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Semences de matériel hétérogène biologique : quel régime juridique ?

Par Louise Puel *

Publié le 02/02/2021

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La Commission européenne a enfin arrêté la version finale du projet d’acte délégué sur la production et la commercialisation de « matériel de reproduction  » (plants, boutures, semences) de « matériel hétérogène biologique ». Cette nouvelle catégorie vise à élargir l’offre commerciale à disposition des agriculteurs, notamment bio. Ce nouveau régime juridique pourra-t-il être investi pour promouvoir la biodiversité cultivée ?

La Commission européenne a enfin arrêté la version finale du projet d’acte délégué sur la production et la commercialisation du matériel de reproduction de « matériel hétérogène biologique » (MHB). Cette nouvelle catégorie juridique, définie au sein du nouveau règlement européen sur l’agriculture biologique n°2018/848 (qui entrera en vigueur le 1er janvier 2022) [1], vise à élargir l’offre commerciale à destination des agriculteurs, en leur donnant accès à des semences de populations plus hétérogènes. Ces dernières échapperont à l’obligation d’inscription au Catalogue officiel des variétés (et donc aux critères DHS, Distinction-Homogénéité-Stabilité [2], qui y sont associés [3]). Les législateurs européens (Parlement et Conseil) ont confié à la Commission le soin de préciser le régime juridique relatif au MHB, et à son matériel de reproduction. De nombreux collectifs s’interrogeaient [4] sur les possibilités d’investir ce nouveau cadre légal afin de commercialiser des semences paysannes. La publication du projet final d’acte délégué était donc attendue avec impatience [5], car son intérêt pour la promotion de la biodiversité cultivée dépendait des équilibres contenus dans le texte de la Commission.

Des garde-fou insuffisants pour prévenir l’intrusion des OGM ?

Quelles sont les principales nouveautés introduites par rapport aux versions précédentes ? Les évolutions portent principalement sur cinq aspects : les méthodes d’obtention du MHB, les obligations en terme de pureté germinative des semences, les règles d’emballage, et les obligations de maintenance et celles de traçabilité qui pèsent sur l’opérateur.

Tout d’abord, rappelons que le MHB a vocation à être référencé dans une liste ad hoc, distincte du Catalogue officiel. Afin de l’y inscrire, l’obtenteur du MHB devra notifier à l’autorité compétente un dossier de description du matériel. L’acte délégué précise le contenu de ce dossier. Ainsi, il nous informe que la description de « l’hétérogénéité » du matériel doit se faire en « caractérisant la diversité phénotypique observable entre les différentes unités de reproduction » (ce qui reste somme toute assez énigmatique, les critères de description n’étant pas précisées dans le texte).

En outre, il est désormais inscrit dans le texte que l’opérateur a l’obligation de préciser la méthode d’obtention utilisée pour obtenir le MHB. Comme dans les versions précédentes, une liste limitative des méthodes autorisées est fixée : le MHB peut être issu du croisement de différents types de matériel parental présentant « un niveau élevé de diversité génétique » ; de pratiques de sélection ou de maintien à la ferme ; ou de « toute autre technique, en tenant compte des caractéristiques particulières de la propagation ». Les deux premières méthodes semblent accessibles aux artisans semenciers, voire aux paysans, et ce d’autant plus que les conditions chronologiques qui y étaient auparavant associées ont été supprimées (l’ancienne version du texte précisait que la description du MHB devait inclure les croisements entre les parents remontant jusqu’à trois ans pour les cultures annuelles, cinq ans pour les bisannuelles/cultures pérennes, ou que les pratiques de sélection à la ferme devaient s’étendre sur minimum six générations). En revanche, la formulation de la dernière catégorie de méthode autorisée reste particulièrement ambiguë. Auparavant le texte précisait qu’une « autre technique » pouvait être utilisée pour obtenir le MHB à condition qu’elle « respecte les principes biologiques, et notamment la capacité naturelle de reproduction et les barrières naturelles de franchissement ». Ces références aux « principes biologiques  » et aux « barrières naturelles  » ont ici été supprimées. Du pain béni pour l’industrie semencière, qui pourrait facilement s’engouffrer dans cette brèche pour mettre sur le marché des variétés encore instables obtenues à partir de nouvelles techniques de génie génétique (les nouveaux OGM), que le ministre français de l’Agriculture lui-même s’obstine à définir comme non OGM, en contradiction flagrante avec l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 25 juillet 2018 [6] et la décision du Conseil d’État du 7 février 2020 [7].

