n°160 - juillet / septembre 2020

Forçage génétique : naturel ou pas ?

Par Hervé Le Meur

Publié le 21/09/2020, modifié le 01/12/2023

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Le forçage génétique force, non seulement l’organisme, mais aussi toute l’espèce donc aussi son écosystème. Est-il naturel ? Cette question, lourde de présupposés, est mal posée. Après avoir dit les chausses-trappes, décrit ce qui existe et les arguments en faveur d’une réponse positive, nous justifierons un point de vue plus général. On comprendra pourquoi cette question risque d’oblitérer les vraies questions politiques, épistémologiques et économiques du forçage génétique.

Tout d’abord, il faut se départir de l’idéologie que ce qui est naturel est bien. La nature n’est ni bien ni mal. Elle est. De même argumenter qu’elle serait bénéfique resterait une position utilitariste étrangère à l’équilibre dynamique des organismes et des écosystèmes qu’on pourrait appeler la nature.

Certains végétaux peuvent tuer. Dans une société qui identifie la vie (de l’individu !) comme étant le Bien, la mort sera identifiée comme le Mal. Défendre la mort mériterait des livres [1], mais il faut voir que la mort de l’organisme (humain ou pas) rend possible que l’espèce s’adapte. La mort des organismes, en réponse à certaines conditions environnementales, rend possible l’évolution de la vie. À un autre niveau, l’immortalité de certaines cellules s’appelle un cancer et elle condamne l’organisme. Qu’un élément soit naturel n’empêche pas qu’il puisse blesser ou tuer. Mais il n’est ni Bien ni Mal. Il est. Il faut abandonner la pensée dualiste qui oppose le Bien et le Mal. La sélection des espèces nous y aide.

La définition de la nature a déjà motivé des bibliothèques entières. L’homme est-il dans la nature ou à l’extérieur ? Est-ce que ce que fait la nature est toujours du registre de la nature ?

Le forçage génétique fait-il comme la nature ?

Le transfert de gènes entre les bactéries et même (à une fréquence extrêmement moindre) entre des organismes d’espèces différentes existe dans la nature. Il n’empêche que nous avons décidé d’étiqueter les OGM transgéniques qui en sont l’équivalent artificiel ou synthétique. Quel est donc le fondement du choix politique (qui peut se baser sur des considérations sanitaires ou éthiques) de l’étiquetage ? On a choisi de différencier les OGM des plantes naturelles parce que la transgenèse est une modification par des humains qui détournent et déforment des processus avec une intention. La transgenèse ne se réduit pas à un couper-coller de gènes et elle est associée à un environnement socio-économique assez éloigné de la nature ! Même si elle faisait les mêmes choses, elle n’est pas pareil car elle ne se réduit pas à ce qu’elle fait.

De même Wöhler, en 1828, a surpris les vitalistes du XIXe en faisant la synthèse (chimique) de l’urée. L’étonnement ne peut être d’avoir fait de l’urée. Chacun de nous en fait quotidiennement sans fatigue et sans artifice ! Quelle est la différence qui a motivé l’étonnement des gens aux XIXe ? Nous y répondrons plus bas.

Qu’existe-t-il dans la nature ?

Plusieurs articles [2] sont montré que des séquences génétiques se déplacent ou se recopient, voire asservissent l’organisme qui les porte. De tels phénomènes biologiques ont été découverts dès les années 1920, mais ils ont bien sûr toujours existé. Nous n’aborderons pas tous les phénomènes qui y ressemblent [3], mais les duplications génétiques qui arrivent dans la nature sont toujours dans certaines limites. Nous ne parlerons que des (rétro)transposons. Leur découverte chez le maïs a motivé un prix Nobel en 1983. Depuis, on a montré que des séquences répétées (notamment des transposons) occupent 70 % du génome du maïs, 95 % du génome de certaines liliacées et 45 % du génome humain [4]. Mais elles sont très rares chez les bactéries (génomes plus petits qui ont des facteurs d’évolution différents). La plupart sont non fonctionnelles ou inactivées par répression épigénétique. Ainsi le rétrotransposon L1 (ou LINE-1) est présent en environ 500 000 copies dans le génome humain dont il occupe 17 % à lui tout seul. On a cru qu’il était inactif ou réprimé de façon épigénétique. C’est faux car il s’active lors de l’embryogenèse, dans les cellules cancéreuses et dans d’autres situations selon le type de cellules ou de phase du développement [5]. De plus, il a la possibilité de réactiver des transposons inactifs ou de susciter des cancers ! Il arrive donc que des gènes ou des constructions génétiques se multiplient, comme les rétrotransposons, et colonisent plus ou moins des génomes, au point même de rendre la vie de l’organisme difficile.

