n°160 - juillet / septembre 2020

Le droit européen peut-il encadrer le forçage génétique ?

Par Zoé JACQUINOT

Publié le 21/09/2020, modifié le 01/12/2023

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L’Autorité européenne de sécurité des aliments (AESA) s’est récemment penchée sur l’évaluation des risques liés à la technique du forçage génétique [1]. L’évaluation des risques pour l’environnement constitue, entre autre, une formalité nécessaire dans le processus d’autorisation d’OGM au sein de l’Union européenne. La directive actuelle sera-t-elle suffisante pour encadrer des OGM issus du forçage génétique ?

En 2018, le Conseil de l’Union européenne a recommandé l’usage de la précaution pour le forçage génétique lors de la préparation de la conférence de l’ONU sur la biodiversité (COP-14). Dans une résolution de janvier 2020, le Parlement européen a appelé la Commission européenne et le Conseil des ministres de l’UE à plaider en faveur d’un moratoire mondial sur le forçage génétique lors de la COP-15 à venir. Pour le moment, ni la France, ni la Commission n’ont encore de position officielle sur cette technique.

La Commission européenne, à travers son programme de financement sur la recherche Horizon 2020, a déjà financé six projets [2] de recherche sur le forçage génétique à hauteur d’un total de 25 millions d’euros. La Commission souligne, dans deux réponses à des questions d’euro-députés [3], que la dissémination dans l’environnement d’OGM issus du forçage génétique doit être autorisée et évaluée et qu’à ce jour aucune demande d’autorisation n’a encore été faite. Elle pointe directement le rôle de la directive 2001/18 relative à la dissémination volontaire d’OGM dans l’environnement pour les organismes issus du forçage génétique.

Directive OGM : adaptée au forçage génétique ?

La réglementation européenne sur les OGM comporte plusieurs cas de figure et des exigences différentes dans les procédures d’autorisation selon la finalité des activités. La première exigence commune à toutes les demandes d’autorisation (partie A) est l’évaluation des risques pour l’environnement. Les parties B et C concernent des finalités spécifiques de demandes d’autorisation.

La partie B de la directive concerne toutes les disséminations volontaires à toute autre fin qu’une mise sur le marché. Il s’agit d’une utilisation des OGM en milieu confiné ou de leur dissémination volontaire dans l’environnement principalement à des fins de recherche (essai en champs). Dans le cadre d’une utilisation confinée, les risques associés aux OGM transgéniques n’ont pas de raison de différer de ceux issus du forçage génétique.

Dans le cas de la dissémination volontaire dans l’environnement, parmi d’autres obligations, un plan de surveillance doit être mis en place. Lors du suivi des résultats de la dissémination, tous les éléments nouveaux doivent être pris en compte pour évaluer les conséquences sur la santé humaine et sur l’environnement. Cela peut conduire à modifier les conditions de la dissémination, voire la suspendre.

Entre d’une part le pollen et les graines de plantes génétiquement modifiées et, d’autre part, des moustiques issus du forçage génétique, les capacités de contrôle de leur dissémination sont limitées avec des effets potentiels involontaires et irrattrapables sur l’environnement, les écosystèmes et/ou la santé humaine. Mais il existe pour les organismes issus du forçage génétique des risques plus grands et inconnus. Par exemple, la pression de sélection dans un milieu naturel pour des plantes OGM est variable tandis que cette pression est constante pour la technique du forçage génétique. Et l’éradication d’une espèce pose des questions plus systémiques en terme de désorganisation de l’écosystème que la production d’un insecticide (plante Bt) [4]).

La partie C de la directive concerne la « mise sur le marché d’OGM en tant que produits ou éléments de produits ». Dans le cadre de cette autorisation, il est obligatoire de procéder à un étiquetage du produit ainsi que de mettre en place sa traçabilité et sa surveillance. Il revient également aux États membres de prévoir des mesures de coexistence entre les produits OGM et ceux non OGM. 

Dans le cas de la « mise sur le marché » de moustiques issus du forçage génétique, toutes ces mesures sont impossibles à respecter. Il est possible d’envisager la vente de moustiques comme vente d’un simple produit, au même titre qu’il existe la vente de vers pour la pêche.

