Droits de propriété intellectuelle sur les OGM : faut-il breveter le vivant ?

Il était inconcevable il y a vingt ans de pouvoir déposer un brevet industriel sur un être vivant. L’octroi du brevet est en effet conditionné par la démonstration d’une activité inventive, le critère de nouveauté et la possibilité d’une application industrielle. Or comment un organisme vivant peut-il être considéré comme une “invention ” ? Les scientifiques avouent les limites importantes dans la connaissance des mécanismes génétiques précis au point qu’ils ne peuvent être, ni décrits exactement, ni reconstruits, mais simplement utilisés. De plus,les êtres vivants peuvent par définition se reproduire. Autant de raisons qui avaient tout d’abord conduit le législateur à exclure le vivant du champ des brevets.
Mais avec les OGM cette position a changé. Pourquoi ?

1. Les enjeux

1.1. La boîte de Pandore des brevets sur le vivant

À l’origine, le brevet est un outil de politique publique qui vise à protéger les innovations de produits et de procédés en octroyant à l ’inventeur un monopole de fabrication, d’utilisation et de vente, pour une durée généralement fixée à 20 ans. Son attribution se base sur la nouveauté de l ’idée brevetée, l’inventivité dans sa conception et le potentiel industriel de son utilisation.
C ’est en 1980 que la Cour suprême des États-Unis, en confirmant la brevetabilité d’un micro-organisme génétiquement modifié qualifié clairement d ’"être vivant " établit un précédent très important dans l ’histoire de la propriété intellectuelle. Après une brève période d’hésitation, la brevetabilité des micro-organismes fut reconnue par l ’Office européen des brevets en 1982. L ’évolution de la jurisprudence a rapidement permis d ’octroyer des brevets sur des plantes (1985), des animaux (1988)et des embryons humains (2000).
L’octroi de brevets industriels sur les biotechnologies favorise une privatisation du vivant. On entend par biotechnologies modernes, celles ayant recours au génie génétique, chirurgie moléculaire intervenant directement sur le patrimoine héréditaire. Chaque acte, chaque produit de cette chirurgie, chaque organisme ou fragment ’organisme qui en est issu peut être considéré comme une "biotechnologie ",et être brevetée au titre de "technologie "pouvant avoir une application industrielle.

La privatisation à travers les brevets sur les biotechnologies du génie génétique touche donc à la fois la matière vivante, sa reproduction et les connaissances qui s’y rapportent.

1.2. La mondialisation de la dérive du droit des brevets

Breveter le vivant est un choix politique émanant de puissants acteurs économiques mondiaux. C’est en effet pour des raisons de politique industrielle que le renoncement aux critères classiques de l ’invention (nouveauté, description précise)a fini par prévaloir. Pour permettre le brevetage des organismes vivant il y eut une dérive du droit commun des brevets pour les inventions biotechnologiques. Et cette dérive tend à se mondialiser.

En 1992,la signature de la Convention sur la diversité biologique (Rio de Janeiro)a tenté de pallier cette dérive du droit international. En affirmant le droit souverain des États sur leurs ressources biologiques, elle a donné aux pays un pouvoir de négociation sur l ’utilisation matérielle de leurs ressources et leur destination juridique. Par des contrats fondés sur les lois réglant l ’accès aux ressources, les pays peuvent conditionner cet accès à toutes sortes de réserves qui peuvent aller de l ’interdiction de protéger l’invention par un quelconque droit de propriété intellectuelle jusqu ’à des exigences diverses, comme celles de réaliser la recherche en partenariat ou de partager les
bénéfices retirés.

La création de l ’Organisation mondiale du commerce (OMC), en 1995,a bouleversé cette situation. À travers les Accords sur les droits de propriété intellectuelle liés au commerce (ADPIC -TRIPS en anglais -) se confirme l’extension mondiale de la reconnaissance des droits de propriété intellectuelle sur le vivant : obligation de reconnaître les brevets sur les micro-organismes et obligation de protection des variétés végétales "par des brevets, par un système sui generis efficace, ou par une combinaison de ces deux moyens ". Les animaux, les végétaux et les procédées essentiellement biologiques peuvent être exclus. Jusqu ’à quel point ?
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2. Les impacts

2.1.L ’expansion illimitée du droit des brevets

Avec les organismes vivants, le système des brevets se développe, et ce processus d’expansion semble illimité. La restriction au brevetage du vivant est peu à peu contournée. Ainsi l’interdiction de breveter les variétés de plantes continue à être remise en cause par les firmes pour leur permettre de protéger les "inventions "biotechnologiques qu’elles y introduisent, c ’est à dire les OGM. Ainsi, les clones d’embryons humains doivent aussi pouvoir être brevetés pour faire avancer la recherche médicale... La relation entre investissement et propriété intellectuelle est présentée comme déterminante pour les performances économiques à long terme.Pour l’Amérique du Nord, l’Europe et le Japon, qui sont complètement dépendants de l’innovation technologique pour asseoir leur suprématie économique, il ne doit y avoir aucune perturbation dans leurs activités d’investissement, en augmentant sans cesse le champ d’application du brevet (du micro-organisme jusqu ’à l’être humain).