Dans le monde que la biologie nous révèle, les organismes, que nous croyons stables et individualisés, ne sont que le théâtre de compétition entre leurs sous-unités comme les gènes, les chromosomes, ou des parasites qui leur confèrent parfois des fonctions nouvelles, bénéfiques ou pas. Par exemple, les mitochondries et les chloroplastes résultent probablement de symbioses entre des bactéries et d’autres bactéries qu’elles auraient parasitées (endosymbiose). Elles sont un constituant essentiel de toutes les cellules de plantes ou des animaux. Finalement, notre flore intestinale est un exemple de telle symbiose avec notre corps d’humains.

Pourquoi cela existe ?

Personne ne peut répondre au pourquoi, mais dans une perspective plus scientifique, on peut se demander où ces structures interviennent.

En fait ces (rétro)transposons peuvent contenir des gènes de résistance à un antibiotique ou aux métaux lourds, ou des gènes de protéines de structures (qui assurent la conformation dans l’espace des protéines et donc leur fonction biologique). Mais, attention, ces structures peuvent aussi intervenir dans des maladies (hémophilie, cancers…). Alors, sont-elles bonnes ou mauvaises ? Encore une fois, il ne faut pas associer la vie au Bien et la maladie au Mal. On peut retenir un avantage qui n’est absolument pas au niveau de l’organisme, mais au niveau de l’espèce, voire des espèces : toutes ces structures répétées et qui se répètent sont factrices de mutation, d’adaptation, d’évolution et probablement même interviennent dans l’apparition de nouvelles espèces, la spéciation. Les organismes (individuellement) n’y ont parfois pas intérêt, mais l’espèce survit grâce aux mutants mieux adaptés à un environnement qui change. Et quand l’espèce ne survit pas, elle disparaît et laisse la place à d’autres espèces. La Vie, ou la nature, y trouve donc son compte sans avoir d’intention.

Qu’en disent les scientifiques ?

L’Efsa a organisé une consultation [6] en détaillant plusieurs phénomènes biologiques assez bien connus de multiplication de séquences génétiques. L’agence parle des « systèmes de forçage génétique apparaissant naturellement » (p. 15) et les range dans la catégorie générale du forçage (singulier !). Elle distingue donc les forçages naturels et implicitement ceux non naturels ou synthétiques. Le singulier pour la catégorie générale du forçage génétique montre qu’on englobe des choses différentes dans une même catégorie. L’Efsa reconnaît donc bien une différence entre le naturel et le synthétique. Nier la différence servirait à naturaliser le forçage synthétique et donc à le banaliser.

Pour résumer, il existe des genres de forçages dans la nature, mais même l’Efsa les distingue du forçage génétique issu de biologie synthétique. Quelle sont leurs différences ?

Les différences de perspective ou d’intention

Reprenons l’exemple de l’urée synthétisée par Wohler en 1828. En quoi l’urée naturelle et l’urée synthétisée sont-elles pareilles ? Du point de vue chimique, les molécules sont identiques. Mais la prouesse scientifique a justement consisté à faire pareil, avec un autre procédé. Le discours scientifique, qui ne veut voir que le produit et pas son histoire, son procédé d’obtention, s’est contenté de dire que les molécules étaient les mêmes. Mais il se targuait implicitement de s’être dispensé de passer par l’humain, de rendre l’humain7 [7] obsolète en montrant, que, lui, pouvait s’en passer. En fait, ce que Wöhler montrait de plus impressionnant, c’était… lui, son intention et son pouvoir de réduire la vie à la chimie, à la Science et à l’Industrie. Il se cachait derrière sa découverte ou il se montrait par sa découverte.

Revenons au forçage. Une première différence entre le forçage (synthétique) et les (rétro)transposons est l’intention du scientifique, de l’industriel, de la Fondation Gates ou de la Darpa, l’agence qui finance les projets de recherche avancés de l’armée américaine ! C’est l’intention qui compte, et ici la volonté de puissance sur la nature, à laquelle la pensée cartésienne et scientifique nous habitue.

Une seconde autre différence est l’appareil technico-économico-étatique qui accompagne le forçage génétique qui devient donc aussi politique. Ne voir que le produit et pas l’appareil serait réductionniste et réducteur.

