n°160 - juillet / septembre 2020

Forçage génétique : l’AESA ignore le principe de précaution

Par Mareike Imken, Save our Seeds/Zukunftsstiftung Landwirtschaft

Publié le 21/09/2020, modifié le 01/12/2023

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Le projet d’avis scientifique de l’AESA [1] sur les risques environnementaux liés aux insectes modifiés par forçage génétique ne respecte pas le principe de précaution.

Avec le forçage génétique, des populations entières d’espèces, comme les souris, moustiques, mouches à fruits, champignons, vers ou encore « mauvaises » herbes, peuvent être éradiquées. Mais si de tels organismes forcés génétiquement étaient relâchés dans la nature, ils se répandraient de manière incontrôlée dans tous milieux viables pour eux, même au-delà des frontières nationales. Les OGM par forçage génétique ne pourraient pas être retirés de l’environnement. Les dommages à l’environnement, la chaîne alimentaire animale et la biodiversité seraient considérables.

L’AESA évalue les nouveaux risques environnementaux

Dans ce contexte, l’Agence européenne de sécurité des aliments (AESA) a été mandatée par la Commission européenne en juin 2018, avec plusieurs objectifs : identifier les risques potentiels de la technologie de forçage génétique sur la santé humaine et animale et l’environnement, identifier de nouveaux risques par rapport à d’autres formes de modification génétique, et établir si les lignes directrices européennes actuelles sur les insectes génétiquement modifiés sont appropriées et suffisantes pour évaluer les risques des OGM par forçage génétique. Le projet d’avis de l’AESA se concentre sur l’évaluation des risques environnementaux liés aux insectes issus du forçage génétique, les projets de recherche les plus avancés dans ce domaine concernant des moustiques ou mouches parasites de fruits.

L’évaluation conduite par l’AESA de ces risques environnementaux liés au forçage génétique est d’intérêt tant au niveau européen qu’international. En effet, au sein de l’Europe, il s’agit d’un des rares débats initiés par les institutions sur cette nouvelle technologie. Précisons aussi que cet avis de l’AESA devra répondre à la question de la pertinence des lignes directrices actuellement en vigueur dans l’UE : il ne s’agit donc pas (encore ?) de rédiger de nouvelles lignes directrices.

Mais cette évaluation présente également un intérêt à l’international puisqu’il s’agit de l’une des premières du genre [2]. Elle alimentera les débats en cours sur le forçage génétique au sein de la Convention sur la diversité biologique (CBD) et pourrait dessiner les contours de la position européenne et d’autres pays signataires de cette Convention. Au cours de la dernière réunion de la Convention (CBD COP-14), les pays signataires avaient en effet décidé de commander un rapport scientifique afin de déterminer, lors de la prochaine réunion (COP-15), s’il est nécessaire ou non d’élaborer des lignes directrices internationales pour l’évaluation des OGM par forçage génétique. Car jusqu’à maintenant, aucun concept, protocole ou méthode d’évaluation des risques environnementaux spécifiques à cette technologie n’existe au niveau international. Par conséquent, le projet d’avis de l’AESA pourrait avoir valeur d’exemple. Malheureusement, ce projet d’avis scientifique de l’AESA, qui a été l’objet d’une consultation publique entre février et fin avril 2020, prend une direction très différente de celle du principe de précaution.

Le principe de précaution : absent du projet de rapport

Bien que le projet d’avis de l’AESA reconnaisse que les disséminations expérimentales de moustiques issus du forçage génétique peuvent donner des résultats très différents de ceux obtenus en laboratoire, il ne conclut malheureusement pas que le principe de précaution doit être appliqué. Au contraire, ce projet d’avis propose de maintenir l’approche actuelle d’une évaluation à plusieurs étapes des risques environnementaux, y compris les essais en champs, pour les OGM par forçage génétique. Toutefois, les essais en champs d’organismes issus du forçage génétique avec une dissémination incontrôlable et irréversible sont incompatibles avec la directive européenne actuelle (2001/18/CE) [3].