Enfin, en plus de la méthode utilisée, l’opérateur doit également préciser de quel « matériel parental  » [8] il est issu. Il s’agit là d’un frein à la possibilité de commercialiser des semences paysannes sous le régime juridique du MHB puisque la sélection massale en pleins champs rend difficile – voire impossible – l’identification précise du lignage et des « parents » de la population végétale.

Production et vente : des contraintes encore nombreuses

Si ces dispositions concernent le MHB en tant que tel, qu’en est-il, plus précisément, des semences qui y sont associées ? Le projet d’acte délégué rappelle que la réglementation européenne en matière de santé des plantes [9], adaptée au seul système semencier industriel, s’applique aux semences de MHB, ce qui constituera une contrainte majeure pour les artisans semenciers et les agriculteurs qui souhaitent commercialiser du MHB (obligation d’enregistrement de l’opérateur, traçabilité, passeport phytosanitaire). Les directives européennes relatives à la commercialisation des semences s’appliquent également en ce qui concerne les obligations de pureté spécifique et de taux de germination. Mais la Commission a introduit dans ce nouveau texte une nouveauté majeure à ce sujet : elle admet la possibilité de commercialiser des semences de MHB avec un taux de germination inférieur aux standards, à condition que ce taux soit inscrit sur l’étiquette ou directement sur l’emballage.

Le texte encadre en effet aussi les obligations qui pèsent sur l’opérateur en matière d’étiquetage et d’emballage. Non seulement il fixe une nouvelle identité graphique pour le MHB (les semences seront identifiées avec une étiquette jaune à croix verte), mais surtout, il introduit un régime dérogatoire, simplifié, pour les petits emballage transparents. Lorsque le fournisseur commercialise à un utilisateur final des petits contenants (30 kg pour les semences de MHB de céréales, 10 kg pour les fourragères ou de 0,1 à 5 kg pour les légumes), il peut déroger à certaines règles : l’emballage ne doit pas forcément être marqué ni scellé, ni afficher le poids, le nombre de semences contenues, ni la dénomination du matériel et le numéro de référence du lot (ces informations doivent cependant être communiquées à l’acheteur si celui-ci en fait la demande).

Enfin, dernières évolutions majeures : la Commission allège les obligations qui pèsent sur le vendeur en terme de traçabilité. Il ne doit conserver pendant cinq ans que les informations relatives à ses fournisseurs (et non plus à ses clients, comme prévu auparavant, ce qui semblait difficile à mettre en pratique). De plus, il n’est plus systématiquement obligé de maintenir le MHB après sa notification. Il n’y est contraint que si cette maintenance est « possible ». Un assouplissement bienvenu, même si le terme «  possible   » admet différentes acceptations. Espérons qu’en soit faite une lecture souple, car l’idée d’un « maintien à l’identique » du matériel serait contradictoire avec les pratiques de sélection paysanne (et aussi, il est vrai, avec l’instabilité des plantes issues de la régénération de cultures cellulaires in vitro, à la base des nouvelles techniques de modification génétique).

D’ultimes ajustements juridiques à venir ?

