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Jabal : un blé non-OGM plus résistant à la sécheresse

Par Frédéric PRAT

Publié le 01/02/2023, modifié le 01/12/2023

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Jabal, une variété de blé non-OGM résistante à la sécheresse, sera bientôt commercialement cultivée au Maroc. À l’heure où l’on parle d’adapter les nouvelles variétés végétales aux changements climatiques, notamment à l’aide de modifications génétiques, il nous a paru intéressant de montrer que d’autres voies sont possibles, même s’il ne s’agit pas de semences paysannes et que les risques d’appropriation de séquences génétiques d’intérêt ne sont pas totalement écartés…

La variété de blé dur Jabal est issue d’un programme de l’Icarda, Centre international de recherche agricole dans les zones arides (basé au Liban) [1]. Ce Centre international (aux financements publics et privés) fait lui-même partie d’un réseau de centres internationaux de recherche agricole, le CGIAR [2], partenariat public-privé financé, entre autres, par la Fondation Bill et Melinda Gates. Cette Fondation est connue pour pousser des solutions technologiques qui passent souvent par les OGM [3]. C’est pourquoi l’annonce dans de nombreux médias [4] de la mise au point de cette nouvelle variété « non-OGM » méritait une enquête d’Inf’OGM, afin entre autres de vérifier cette affirmation du caractère « non-OGM », qu’il soit transgénique ou issu d’autres méthodes. Nous avons pour cela interviewé l’un de ses concepteurs, Filippo Bassi, chercheur à l’Icarda (voir ci-dessous). À noter que dans une interview de 2019, ce dernier se déclarait « un grand partisan des OGM et en particulier du Crispr/Cas », et regrettait les blocages européens : « C’est dommage, car en tant que scientifiques, nous avons été paralysés par cette situation. Mais nous ne sommes pas des politiciens, donc nous devons simplement accepter et travailler sur des technologies  » légales  » » [5]… Ce qui explique sans doute pourquoi, pour le moment, il déclare travailler sans OGM…

Diffusion de variétés élites par la recherche participative

Mais d’abord, un zoom sur le cadre institutionnel de cette recherche. Cette variété de blé a vu le jour dans le cadre du programme DIIVA-PR [6], lui-même développé au sein du projet CWR (Crop wild relatives – espèces sauvages apparentées). Le projet CWR s’est déroulé de 2011 à 2021 avec le soutien du gouvernement norvégien. Il visait à utiliser le potentiel des espèces sauvages apparentées aux variétés cultivées pour le développement de nouvelles variétés résistantes au changement climatique.

Le gouvernement norvégien ? Et oui, le même qui co-finance et héberge sur son sol la réserve génétique mondiale d’échantillons de variétés cultivées (Svalbard Global Seed Vault [7]). Et ce n’est pas un hasard, puisque tous les programmes internationaux de recherche en amélioration variétale passent aujourd’hui par des banques, dans un premier temps, de « ressources génétiques » (physiques, sous forme de graines), puis par le séquençage du génome et l’identification de gènes d’intérêt, le tout stocké ensuite dans des ordinateurs sous forme d’informations de séquençage génétiques (DSI, digital sequence information).

L’idée générale du programme DIIVA-PR est que les chercheurs identifient des caractéristiques intéressantes de cousins « sauvages » (ou variétés locales) de variétés cultivées [8] et, par croisements, les intègrent dans des variétés élites… Le tout sous l’œil de paysans observateurs qui sélectionnent les variétés qui, au final, leur paraissent les meilleures. Ce programme a été appliqué notamment pour trois espèces : blé, orge et lentille. Nous verrons, dans la présente interview, les détails et résultats obtenus avec le blé dur.