La traçabilité sera rendue possible uniquement si les séquences génétiques permettant d’identifier les organismes sont publiées. Quant à la coexistence, elle est tout simplement impossible et même non souhaitée car les moustiques OGM issus du forçage génétique doivent s’accoupler avec les sauvages pour ce soit efficace. La coexistence est donc en contradiction avec la finalité de ces organismes. La directive prévoit également que les OGM ne peuvent être libérés dans l’environnement que s’ils peuvent en être retirés en cas d’urgence, ce qui ici est totalement impossible.

L’absence de vente ne limite pas l’encadrement du forçage génétique

Peut-être que les moustiques ne seront pas vendus mais qu’ils seront donnés ou simplement utilisés à des fins humanitaires. Les contraintes de la partie C (mise sur le marché) de la directive s’appliqueront-elles alors ? Rien n’est moins sûr. Tout d’abord, le but du développement d’organismes génétiquement modifiés avec le forçage génétique, qu’ils soient à destination environnementale (lutte contre les espèces invasives) ou pour la santé humaine ne change rien à leur statut d’OGM réglementé.

De plus, la directive 2001/18 l’indique : une mise sur le marché n’équivaut pas forcément à une vente. Il s’agit d’une « mise à disposition de tiers, moyennant paiement ou gratuitement ». Ne sont néanmoins pas concernés les OGM « destinés à être utilisés exclusivement pour des activités faisant l’objet de mesures de confinement rigoureuses » et tous les OGM relevant de la partie B (confiné et/ou recherche) de la directive. Quant aux contraintes de la partie C pour les OGM issus du forçage génétique, elles sont attachées à leur propriété, à leur transfert (contrat de transport) ou à la capacité d’en disposer (contrat de location).

Le forçage génétique et les frontières

Le territoire européen, notamment les territoires d’outre-mer français ou même le sud de la France, sont déjà l’objet de luttes anti-vectorielles (contre les vecteurs transmetteurs), par exemple contre le moustique tigre (voir encadré ci-dessous).

Dans le cas où la mise sur le marché de moustiques génétiquement modifiés par forçage est autorisée, les États pourront toujours recourir aux possibilités d’interdire sur leur territoire les essais ou la circulation des produits. Mais les moustiques ne connaissent pas les frontières et, sans décision unanime, les effets d’une interdiction territoriale seront très limités.

La lutte anti-vectorielle en France et le forçage génétique


Une proposition de loi, enregistrée au Sénat le 6 février 2020, tenant à la sécurité sanitaire, contient des dispositions relatives à la prévention des maladies vectorielles transmises par les moustiques et de lutte contre les ambroisies [5]. L’article L 3114-5 du code de la santé publique deviendrait : « Des expérimentations innovantes pour lutter contre les insectes vecteurs en tenant compte de la préservation de la biodiversité peuvent être autorisées par le représentant de l’État dans le département, après avis du Haut Conseil de la santé publique et, le cas échéant, de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail et du Haut Conseil des biotechnologies« .

Ces références à des expérimentations innovantes et au HCB, non présentes dans la rédaction actuelle de cet article du code la santé publique, semblent viser de potentiels projets incluant certaines techniques de biotechnologie que l’IRD et l’Institut Pasteur pourront expérimenter en France. Pour le moment, la France ne s’est pas encore positionnée officiellement sur la technique du forçage génétique elle-même. Deux questions parlementaires (novembre 2019 et mai 2020) sur ce sujet attendent encore leur réponse [6]).

Les projets les plus avancés concernant le forçage génétique sont des projets d’envergure internationale. Par exemple, des lâchers au Burkina Faso de moustiques GM produits en Italie. Dans ce cas, ces transferts sont encadrés par le Protocole de Cartagena sur les mouvements transfrontaliers des organismes vivants modifiés (OVM). Le Protocole prévoit des mesures d’accord préalable, de procédure d’information, de sensibilisation et de participation du public, l’utilisation du principe de précaution ainsi que l’évaluation et la gestion des risques. Cependant, le statut actuel du forçage génétique au niveau international et son avenir sont incertains. Des demandes de moratoire s’élèvent, les invitations à la prudence et à la précaution se multiplient. Dans le cadre du Protocole, un groupe d’experts techniques a été créé dans le but d’évaluer les techniques de « biologie de synthèse » et notamment d’estimer si certaines techniques ne produisent pas des OVM. Le forçage génétique est inclus dans les travaux de ce groupe [7]

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