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Vente de semences à des amateurs : la France bien silencieuse

Par Frédéric PRAT

Publié le 18/02/2021

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Le 10 juin 2020, la France autorisait la vente, à des amateurs, de semences de variétés végétales du domaine public n’appartenant pas à des variétés enregistrées au catalogue officiel. Mais le 23 juin, la Commission européenne s’y opposait dans un « avis circonstancié ». Depuis, aucun retour sur cet avis, ni du ministère de l’Agriculture ni de celui de la Transition écologique. La loi, elle, est pour le moment applicable…

Le 10 juin 2020, la loi relative à la transparence de l’information sur les produits agricoles et alimentaires [1] était promulguée. Elle actait enfin, avec son article 10, le rétablissement de la possibilité de vendre « des semences (…) d’espèces cultivées de variétés appartenant au domaine public à des utilisateurs finaux non professionnels ne visant pas une exploitation commerciale de la variété », des semences n’appartenant pas à des variétés enregistrées au catalogue officiel [2]. Mais durant les débats législatifs, le ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation, Didier Guillaume, avait déclaré son opposition à cet article 10. Le 24 mars 2020, il l’avait notifié à la Commission européenne, dans le cadre d’une procédure appelée TRIS [3], afin, officiellement, de «  vérifier sa conformité avec la réglementation européenne », mais en réalité, dans le but de le faire annuler [4].

La Commission s’oppose, trop tard, à l’adoption de l’article de loi

Une période de statu quo de trois mois à partir de la notification s’ouvre alors, laissant à la Commission et aux autres États membres la possibilité de réagir. Le 23 juin 2020, apparemment pas encore informée que cette loi avait été adoptée, la Commission expliquait dans un « avis circonstancié  » que cet article ne pouvait être adopté en l’état, car il violait la réglementation européenne sur la commercialisation des semences [5]. Mais c’était trop tard, car comme c’était le cas ici (loi adoptée le 10 juin, soit avant la réception de l’avis circonstancié), quand la loi est déjà promulguée, la procédure TRIS devient caduque. La Commission peut cependant tout de même, si elle le juge pertinent, « demander des éclaircissements et/ou émettre une réaction vis-à-vis les autorités françaises » [6], voire « engager une procédure conformément à l’article 258 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne » devant la Cour de justice de l’UE [7]. Et devant les tribunaux français ? La Commission l’avait précisé à Inf’OGM  : « les particuliers peuvent invoquer les articles 5 et 6 de la Directive (UE) 2015/1535 devant un juge national [pour] refuser l’application d’une [telle] règle technique nationale » [8](voir encadré pour la définition d’une règle technique). Pour la Commission, cet article 10 est donc pour le moins d’application fragile. Une jurisprudence dite « Unilever » de la Cour de justice de l’Union européenne en 2000 établit d’ailleurs qu’« une règle technique adoptée en violation de l’obligation de reporter l’adoption d’une législation nationale notifiée, c’est-à-dire de respecter la période de statu quo, peut également être déclarée inopposable aux particuliers par une juridiction nationale ». Mais pour d’autres, la loi française est solide.

L’avocate de Kokopelli – association qui commercialise des semences n’appartenant pas au catalogue – Blanche Margarinos, a par exemple une autre approche juridique [9] qui contrecarre l’avis de la Commission. Tout d’abord, seules les « règles techniques » (voir encadré) doivent être notifiées à la Commission.

Une «  règle technique » ?


L’avocate Blanche Margarinos rappelle qu’il existe quatre types de « règle technique » [10] : « spécifications techniques », les « autres exigences », les « règles relatives aux services » et les « dispositions législatives, réglementaires et administratives »… Et elle détaille sur son site [11] pourquoi cet article n’entre dans aucune de ces catégories. Par exemple, pour la dernière catégorie, la Commission précise : « Sont également des règles techniques les « dispositions législatives, réglementaires et administratives » des États membres interdisant la fabrication, l’importation, la commercialisation ou l’utilisation d’un produit ou interdisant de fournir ou d’utiliser un service ou de s’établir comme prestataire de services. L’article 10 ne comportant aucune « interdiction », elle ne relève pas non plus de ce quatrième type de règle technique ».

Il était donc légitime, affirme l’avocate, que le législateur « ne reporte pas l’entrée en vigueur de la loi »… et la notification de l’article 10 à la Commission n’avait pas lieu d’être. Conclusion : « La France n’a donc pas à faire part à la Commission des suites qu’elle entend donner à ses observations et encore moins à reporter l’adoption du texte, ce qu’elle ne [pouvait] de toutes façons pas faire, la loi étant déjà entrée en vigueur. (…) [Et donc], la loi, qui est entrée en vigueur le 12 juin, est (…) pleinement applicable en France ».

Autre argument de l’avocate Blanche Margarinos : un détour par une circulaire danoise présentée à la Commission européenne le 25 mai 2016 [12] qui permet, comme l’article 10 français, la vente de semences de variétés végétales du domaine public à des amateurs. À l’époque, « le Danemark s’était abstenu de notifier cette mesure à la Commission et aucune procédure de recours en manquement n’a été engagée par la Commission ».