Ce programme s’est prolongé dans un nouveau projet de trois ans, à partir du 1er janvier 2022, le BOLD-DIVA-PR II (Dissemination of ICARDA Varieties through Participatory Research – Diffusion des variétés de l’ICARDA par la recherche participative), doté d’un fonds de plus d’un million de dollars, au Maroc, en Tunisie, en Éthiopie, au Sénégal, au Nigeria et au Soudan [9]. Objectif : évaluer dans les champs les variétés locales d’orge et de blé dur pour divers traits d’intérêt dans ces pays, les croiser et évaluer leur performance et les préférences des agriculteurs par des actions participatives… Puis les rendre accessibles à tous (agriculteurs, sélectionneurs…), notamment en rendant toutes les données librement disponibles en ligne.

L’interview a donc porté aussi sur la propriété intellectuelle, dont le chercheur nous assure qu’elle est totalement encadrée par l’accord de transfert de matériel que chaque récipiendaire doit signer avant d’utiliser la variété (voir plus bas). Mais la mise en ligne, en accès libre, des informations génétiques de ce blé ouvre a minima des possibilités d’appropriation d’une partie de ce patrimoine, pour peu qu’un semencier prétende modifier légèrement un des gènes et lui attribue une fonction.

Voici donc, ci-dessous, l’interview de Filippo Bassi, chercheur à l’Icarda, et l’un des obtenteurs de ce blé, qui en précise à Inf’OGM la genèse et une partie de son devenir.

Inf’OGM : Jabal, le blé résistant à la sécheresse, est issu du croisement d’un blé dur Triticum durum avec le blé sauvage Aegilops speltoides. Comment ce croisement a-t-il été réalisé ?

Filippo Bassi (FB) : Le croisement est réalisé dans une serre en émasculant (enlevant) d’abord, à l’aide de petites pinces, les anthères [10] immatures de la fleur d’une lignée moderne de blé pour qu’elle devienne  » femelle « . Le blé est une plante monoïque, ce qui signifie que les organes mâle et femelle se trouvent à l’intérieur de la même fleur pour favoriser l’autopollinisation. Donc lorsque la partie mâle est retirée, la fleur devient une femelle qui a besoin de pollen exogène, c’est-à-dire provenant d’une autre plante. Nous avons donc pris le pollen de la speltoides et l’avons saupoudré sur la fleur femelle pour générer un  » hybride  » qui combine l’information génétique des deux espèces : durum + speltoides. Les descendants résultants ont ensuite été utilisés comme  » femelles  » [de nouveau] par émasculation et un deuxième blé dur moderne a été utilisé comme donneur de pollen. Ce croisement à trois voies a généré une descendance génétiquement stable qui a ensuite été perfectionnée et sélectionnée pour devenir  » Jabal «  [11].

D’où viennent les espèces sauvages et cultivées de ces croisements ?

PB : Le croisement a [d’abord] été réalisé en 2004 à Alep, en Syrie, puis à Terbol, au Liban, pour une nouvelle sélection. En 2012, il est arrivé au Maroc où je l’ai testé dans de nombreux endroits et finalement utilisé dans le cadre du projet DIIVA-PR soutenu par le Crop Trust [12].

L’espèce de blé dur […], Triticum durum, est l’espèce qui est cultivée sur plus de 18 millions d’hectares dans le monde.

Quant à Jabal, son pedigree complet est : Korifla/AegSpeltoidesSyr/Omrabi5. Cela signifie que le premier croisement a été réalisé entre un speltoides historiquement collecté en Syrie et une lignée élite du Cimmyt [13] appelée Korifla, développée à l’origine au Mexique et amenée en Syrie dans les années 70. En effet, bien que susceptible à la chaleur, Korifla était également considérée comme une lignée ayant un potentiel de rendement élevé, une floraison précoce et une bonne couleur de grain. C’est pourquoi elle a été incluse dans le développement de Jabal.

Puis, un second croisement a été réalisé entre leurs descendants et une lignée de l’Icarda, appelée Om Rabi, qui a été enregistrée sous différents noms dans plus de 20 pays comme variété tolérante à la sécheresse [14]. Ainsi, l’espèce sauvage était une accession détenue dans la banque de gènes de l’Icarda, tandis que les durums modernes étaient fournis par le programme de sélection de l’Icarda. Ce programme, qui existe depuis le début des années 70, concerne des variétés sélectionnées de manière conventionnelle. Il a abouti à la diffusion de plus de 150 variétés dans 22 pays.

