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Internet et biopiraterie, les États ne sont pas d’accord

Par Eric MEUNIER, Frédéric PRAT

Publié le 22/01/2019

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Peut-on légalement accéder, sans contrepartie, aux bases de données d’informations génétiques numérisées (de plantes ou d’animaux) ? Rome en octobre 2015, Cancún en décembre 2016, Kigali en novembre 2017, Montréal en février puis juillet 2018 : les rencontres internationales sur ce sujet se suivent… et se ressemblent. Toutes prennent acte de divergences d’opinion entre États et remettent à plus tard et à d’autres enceintes une décision finale. L’ultime rencontre, celle de Charm el-Cheikh (Égypte) en novembre 2018, en est un nouvel exemple.

Utiliser la séquence du génome d’une plante enregistrée sur Internet revient-il à utiliser cette plante ? C’est la question juridique que se posent depuis quatre ans les États signataires de la Convention sur la Diversité Biologique (CDB) et qu’ils ont à nouveau abordé en novembre 2018 en Égypte. Une question de première importance car l’ambition des multinationales est d’obtenir des brevets sur des plantes – stratégiquement appelées ressources génétiques – composant la biodiversité tout en échappant aux règles internationales protégeant justement cette biodiversité.

Certes, breveter le vivant est possible depuis 1981 [1]. Mais cette possibilité était autrefois limitée aux plantes issues d’une invention nouvelle. Et depuis 1992, la Convention sur la Diversité Biologique (CDB) [2] donnait la souveraineté des ressources génétiques aux États, obligeant chaque utilisateur de ces ressources à obtenir un accord de l’État d’où elle provient [3] et à lui reverser une partie des avantages matériels tirés de son exploitation [4]. Pour la majorité des plantes (64 espèces agricoles majeures), le système multilatéral du Tirpaa [5] remplace le consentement préalable par un accès facilité engageant le bénéficiaire à alimenter un fond de partage des avantages destiné prioritairement aux agriculteurs des pays en développement qui conservent et utilisent de manière durable les ressources phytogénétiques.

Une biopiraterie débridée

Mais cet encadrement de l’accès et cette obligation de partage des avantages sont en passe de voler en éclat avec la mise sur Internet des informations concernant le génome des êtres vivants. Un consortium international, Divseek [6], a été mis en place pour faciliter la mise en lien de toutes les bases de données existantes. En effet, si ces informations génétiques sont accessibles en ligne, qu’est-ce qui interdira n’importe quelle entreprise d’y accéder, de les étudier puis, d’une manière ou d’une autre, de s’en servir pour déposer de nouveaux brevets ? Surtout si, comme certains le souhaitent, une information numérisée [7] accessible sur Internet n’est pas considérée comme une ressource génétique au sens de la CDB et du Tirpaa.

Inf’OGM a détaillé tous ces enjeux dans un article d’avril 2018 [8] qui annonçait que l’Organe subsidiaire chargé de fournir des avis scientifiques, techniques et technologiques à la CDB [9], allait se réunir en juillet 2018 à Montréal avant une grande réunion des États signataires de la convention à l’automne 2018 en Égypte. Si nous devons à nos lecteurs une information sur ces réunions, qu’ils n’en attendent pas l’épilogue : toutes deux ont en effet débouché sur de nouvelles études à réaliser, et à la constitution d’un nouveau groupe de travail, dont les conclusions sont attendues pour… la 15e réunion de la CDB prévue en Chine, en décembre 2020.

Des résultats timides

Lors de sa réunion intermédiaire de Montréal en juillet 2018, le SBSTTA notait déjà que « le terme ’’information de séquençage numérique’’ n’est pas toujours le plus approprié pour désigner les divers types d’informations sur les ressources génétiques, et sert de substitut provisoire jusqu’à l’adoption d’un nouveau terme » [10]. Ce même constat, à l’issue de la réunion de novembre en Égypte, a conduit l’Assemblée à inviter « les Parties, les autres gouvernements, les peuples autochtones et les communautés locales, les parties prenantes et organisations concernées à communiquer leurs points de vue et des informations (…) pour préciser le concept, y compris la terminologie pertinente et le champ d’application, de l’information de séquençage numérique des ressources génétiques ». On n’est donc pas plus avancé qu’un an auparavant.