Pour la Confédération paysanne, les paysans pouvaient déjà, depuis la loi biodiversité de 2016, échanger entre eux leurs semences de variétés du domaine public, y compris non inscrites au catalogue officiel. Rien ne leur interdisaient non plus de les vendre « en vue d’une exploitation non commerciale« , ce qui est aujourd’hui confirmé positivement dans cette loi, mais le problème des normes sanitaires et de contrôle de la production de semences commerciales les oblige à produire les semences dans des parcelles dédiées, un non sens pour les semences paysannes. La Confédération Paysanne ne demande pas que les paysans qui vendent leurs propres semences paysannes commercialisées soient exemptés de tout contrôle sanitaire, d’absence d’OGM et de loyauté de la transaction commerciale, mais que les normes de production et de commercialisation soient adaptées à leurs spécificités.

Le réseau semences paysannes (RSP) a la même lecture et réaffirme son interprétation des directives européennes concernant la commercialisation de semences : « l’obligation d’inscription au Catalogue officiel des variétés, ne concerne que les cessions faites « en vue d’une exploitation commerciale de la variété », ce qui ne comprend pas par exemple la vente directe à des jardinier.ère.s amateurs, des collectivités territoriales. Aujourd’hui comme hier, il est donc possible de faire circuler (échange, troc, vente directe) ces semences non standardisées par le Catalogue officiel » [13]. Or, dans son avis circonstancié, la Commission européenne semble confondre les expressions « en vue d’une exploitation commerciale » et « dans le cadre d’une exploitation commerciale », la seconde conduisant à une lecture beaucoup trop restrictive des textes européens.

Du côté des semenciers, la messe semble dite. Pour Semae, nouveau nom de l’interprofession des semences et plants (ex-Gnis) : « La France a décidé que cet avis ne l’engageait pas et donc que la loi est directement applicable » peut-on lire sur son site [14].

En France, silence total des ministères

Interrogé début juillet 2020 sur une éventuelle réponse de la France à l’avis circonstancié de la Commission, le Chef du bureau français des semences et de la protection intégrée des cultures au ministère de l’Agriculture, Laurent Jacquiau, nous informait que « l’analyse [était] en cours chez [eux] ». Opiniâtre, Inf’OGM n’a depuis cessé de s’informer sur l’évolution de cette analyse. Entre les vacances estivales et autre remaniement ministériel, les arguments ont été nombreux pour ne pas avoir eu le temps d’avancer sur cette question. Enfin, le 9 novembre (!), Laurent Jacquiau nous apprenait qu’il avait rédigé « les propositions de réponse » que le ministère allait faire à la Commission, qu’il fallait désormais « une validation par [le] Cabinet » et que nous en serions informés par leur service de communication.

Inf’OGM a donc relancé à plusieurs reprises le service de presse du ministère de l’agriculture, lequel, ne réussissant pas lui-même à obtenir de réponse, nous a renvoyé, fin décembre, directement vers le service de presse du cabinet du ministre de l’Agriculture. Depuis, toujours rien, malgré notre insistance. Qu’à cela ne tienne, Inf’OGM a alors interrogé le ministère de la Transition écologique. La nouvelle ministre, Barbara Pompili, avait défendu, en tant que secrétaire d’État à la biodiversité, un article similaire dans la loi biodiversité de 2016, retoqué au final par le Conseil constitutionnel.

Mais, promise pour le 22 janvier au plus tard, la réponse se fait encore attendre…

On comprend dans ce dossier la gêne du gouvernement français qui, dernièrement, s’est retrouvé dans plusieurs imbroglios juridiques, avec des conflits entre le droit européen et le droit français [15]. Là encore, au lieu d’affirmer ses positions, le gouvernement se retranche derrière un piteux silence… Il faut dire que sa situation est délicate : s’il admet les arguments de la Commission, il s’oppose à son Parlement. Mais s’il répond à la Commission que sa loi n’est pas contraire au droit européen, il donne ouvertement tort au lobby semencier et à son ministre de l’Agriculture… Sans doute espère-t-il que la Commission n’engagera pas de procédure à la CJUE dans l’attente des débats après la publication, vers fin avril, du rapport de la Commission sur une proposition de nouvelle réglementation européenne sur la commercialisation des semences.

[2Cet article 10 ajoute « à titre onéreux  » à l’article L661-8 du Code rural et de la pêche maritime, voir encadré final de Frédéric PRAT, « Commerce des semences : la Commission va-t-elle le reverrouiller ? », Inf’OGM, 3 juillet 2020

[3Procédure TRIS (2015/1535).

[8Correspondance du 7 juillet 2020 de Cecilia Rovelli, Juriste – Directive sur la transparence du marché unique, Commission européenne, DG Marché intérieur, industrie, esprit d’entreprise et PME, Unité B.2 Prévention des entraves techniques. Ces articles 5 et 6 détaillent les délais et recours à suivre.

[10On trouve également la définition de ces règles sur le site de la Commission.

[12Circulaire « Semences potagères et semences de céréales », ministère de l’Environnement et de l’Alimentation du Danemark, 2015 (cité en note 25 de La vente de semences du domaine public aux utilisateurs non professionnels est enfin libre, retour sur une longue épopée.).

[15Le Conseil d’État enjoint par exemple le gouvernement à dresser la liste des variétés mutées exemptes de l’application de la législation OGM mais la Commission a, là encore, émis un « avis circonstancié », voir : Eric MEUNIER, « Le projet de décret sur les nouveaux OGM toujours… en projet ! », Inf’OGM, 24 novembre 2020.

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