Quelles ont été les étapes techniques de ces croisements ? En particulier, y a-t-il eu des étapes de laboratoire pour intégrer certains gènes ? Des gènes spécifiques liés à cette résistance à la sécheresse ont-ils été identifiés ?

PB : Jabal est le résultat d’une sélection classique par pollinisation croisée, donc aucune étape de laboratoire n’a été effectuée. Cependant, les gènes contrôlant cette tolérance à la sécheresse ont été étudiés, notamment via une méthode appelée « Étude d’association pangénomique » [15]. Le résultat est alors une série de marqueurs associés à la région génomique et grâce à la sélection assistée par ces marqueurs, nous avons maintenant défini avec une précision acceptable les régions génomiques contribuant à la tolérance à la sécheresse, en particulier en ce qui concerne les racines et la taille des grains.

Des droits de propriété intellectuelle (brevets, droits d’obtenteur) ont-ils été enregistrés sur ces gènes ou variétés ? Ou existe-t-il un accès libre et complet à cette variété Jabal ?

PB : La variété Jabal n’a pas encore été cultivée commercialement au Maroc. Les rendements, en parcelles d’essai, sont similaires à ceux des variétés commerciales dans les années normales, mais ils peuvent atteindre 20 % de plus dans les régions froides de montagne en cas de sécheresse terminale.

Jabal sera diffusée par le semencier Benchaib Semences, qui détient le droit exclusif pour sa commercialisation au Maroc [16]. La vente de  » bonnes graines  » (semences certifiées) est autorisée au Maroc. Cela signifie que tout agriculteur peut acheter des semences à Benchaib, les semer dans son propre champ et vendre ensuite la récolte à ses voisins. Cependant, seuls les agriculteurs qui sèment des semences  » officiellement certifiées  » peuvent bénéficier d’une subvention gouvernementale, et seul Benchaib est autorisé à commercialiser des  » semences officiellement certifiées « .

L’Icarda conserve tous les droits pour son utilisation en sélection.

En outre, il n’existe pas de brevet sur le Jabal ni sur ses gènes, de sorte que chacun est libre de l’utiliser comme bon lui semble. L’Icarda l’a déjà fourni à plus de 55 partenaires dans le monde entier dans le cadre d’un Accord type de transfert de matériel (ATTM) [17], qui protège essentiellement sa forme en créant une propriété intellectuelle qui empêcherait les autres de l’utiliser. Nous n’autorisons la protection commerciale que pour les entreprises qui le diffusent et l’utilisent dans leur propre pays. L’ATTM est enregistré dans le système multilatéral du traité international sur les semences (Tirpaa [18]). En tant que tel, il s’applique à toute personne utilisant ce matériel. Ainsi, toute entreprise qui tenterait de breveter le Jabal sans le consentement exprès de l’Icarda serait en infraction avec cet ATTM. Le Traité sur les plantes pourrait alors engager une action en justice au nom de l’Icarda dans de tels cas, mais normalement, dès que l’entreprise est consciente de l’infraction, elle a tendance à reculer dans ses activités de brevetage.

On peut donc dire que Jabal est en  » libre accès total  » avec quelques limitations. Par ailleurs, il est également disponible pour les sélectionneurs français depuis quelques années, et a par exemple été envoyé à l’entreprise Florimond-Desprez [19].

[1Initialement basé en Syrie en 1975, l’Icarda a déménagé en 2014 au Liban. Sa banque de ressources génétiques, créée à Alep (Syrie) en 1985, a, elle, été déménagée progressivement, complétée et, pour une part inaugurée en juin 2022 à Rabat (Maroc), une autre partie étant dans la plaine de la Bekaa (Liban).
Voir Rémy Pigaglio, « L’Icarda inaugure sa banque de semences de plantes – Interview de Ahmed Amri », 10 juin 2022, Conjoncture.info.

