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Colza Cibus : une mutation aux origines mystérieuses

Par Eric MEUNIER

Publié le 29/09/2020

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En septembre 2020, une publication scientifique donnait une méthode pour détecter une mutation induite dans un canola [1] génétiquement modifié (GM) par l’entreprise Cibus [2]. La communication qui s’en est suivie du côté de Cibus est étonnante : la description de son canola génétiquement modifié a en effet soudainement changé, rejetant l’origine d’une mutagénèse par oligonucléotide préalablement annoncée de ce colza. Une façon pour Cibus d’ouvrir une fenêtre pour échapper à la réglementation sur les OGM en Europe ?

Lundi 14 septembre, le Pr. Fagan et son équipe publiait la première méthode publique de détection d’une mutation générée par l’entreprise Cibus dans une lignée de colza, le canola 5715 [3]. Selon les informations communiquées par Cibus, comme nous allons le voir, ce canola a été obtenu par une technique de mutagénèse dirigée par oligonucléotides mise en œuvre sur des cellules multipliées in vitro.

La détection de cette mutation est une première étape fondamentale pour l’Union européenne car, depuis une décision de la Cour de justice de l’Union européenne en juillet 2018 [4], il est certain que ces canolas 5715 sont des OGM réglementés. Ils doivent donc faire l’objet d’une évaluation des risques, d’une autorisation formelle de commercialisation et d’un étiquetage.

Mi-septembre 2020, en réaction à la publication de la méthode de détection de la mutation du canola 5715 par l’équipe du Pr. Fagan, l’organisation Euroseeds, dont sont membres nombre d’entreprises semencières, déclarait que « Cibus confirmait au travers d’Euroseeds que [ce canola] avait en fait été obtenu par variation somaclonale spontanée ». Depuis, Cibus a répondu directement à Inf’OGM.

Les autorités canadiennes modifient la présentation du canola 5715

Interrogée en septembre pour connaître sa réaction à la publication de Fagan, l’entreprise Cibus déclare avoir « entendu que [l’étude publiée] avait généré un débat sain parmi les experts du domaine ». Pour elle, ce débat devrait « contribuer à une meilleure compréhension, ce qui ne peut être que positif ». Questionnée plus avant sur l’origine technique de la mutation revendiquée dans son canola, Cibus nous a clairement répondu que les mutations conférant la résistance aux herbicides « sont issues des mutations somaclonales spontanées, identifiées par sélection avec herbicide au cours de la culture cellulaire ». Une affirmation qui ne recoupe pourtant pas exactement les déclarations officielles faites historiquement par Cibus aux autorités canadiennes ou à la Convention sur la Diversité Biologique. Quelles étaient ces affirmations ?

En 2016, l’Agence de régulation des aliments et médicaments canadienne (Santé Canada) répondait publiquement à Cibus ne pas s’opposer « à l’utilisation de la lignée de canola Cibus 5715 à des fins alimentaires » après en avoir réalisé une évaluation approfondie [5]. À l’appui de cette décision, Santé Canada mettait en ligne une synthèse de son travail d’évaluation dont une description de la manière dont ce canola 5715 a été obtenu. Pour Santé Canada, la méthode utilisée par Cibus pour obtenir la mutation revendiquée est une « méthode de mutagénèse dirigée à l’aide d’un oligonucléotide », qualifiée de RTDS (acronyme de Rapid Trait Development System™, la technique de mutagénèse dirigée par oligonucléotides brevetée par Cibus). Si l’agence détaille qu’une étape de multiplication de cellules in vitro a été nécessaire, elle précise que « le requérant [Cibus] a émis l’hypothèse selon laquelle l’unique [mutation] de nucléotide avait été causée par une variation somaclonale qui s’était produite pendant le processus de culture de tissus et n’était pas attribuable à l’oligonucléotide spécifique utilisé dans le cadre du protocole RTDS ». Ce n’était donc qu’une hypothèse.