Dans l’analyse qu’elle a faite du projet d’avis de l’AESA, l’ONG allemande Testbiotech critique le fait qu’il ne mette pas en oeuvre le principe de précaution. À cette fin, les responsables du projet de recherche allemand GeneTip, financé par le gouvernement allemand, avancent que si certains organismes génétiquement modifiés échappent au contrôle spatial et temporel parce qu’ils peuvent se reproduire dans des populations naturelles sans que leur persistance et leur propagation soient efficacement contrôlées, alors une évaluation des risques suffisamment fiable ne serait pas possible. Le processus d’autorisation ne pourrait être poursuivi et la dissémination des OGM ne pourrait être autorisée.

Mais les auteurs du projet d’avis de l’AESA prennent une direction tout à fait différente : en l’absence de données fiables résultant des essais en laboratoire et de la modélisation, ils suggèrent de fournir les données manquantes par le biais d’une « surveillance post-commercialisation » (la surveillance des effets environnementaux après une dissémination commerciale). Il s’agit de fait d’un aveu de l’impossibilité d’évaluation préalable des risques environnementaux des OGM par forçage génétique. La surveillance post-commercialisation ne peut évidemment pas remplacer une évaluation prospective préalable des risques environnementaux conforme au principe de précaution.

Un groupe consultatif scientifique biaisé

Cette aberration peut être due au fait que la composition du groupe consultatif scientifique, mandaté par l’AESA pour rédiger cet avis, est loin d’être neutre ou équilibrée. Des recherches effectuées par l’ONG Corporate Europe Observatory (CEO) ont révélé que l’AESA n’avait nommé que des promoteurs et développeurs des biotechnologies au groupe de travail sur le forçage génétique qui a rédigé le projet d’avis. Un article publié par CEO [4] révèle que la plupart de ces experts ont des conflits d’intérêts.

Mais il y a deux autres problèmes plus fondamentaux concernant cette évaluation.

Premièrement, la Commission européenne a confié à l’AESA un mandat visant à déterminer s’il est nécessaire d’élaborer des lignes directrices supplémentaires sur l’évaluation des risques environnementaux pour les OGM par forçage génétique. Ce mandat laisse ouverte la possibilité d’autoriser cette technologie au titre des critères actuels (et insuffisants) d’évaluation des risques environnementaux liés aux OGM dans l’Union européenne sans décision politique dédiée et explicite.

Deuxièmement, le processus de participation et de consultation prévu pour le présent avis ne prévoit, comme d’habitude, que la participation de quelques parties prenantes et experts issus du monde scientifique et de la société civile.

Évaluer globalement avant de décider politiquement

Toutefois, en raison de l’ampleur particulière et du champ d’intervention de cette technologie, l’utilisation proposée dans des domaines sensibles tels que la santé publique, la conservation de la nature et l’agriculture, et l’irréversibilité de ses effets dans la nature, appelle à un vaste débat politique et sociétal. Cette technologie ne devrait en aucun cas être autorisée ou disséminée sans le consentement explicite préalable de la société et du politique.

À cette fin, il serait utile que la Commission européenne travaille à une évaluation prospective complète de la technologie de forçage génétique, dans le cadre d’une large participation du public, qui servirait de base à la prise de décisions politiques. Une telle évaluation pourrait, en termes d’évaluation des risques environnementaux, définir les objectifs de protection de l’environnement souhaités par la société, les dommages environnementaux à exclure et le seuil des risques et des incertitudes scientifiques acceptés. Une telle évaluation devrait aller bien au-delà d’une évaluation des risques environnementaux et tenir compte des questions éthiques et socio-économiques. Cela pourrait inclure la comparaison avec les solutions alternatives existantes et potentielles à développer. Les paramètres et critères élaborés dans le cadre de ce processus devraient ensuite servir de base à une décision politique sur le choix de cette technologie.

Vers un moratoire mondial ?

Tant qu’une telle évaluation globale de la technologie n’est pas disponible et que les conséquences et les risques d’une dissémination des OGM par forçage génétique ne peuvent être évalués, il serait logique que l’UE plaide en faveur d’un moratoire mondial sur la dissémination d’OGM par forçage génétique dans la nature afin d’éviter des disséminations prématurées ayant des conséquences mondiales inimaginables, comme celles prévues au Burkina Faso [5].

[2Du moins, l’autrice n’a-t-elle pas connaissance d’autres lignes directrices sur le forçage génétique dans d’autres pays, voir cependant l’article sur l’UICN : , « Biologie de synthèse : l’UICN construit sa position politique », Inf’OGM, 21 septembre 2020

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