Mais la pression politique apparaît subrepticement entre les lignes et c’est probablement cela qui ressort le plus de la réunion de novembre. La Convention des parties s’est ainsi montrée plus prudente que son organe de conseil, le SBSTTA, dans l’exposé de certains faits. Car si le SBSTTA affirmait en juillet 2018 que certains pays « ont mis en œuvre des dispositions dans lesquelles l’information de séquençage numérique est considérée comme équivalente aux ressources génétiques », la Convention note de manière plus vague que certains pays ont « adopté des mesures nationales […] afin de réglementer l’accès à l’information de séquençage numérique sur les ressources génétiques et son utilisation ». De même, si la Convention souligne qu’il est nécessaire d’avoir accès aux ressources génétiques elles-mêmes pour produire l’information de séquençage numérique, elle relativise en affirmant qu’il « n’est pas possible dans certains cas de relier l’information de séquençage numérique à la ressources génétique à partir de laquelle elle a été produite ». Sur ce point, le SBSTTA était plus direct en affirmant que « la création d’informations de séquençage numérique requiert un accès initial à une ressource génétique et que, par conséquent, les avantages découlant de l’utilisation de l’information de séquençage numérique devraient être partagés de façon juste et équitable ».

Cette prudence de la Convention témoigne bien que les pays sont en cours de discussion et assez loin d’adopter une position commune. Dans l’immédiat, plusieurs études compilant les informations et points de vue reçus des parties prenantes ont donc été commandées à un « Groupe spécial d’experts techniques élargi » dont la composition doit être renouvelée et au secrétariat exécutif de la CDB. Des études qui porteront sur une description des bases de données publiques (et privées « dans la mesure du possible ») existantes, des cas d’utilisation de séquences génétiques numérisées, la traçabilité de l’information numérique ou encore les dispositions nationales existantes. En attendant, selon Guy Kastler de la Coordination européenne de la Via Campesina, « les Offices de brevet continuent à accorder des brevets portant sur des informations génétiques issues de ressources génétiques en violation de toutes les obligations de consentement préalable en connaissance de cause, d’accès facilité mais encadré et de partage des avantages« .

La Convention, un lieu de discussion parmi beaucoup d’autres

Un des documents préparatoires à la réunion de Charm el-Cheikh renseigne sur les (nombreux) autres lieux de discussion [11]. Pêle-mêle, on y apprend que la FAO, avec sa Commission sur les ressources génétiques pour l’alimentation et l’agriculture, planche sur le sujet. De même que le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (Tirpaa) ou l’Organisation Mondiale pour la Santé (OMS) qui travaille sur la question des séquences génétiques de virus de grippe. Ainsi que l’Assemblée Générale des Nations unies dans le cadre de sa Convention sur les législations sur la mer.

Mais c’est finalement l’Organisation mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) qui retient l’attention : cette institution internationale aborde notamment la question de l’utilisation « des informations génétiques numérisées […] dans le contexte d’informations à rendre publiques pour un brevet pour des ressources génétiques et savoirs traditionnels ». Une confirmation assez évidente que l’enjeu stratégique de ces discussions est, pour certains acteurs, la possibilité de breveter le vivant à partir d’un accès aux informations génétiques numérisées librement accessibles sur Internet permettant de contourner l’obligation de partager les bénéfices commerciaux…

[3Cet État peut aussi exiger à son tour le consentement préalable de son propriétaire (communauté locale et/ou peuple autochtone.

[5Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’agriculture et l’alimentation, voir par exemple Frédéric PRAT, « Traité international sur les plantes : la biopiraterie au coeur du Traité », Inf’OGM, 14 mars 2016

[7Inf’OGM utilisait indistinctement les termes « dématérialisation » ou « numérisation ». Nous faisons le choix de parler maintenant de numérisation, terme plus précis pour évoquer l’enregistrement sur un ordinateur et Internet des informations obtenues par séquençage.

[9le SBSTTA

[10Recommandation adoptée par l’organe subsidiaire chargé de fournir des avis scientifiques, techniques et technologiques, 22/1. Information de séquençage numérique sur les ressources génétiques

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