Il est probable que le texte de l’acte délégué évolue encore. Il s’agit ici de la version sur laquelle se sont accordées deux directions générales de la Commission (DG Santé et DG Agri) et le Groupe d’experts sur la production biologique, composé de représentants des États membres. Mais avant d’adopter définitivement le texte, la Commission l’a soumis, du 30 octobre au 27 novembre 2020, à une consultation publique. Au total, cinquante organisations ont envoyé des contributions (du Gnis à la Via Campesina, en passant par l’Union française des semenciers, Ifoam-EU ou Kokopelli) [10]. Les débats se cristallisent principalement autour des méthodes d’obtention du MHB, mais aussi du régime d’exception en faveur des petits emballages. Certains abordent le MHB comme une opportunité d’élargir l’offre de semences à disposition des agriculteurs bio, d’autres comme une concurrence déloyale par rapport aux variétés inscrites au Catalogue officiel, d’autres enfin y voient un risque de marchandisation généralisée du vivant (voir encadré ci-dessous). Reste maintenant à savoir ce que la Commission européenne retiendra de ces différents commentaires et si elle remaniera le texte de l’acte délégué (rédaction finale attendue en juin 2021).

Consultation publique sur le MHB : des réactions très contrastées


Pas moins de cinquante contributions ont été envoyées à la Commission et sont accessibles sur le site de l’institution européenne [11]. En voici un rapide aperçu.

Les débats autour du matériel hétérogène biologique : concurrence déloyale, opportunité pour la biodiversité ou marchandisation du vivant   ?

L’Union française des semenciers (qui regroupe les entreprises de l’industrie semencière française), son homologue européen Euroseeds et la Copa-Cogeca (le plus important syndicat d’agriculteurs et de coopératives au niveau européen, avec actuellement Christine Lambert à sa tête, la Présidente de la FNSEA) voient dans la création de la nouvelle catégorie « matériel hétérogène biologique » la porte ouverte à une « concurrence déloyale » légalisée au sein de l’Union européenne, à un « marché semencier à deux vitesses ». Selon les eux, « les sélectionneurs qui produisent des matériels hétérogènes biologiques supporteront une charge réglementaire moindre par rapport aux autres types de sélectionneurs. Cette situation est particulièrement préoccupante pour les sélectionneurs qui développent du matériel végétal de reproduction plus proche du matériel hétérogène biologique (c’est-à-dire des variétés et des populations à pollinisation croisée), qui, elles, doivent être inscrites au Catalogue officiel ».

Le Réseau Rhin-Meuse-Moselle, Kokopelli, Graines de troc, l’entreprise Les Maîtres de mon moulin, Longo maï, le Conservatoire national de la tomate, le conservatoire Mille variétés anciennes, l’association autrichienne Arche de Noah ou encore la coopérative semencière belge Cycle en Terre se sont, eux, accordés sur une position commune et ont envoyé des contributions identiques. Ils voient dans le MHB une grande avancée pour la biodiversité cultivée et l’occasion de mettre sur le marché des populations et variétés « patrimoniales ». Ils saluent l’assouplissement de l’acte délégué en ce qui concerne les règles relatives au taux de germination, à l’emballage, à la traçabilité, et à la maintenance. Ces allègements permettent, selon eux, de réduire les contraintes imposées aux opérateurs, ce qui les aidera « à trouver une place sur le marché des semences ». Un accès au marché qu’ils souhaitent le plus flexible et le plus déréglementé possible, militant pour que l’opérateur ait la possibilité de choisir librement s’il souhaite se placer sous le régime du nouveau règlement sur l’agriculture biologique (et plus précisément, du MHB), ou sous celui des « variétés de conservation » et des « variétés sans valeur intrinsèque ».

Si la Coordination européenne Via Campesina déplore aussi que les obligations à la charge des obtenteurs sont encore trop lourdes telles qu’elles sont inscrites dans cette nouvelle version de l’acte délégué, elle alerte également sur les enjeux liés au MHB : « ce règlement – même s’il ne modifie pas le système formel des semences – étendrait la logique du marché à des semences qui en étaient jusqu’à présent exclues. Tout cela dans le but de plier le système semencier actuellement informel à la marchandisation autoritaire et libérale des semences, afin de répondre aux besoins des acteurs du secteur biologique. Les membres d’ECVC ne veulent pas empêcher l’accès au marché officiel des semences pour ceux qui le souhaitent, mais ils ne veulent pas le soutenir non plus, ni en approuvant ses principes, ni en partageant ses règles actuelles ».