Une troisième différence est qu’en promouvant une solution imposée à des populations, la fondation Gates et la Darpa assoient le rayonnement, et donc le pouvoir, d’un monde (industriel et occidental) sur un autre et réduisent les gens à attendre la santé, pour le dire vite, « des médecins blancs ». Il sera rappelé dans ce dossier que des applications du forçage génétique aux armes génétiques sont possibles, même pour des humains !

Enfin, une dernière différence est que si une structure naturelle se recopiant endommage trop vite son hôte, elle disparaîtra avec son espèce hôte. Celles que nous voyons sont donc limitées naturellement. Même si dans l’histoire, certaines ont pu éradiquer une espèce, elles n’y aspiraient pas et cela leur nuisait. Le forçage génétique aspire à cela !

Même si certaines constructions génétiques réplicatives font pareil que le forçage génétique, sont-elles pareilles [8] ? La question de si ces techniques sont pareilles s’adresse à leur essence. Celle de si elles font pareil s’adresse à leur produits. Ces deux questions diffèrent. Or la démarche scientifique affirme ne jamais se mêler de l’essence ou des intentions pour ne parler que des produits, des mesures. Du coup, le monde n’existe que par ce par quoi elle peut le mesurer, comme si on pouvait réduire la connaissance d’une personne à celle de ses mensurations. De plus, nier qu’on ait des intentions [9] est donc faire preuve de (très fausse) modestie, c’est-à-dire d’orgueil en fait ! C’est oublier l’appareil industriel dont les scientifiques ne sont que des rouages et qu’ils veulent servir, mais qui a des intentions (lui aussi) et qui les manipule. Par exemple, Mme Ricroch critique la Fnab qui soutient « que la transgénèse n’est pas naturelle, ignorant deux publications majeures démontrant le contraire » [10]. Mme Ricroch use et abuse de son pouvoir d’expert, de scientifique pour asséner ses vérités et sa foi dans la Science.

En fait, le forçage génétique tel que le promeuvent des scientifiques, la fondation Gates et la Darpa est non comparable avec ce que fait la nature. Le forçage vise à éradiquer une espèce, à la changer entièrement ou à la rendre uniformément résistante. On constate que dans les écosystèmes, la diversité est maximisée. Cela assure plus de résilience aux écosystèmes, notamment agronomiques, en acceptant de sacrifier certains organismes ou certaines espèces. Surtout la nature n’a pas d’objectif, alors que le forçage est la suite des brevets de stérilisation Terminator et du projet cartésien de se rendre « comme maître et possesseur de la nature » (Descartes).

[1On peut recommander Philippe Soual, L’homme incarné, Artège, 2019 ou Olivier Rey, Leurre et malheur du transhumanisme, Desclée de Brouwer (2018), dont Inf’OGM a fait une recension (https://www.infogm.org/6659-transhumanisme-devoile-leurre-du-progres)

[2En français Les conflits infra-génomiques, A. Atlan et P.-H. Gouyon (1994) http://www.ipubli.inserm.fr/bitstream/handle/10608/2626/MS_1994_3_I.pdf. En anglais le rapport de l’Efsa pour une consultation sur le forçage génétique https://www.efsa.europa.eu/sites/default/files/consultation/consultation/gene-drive-document-for-consultation.pdf.

[3On peut citer la bactérie Wolbachia qui lutte contre les mâles et va jusqu’à transformer un mâle cloporte en femelle fonctionnelle, les éléments M (Medea), la distorsion de ségrégation pour éliminer l’un des sexes, voire certains chromosomes B qui se dupliquent, ou les éléments P qui ont colonisé toutes les drosophiles ou les gènes égoïstes… Il est très amusant de voir des biologistes refuser farouchement toute intentionnalité, toute téléologie, mais parler de gènes égoïstes (R. Dawkins), comme si le gène avait une intention alors que la dénégation d’une intention est un des actes fondateurs de la biologie scientifique.

[4Lander et al., « Initial sequencing and analysis of the human genome », Nature, 2001 ;409:860–921

[5Kim et al., « Real-time transposable element activity in individual live cells », Proc Natl Acad Sci, USA (2016) 113(26) : 7278–7283. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4932956/

[6voir note 2 pour leur argumentaire.

[7L’obsolescence de l’homme, G. Anders ou La disparition de l’homme, CS Lewis.

[8C’est la même question que celle de comparer la transgenèse et le transfert de gène comme il se produit dans la nature.

[9Il y a une excellente discussion du refus de la téléologie en biologie qui réduit la vie à un simple mécanisme visant à sa propre pérennité dans Leurre et malheur du transhumanisme de Olivier Rey (2019).

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