Une autre agence canadienne s’était déjà penchée sur ce même canola 5715. En 2013, l’Agence canadienne d’inspection alimentaire (Acia) avait effectué la même présentation que Santé Canada. Dans la version datée de 2017 [6], la page web de l’agence (aujourd’hui archivée) détaillait que « Cibus Canada Inc. a utilisé une méthode de mutagénèse dirigée par oligonucléotide, connue sous le nom de RTDS », précisant également que « bien que [la lignée mutée] fut isolée après traitement des cellules par RTDS, on pense que la mutation dans cette lignée est le résultat d’une variation somaclonale spontanée […] plutôt que due à l’oligonucléotide utilisé dans la RTDS ».

Aujourd’hui, cette présentation a changé. Dans la version actuellement en ligne, modifiée pour la dernière fois en juillet 2020, il n’est plus question d’hypothèse ou d’incertitude sur l’origine de la mutation. L’agence écrit maintenant en effet que « la mutation […] est le résultat de variation somaclonale spontanée » [7]. Toutes références au nom de la technique de mutagénèse dirigée par oligonucléotide déposée par Cibus, RTDS, comme on les trouve dans la version de 2017, ont disparu. De même que le mot oligonucléotide a été effacé. Pourtant, l’affirmation du caractère « spontané » des mutations provoquées par la technique de variation somaclonale qui consiste à provoquer des mutations en mettant des cellules végétales en culture in vitro est pour le moins étonnante. Car le fait même de multiplier des cellules in vitro est générateur de mutations. On peut donc difficilement les qualifier de spontanées, puisqu’elles ont clairement été induites par la culture « in vitro« . Dans une réponse de l’Acia à Inf’OGM, le changement de description du canola 5715 est justifié par la volonté de l’agence de « clarifier la façon dont le Cibus 5715 a été élaboré ». L’Acia précise en effet que « la première description aurait pu être mal interprétée pour signifier que le canola Cibus 5715 a été développé comme résultat direct d’une approche de mutagénèse dirigée par des oligonucléotides connue sous le nom de Rapid Trait Development System™ (RTDS™). La description indique maintenant clairement que ce canola a été sélectionné au cours du processus de culture tissulaire ».

Cibus passe d’une hypothèse à une affirmation

Ce souci de clarification reste étonnant au vu du calendrier. La première présentation du canola 5715 avait été faite par l’Acia en 2013. Il aura donc fallu sept années à l’agence pour se rendre compte que la formulation « on pense que la mutation dans cette lignée est le résultat de variation somaclonale » laisse en effet penser que l’origine de la mutation sélectionnée n’est pas certaine. Un calendrier encore plus étonnant au vu des explications fournies par Cibus elle-même. Toujours mi-septembre, l’entreprise a détaillé à Inf’OGM le mode d’obtention de son canola 5715. Selon cette présentation, ce qui est aujourd’hui une certitude aurait dû l’être dès le départ. Cibus explique en effet avoir «  découvert qu’une étape de sélection avec herbicide a permis d’identifier plusieurs plantes tolérantes aux herbicides. Ces plantes provenaient aussi bien de boîtes dans lesquelles un oligonucléotide avait été ajouté que de boîtes de contrôle sans oligonucléotide […]. Nous avons été heureux de voir que certaines plantes avaient la mutation spécifique que l’oligonucléotide devait introduire mais la majorité des plantes tolérantes avaient une variété de mutations différentes apparues spontanément durant la culture de cellules ». Cibus conclut en indiquant avoir « sélectionné une des mutations spontanées […] : cela donna [la] première lignée de canola SU ». Une explication qui a le mérite d’être claire mais qui ne laisse pas vraiment de place à l’hypothèse ou l’incertitude comme l’ont rapporté initialement Santé Canada et l’Acia. Sauf si Cibus n’avait pas été aussi claire ou sûre d’elle que ces derniers jours comme le laisse penser la description du même canola par une autre instance, internationale cette fois.