Discussions autour des méthodes d’obtention du matériel hétérogène biologique

Autre point de cristallisation des débats : les méthodes d’obtention du MHB. La version précédente de l’acte délégué (du 5 mars 2020) imposait que, dans le cas où le MHB serait obtenu par croisements, ceux-ci devraient être menés « pendant au moins trois ans pour les cultures annuelles et cinq ans pour les cultures bisannuelles/pérennes ». Dans le cas d’une obtention par des « pratiques de sélection ou de maintien de matériel à la ferme », celles-ci devaient être menées « depuis au moins six générations et jusqu’à plusieurs décennies ». Des obligations chronologiques éliminées dans ce nouveau projet d’acte.

Si Kokopelli, Arche Noah ou encore Graines de troc saluent cet assouplissement (ces conditions étaient perçues comme « arbitraires »), l’Ifoam (la Fédération internationale des mouvements d’agriculture biologique) affirme que cela « menace l’intégrité du matériel hétérogène biologique ». Il est vrai que, dans la formulation actuelle du projet d’acte délégué, il semble permis que seul le cycle de reproduction final du MHB se fasse dans des conditions biologiques. L’Ifoam demande ainsi à ce que le MHB soit « développé pendant au moins six générations (ou trois ans pour les cultures annuelles et cinq ans pour les cultures bisannuelles/pérennes) de pratiques de gestion à la ferme dans des conditions biologiques certifiées avant sa commercialisation. Cela permettrait de garantir l’intégrité et la traçabilité du processus de développement ». Il s’agit, selon elle, d’une exigence de qualité minimale qui seule pourrait permettre d’assurer que le MHB est adapté aux conditions de l’agriculture biologique.

L’Union française des semenciers milite elle aussi pour réintroduire ces obligations dans le corps de l’acte délégué, mais pour des raisons bien différentes et liées aux intérêts des obtenteurs : il s’agit surtout pour eux de s’assurer que le MHB est issu d’un « véritable travail de sélection » et d’éviter tout risque de fraude qui « consisterait à commercialiser sous la dénomination de matériel hétérogène biologique le simple produit de croisement de plusieurs variétés protégées ou la descendance d’un hybride ».

Enfin, l’association du mouvement de la biodynamie, Demeter, déplore, elle, un recul par rapport à l’ancienne version du texte. Celle-ci prévoyait qu’en dernier lieu, le MHB pouvait être obtenu « par toute autre technique qui respecte les principes biologiques, et notamment la capacité naturelle de reproduction et les barrières naturelles de franchissement ». La suppression du terme « principes biologiques » dans la nouvelle mouture constitue un réel risque que l’industrie semencière utilise le régime des MHB afin de commercialiser sur le marché européen des variétés encore instables obtenues à partir de nouvelles techniques de sélection génétique. Demeter propose donc que soit inséré le texte suivant à l’article 4 paragraphe 2 de l’acte délégué : « le MHB peut être obtenu par toute autre technique conforme aux principes biologiques et qui respecte spécifiquement la capacité naturelle de reproduction, les barrières naturelles de franchissement, le génome et la cellule en tant qu’entités imparables. Les interventions techniques sur le génome des plantes ou une cellule isolée sur un milieu artificiel ne sont pas autorisées (par exemple, les rayonnements ionisants, les mutagènes chimiques, le transfert d’ADN, d’ARN ou de protéines isolés, les techniques de génie génétique, la destruction des parois cellulaires et la désintégration des noyaux cellulaires par fusion de cytoplastes) (…) ».

La dérogation en faveur des petits emballages de semences de MHB : pour ou contre ?

Sans surprise, l’UFS, le Gnis, Euroseeds et la Copa-Cogeca estiment que l’introduction dans la version finale du projet d’acte délégué d’un régime d’exception en faveur des petits emballages de semences de MHB est « contraire aux principes prévus par les directives de commercialisation des semences pour protéger les utilisateurs » et de nature « à accroître les risques de fraude quant à la nature des semences commercialisées ».

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