire comme semencier.

[9Toute variété, même biologique, doit être enregistrée au catalogue. Seul le matériel hétérogène qui n’est pas une variété échappe à cette obligation.

[12La Commission prépare et adopte des actes délégués après consultation de groupes d’experts composés de représentants de chaque État membre. Les citoyens et les autres acteurs concernés peuvent donner leur avis sur le projet de texte d’un acte délégué pendant une période de quatre semaines. Une fois que la Commission a adopté l’acte, le Parlement et le Conseil disposent en général de deux mois pour formuler d’éventuelles objections. Source : https://ec.europa.eu/info/law/law-making-process/adopting-eu-law/implementing-and-delegated-acts_fr

[16Cette position sera établie notamment avec le groupe d’experts sur le semences, qui comprend, pour la partie française, entre autres, la Fnab, l’Itab, le RSP…

[19« Nouveau Règlement Bio sur les semences…  », article cité

[20La commercialisation de « matériel hétérogène », article cité

[23Ibid

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