Cibus adapte son discours

La Convention sur la Diversité Biologique (CDB) qui recense les organismes vivants modifiés (OVM) commercialisés a également une page de présentation du canola 5715 de Cibus, mise à jour en février 2020 [8]. Pour la CDB, ce canola de Cibus a été obtenu par « mutagénèse dirigée par oligonucléotides ». Concernant l’origine de la mutation, les informations fournies par cette base sont un copier-coller des informations fournies par l’Agence canadienne d’inspection alimentaire dans leur version de 2017.

Mais un document signé de Cibus est joint en pièce complémentaire par la CDB [9]. Selon ce document, dont les informations indiquent qu’il a été rédigé en 2015, Cibus explique que son canola 5715 est obtenu par mutagénèse dirigée par oligonucléotides, sa fameuse méthode RTDS. Loin de ne jouer aucun rôle dans l’obtention de la mutation revendiquée, l’oligonucléotide nommé GRON (gene-repair oligonucleotide) est présenté par Cibus comme jouant un rôle central. Incidemment, l’entreprise vend ainsi son produit mais également sa technique. Elle détaille, schéma à l’appui, que « les scientifiques de l’entreprise […] créent le GRON pour induire un/des changement(s) de séquence spécifique, le remplacement, l’insertion ou la délétion de nucléotides.[…] Le GRON traverse la membrane cellulaire, le cytoplasme jusqu’au noyau, localise puis se lie sélectivement et spécifiquement à sa séquence cible et induit un changement de séquence ». Cibus ne rentre pas dans les détails concernant le mode d’obtention de son canola sinon pour indiquer qu’elle l’a obtenu en utilisant sa méthode de mutagénèse RTDS pour laquelle l’oligonucléotide joue donc un rôle central. Elle écrit notamment que « le modèle utilisé pour travailler, issu d’études sur les bactéries, levures et cellules de mammifères, montre que le GRON [ndlr : donc l’oligonucléotide] va modifier la séquence nucléotidique dans un génome via un procédé d’hybridation génome/GRON et de réparation de l’ADN dirigée par le GRON ». Malgré cette présentation, Cibus affirme donc aujourd’hui, comme nous l’avons vu, que son oligonucléotide GRON n’a joué aucun rôle dans l’obtention de la mutation sélectionnée dans son canola 5715.

Des questions, et quelques conclusions

Un premier point important ressort du discours actuel de Cibus. L’entreprise affirme que la variation somaclonale, une des diverses dénominations de la mise en culture in vitro de cellules végétales, a induit la mutation revendiquée dans le canola 5715. Elle confirme donc qu’il s’agit d’une technique pour induire des mutations et que les mutations ainsi provoquées ne sont donc pas spontanées.

Un autre point émerge des présentations changeantes dans le temps des techniques d’obtention de ce canola. Inf’OGM a en effet interrogé Cibus pour comprendre ce qui a pu se passer ces derniers mois pour que son hypothèse en 2017 (« le requérant [Cibus] a émis l’hypothèse selon laquelle l’unique [mutation] de nucléotide avait été causée par une variation somaclonale ») se transforme en certitude en 2020. Cibus s’appuie-t-elle sur de nouvelles données ? Cette question précise n’a pas eu de réponse. Elle est pourtant d’importance pour l’Union européenne. Car les entreprises ne cessent de clamer que les nouveaux OGM obtenus par des techniques de mutagénèse doivent être déréglementés puisque on ne peut pas identifier quelle technique a été utilisée. Or, en affirmant que dans son procédé de mutagénèse associant oligonucléotides et multiplication de cellules in vitro, c’est la multiplication cellulaire qui est à l’origine de la mutation revendiquée, Cibus a, semble-t-il, réussi à faire la différence.