[2CGIAR : anciennement acronyme de Consultative Group on International Agricultural Research (Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale).

[6Programme DIIVA-PR : dissemination of interspecific Icarda cultivars and elites through participatory research (Diffusion de cultivars interspécifiques Icarda et élites par la recherche participative).

[8« Une espèce sauvage apparentée à une plante cultivée (ESAPC) ou parent sauvage (en anglais, crop wild relative ou CWR) est une espèce ou variété de plantes sauvages étroitement apparentées à une plante domestiquée (…) » (Wikipédia). En fait, il existe un continuum de « sauvage » à « variété locale » , depuis du « jamais cultivé » à « un peu« , puis « beaucoup, cultivé » : c’est en fait l’histoire de la sélection massale en agriculture. La dichotomie « soit c’est sauvage et donc ce n’est pas une variété locale, soit c’est une variété locale et ce n’est plus sauvage » est donc à nuancer…

[9Page Internet du projet sur le site de l’Icarda.

[10Anthère : partie terminale de l’étamine, organe mâle de la fleur, qui produit et renferme le pollen.

[11L’histoire complète du croisement est consignée dans l’ » historique de la sélection  » suivant : ICDJMC04-032-BthL(Bulksel)-0Ts-0T-0Ts-7T-0T-0MCH-0MCH-0AUB in « Supplementary Table S1. Pedigree of entries used for testing the genetic gain of ICARDA’s breeding program ».

[12Le Global Crop Trust Diversity est une organisation internationale créée en 2004 au sein de la FAO, officiellement à but non lucratif, qui se consacre à la conservation de la diversité des cultures et à sa mise à disposition dans le monde entier au bénéfice de tous. Il a été financé, entre autres, en 2007, par la Fondation Bill et Melinda Gates à hauteur de 37,5 millions de dollars (https://www.croptrust.org/resources/gates-foundation-funds-rescue-of-worlds-crop-biodiversity/).

[13Le Cimmyt est le centre international d’amélioration du maïs et du blé : l’un des 15 centres de recherche internationaux par cultures, regroupés au sein du CGIAR (voir note 2).

[14D’après un ex collaborateur de l’Icarda, collecteur de l’espèce endémique Speltoïdes, cette dernière résiste à la chaleur par ses fleurs un peu particulières, alors que Om Rabi le fait par ses racines. Le cultivar Om Rabi de l’Icarda provient d’un croisement réalisé en 1981 entre la variété élite ‘Jori’ et le cultivar local ‘Haurani’.
Voir : M.M. Nachit, « Durum wheat breeding for Mediterranean drylands of North Africa and West Asia », S. Rajaram, E.E. Saari, G.P. Hettel (Eds.), Durum Wheats : Challenges and Opportunities, Wheat Special Report No. 9, CIMMYT, Ciudad Obregon, Mexico, 1992.

[15Connue en anglais sous le sigle de GWAS : Genome Wide Association Study. Une étude d’association pangénomique est une analyse de nombreuses variations génétiques chez de nombreux individus, afin d’étudier leurs corrélations avec des traits phénotypiques (Wikipédia).

[16Contacté sur la commercialisation de cette nouvelle variété, le semencier ne nous a pas répondu.

[17The Standard Material Transfer Agreement ou en français ATTM : Accord type de transfert de matériel.
Frédéric PRAT, « Des semences partagées, mais des droits paysans théoriques », Inf’OGM, 29 octobre 2013 et le document suivant

Accord type de transfert de matériel du blé Jabal

.

[19Contactée sur l’éventuelle utilisation de cette variété, l’entreprise ne nous a pas répondu. On sait cependant qu’elle a monté une joint venture, avec l’argentin Bioceres, pour mettre au point des blés transgéniques résistants à la sécheresse (HB4).
Frédéric PRAT, « Blé OGM en Argentine : feu vert pour sa commercialisation », Inf’OGM, 10 janvier 2023.

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