Cette capacité à différencier l’origine d’une mutation sélectionnée est d’ailleurs confirmée par l’Agence canadienne d’inspection alimentaire. L’Acia écrit en effet sur son site que « Cibus Canada Inc. a fourni à l’Acia une méthode de détection et d’identification de l’évènement canola 5715 ». La formulation est ici importante. La méthode fournie n’est pas une méthode de détection et identification de la mutation induite par Cibus dans le canola mais bien une méthode de détection et identification de la lignée de canola 5715 comme l’écrit l’Acia. Une formulation confirmée à Inf’OGM par l’Acia qui nous écrit que « la présentation de Cibus à l’Acia en 2011 comprenait des méthodes d’essai et des documents de référence appropriés pour détecter et identifier ce canola ». Mais impossible de connaître la dite méthode car « l’Acia ne rend pas publiques les méthodes de détection. Les méthodes de détection sont des renseignements exclusifs d’un développeur ».

Plus globalement, le discours de Cibus acte une chose : alors même que l’entreprise promeut sa mutagénèse dirigée par oligonucléotides depuis des années comme une technologie maîtrisée, spécifique ou encore sûre car sans effet secondaire, elle affirme aujourd’hui tout le contraire. En effet, la méthode RTDS a été mise en œuvre par Cibus en introduisant des oligonucléotides dans des cellules de colza multipliées in vitro. Elle a obtenu par cette méthode le canola 5715. Mais pour Cibus, l’oligonucléotide n’aurait joué aucun rôle dans l’apparition de la mutation, seule la multiplication des cellules in vitro en étant à l’origine. Autant dire que « les scientifiques de l’entreprise [qui] créent le GRON pour induire un/des changement(s) de séquence spécifique » [10] ne maîtrisent pas leur outil… Dans ces conditions, quel crédit apporter aux affirmations de précisions ou d’absence de risque de cette technologie ?

Cibus s’adapte au cadre réglementaire ?

Ce canola 5715 avait été utilisé par Cibus pour promouvoir sa mutagénèse dirigée par oligonucléotides brevetée sous le nom de RTDS. En 2004, le ministère étasunien de l’agriculture avait qualifié cette technique de « forme moderne de mutagénèse » [11]. En 2017, les experts européens membres du mécanisme de conseil scientifique de la Commission européenne listaient le canola 5715 comme exemple des produits obtenus par mutagénèse dirigée par oligonucléotide [12]. Comment comprendre que Cibus affirme aujourd’hui que son oligonucléotide ne joue aucun rôle ?

Au-delà de la reconnaissance que sa technique n’est en rien maîtrisée, le discours actuel de Cibus peut également s’expliquer par une stratégie de l’entreprise de s’adapter aux cadres réglementaires. Car en 2018, la Cour de justice de l’Union européenne actait que « la directive sur les OGM s’applique […] aux organismes obtenus par des techniques de mutagénèse apparues postérieurement à son adoption ». Si la mutagénèse dirigée par oligonucléotides est concernée, Cibus espère sans doute que la mutagénèse basée sur la seule multiplication de cellules in vitro ne le soit pas. Même si en France, le Conseil d’État, en février 2020, a classé « les techniques de mutagénèse aléatoire in vitro soumettant des cellules de plantes à des agents mutagènes chimiques ou physiques » parmi les techniques produisant des OGM réglementés… Les glissements sémantiques de Cibus, post-décision de la CJUE et du Conseil d’État, pourraient s’expliquer par la tentative de l’entreprise de générer l’illusion que son canola ne serait pas un OGM réglementé eu Europe. Seule certitude, cette stratégie de communication montre que si une seule technique de mutagénèse mise en œuvre sur culture de cellules végétales (ou animales) in vitro devait échapper à la réglementation sur les OGM en Europe, les entreprises n’hésiteront pas à déclarer dans les procédures administratives que leurs variétés ont été obtenues par cette technique. Par ailleurs, la maîtrise technique qu’elles revendiquent semble être une belle illusion…

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