2.2.La recherche publique entravée et entraînée

Face à des contraintes économiques, à l’obligation de trouver de nouveaux débouchés et de créer de nouveaux marchés, des partenariats s’installent entre entreprises privées et publiques. Les nouvelles législations sur la recherche et l ’innovation favorisent le rapprochement des universités et des grandes entreprises, qui peuvent ainsi imposer leur conception marchande du vivant. Aux États-Unis, Novartis et Monsanto ont pris le contrôle de départements de recherche, respectivement de l ’Université de Berkeley en Californie et de la Washington University, pour des contrats de centaines de millions de dollars. La recherche publique des sciences du vivant se débat dans des procédures juridiques qui entravent son libre fonctionnement. Les détenteurs de brevets n’acceptent de délivrer le matériel breveté qu’à condition d’avoir un compte-rendu régulier des recherches entreprises par les concurrents. Des chercheurs du domaine public, le plus souvent sous contrat avec le secteur privé, adoptent peu à peu la politique du secret. Le risque majeur de ces rapprochements est de voir la recherche se concentrer sur les innovations pour une agriculture industrielle trouvant des marchés dans les pays riches et non aux projets d’une agriculture paysanne.

2.3. L’artificialisation du monde

Le patrimoine héréditaire qui a longtemps été considéré comme bien commun de l’humanité est donc devenu en quelques années une ressource génétique brevetable pour l’industrie. L’une des révolutions du génie génétique est de pouvoir franchir la barrière de l’espèce (cf.fiche 1, Qu ’est-ce qu ’un OGM ?). Le brevet est le moteur du développement des organismes génétiquement modifiés (OGM), les produits naturels ne pouvant prétendre à une appropriation par brevet. On comprend alors l’intérêt économique pour les firmes qui dominent les secteurs agro-alimentaire et de la santé à promouvoir, malgré les incertitudes et les risques, la production d’OGM, au détriment des filières classiques à rentabilité plus faible. Ce secteur de l’industrie va fortement influencer les négociations internationales dans ce sens. Ainsi sous la réglementation du Traité sur les ressources génétiques des plantes de la FAO, conclu en novembre 2001, les semences et autre matériel génétique peuvent être brevetés, dès lors qu ’ils ont été d ’une manière ou d ’une autre modifiés. De même, la Directive européenne sur la protection des inventions biotechnologiques de 1998 (99/44) considère que, si les gènes humains ne peuvent "en tant que tels" faire l’objet d’un brevet, ils peuvent, par contre, être brevetés s’ils sont extraits et manipulés.

2.4. Le vivant monopolisé

En 1992, les pays du Sud ont exigé que les ressources génétiques soient placées sous la souveraineté des États. Cependant les prélèvements sur la biodiversité par des compagnies privées issues des pays industriels et les dépôts de brevets ont continué. La "bioprospection" prend souvent la forme de biopiraterie. Aujourd’hui, une poignée de grandes sociétés transnationales se sont constituées d’importantes banques de gènes privées. Par ailleurs, elles contrôlent l’essentiel des applications de la recherche en biotechnologie, dont pratiquement 100 % de la commercialisation des semences transgéniques. Leur stratégie de contrôle du marché s’appuie sur l’importance de leur portefeuille de droits de propriété intellectuelle acquis sur un patrimoine génétique héréditaire et universel.

Igname
jaune
(Dioscorea
dumetorum)

US 5,019,580 détenu par Shaman Pharmaceuticals
et M.Iwu

Utilisée
en médecine traditionnelle ouest-africaine pour traiter le
diabète.Le brevet s’applique à l ’utilisation
de la dioscorétine pour le traitement du diabète.

Brazzéine
(“J’oublie”)
(Pentadiplandra
brazzeana)

US 5,527,555 ;US 5,326,580 ; US 5,346,998 ;US
5,741,537 détenus par l’Université du
Wisconsin (USA)

Plante
originaire du Gabon où elle sert depuis longtemps comme
édulcorant.Le brevet s’applique au composé
protéique édulcorant,au gène de la Brazzéine
et aux organismes transgéniques exprimant le gène.Ceci
supprimera la nécessité de cueillir ou de cultiver
commercialement la plante en Afrique de l’ouest. Prodigene
est en train d ’introduire le gène dans le maïs.

Pygeum
(Prunus Africana)

US
3,856,946 ;FR 2,605,886 détenu par Debat Lab (France)

Cet arbre est originaire des forêts de montagne africaines et connaît une large dissémination.Traditionnellement utilisé pour la sculpture et dans une certaine mesure à des fins médicinales.Son utilisation pour le traitement des troubles de la prostate a entraîné des ventes de quelques 150 millions de dollars par an,mais également
une surexploitation grave dans de nombreuses zones.

Sources
:Privatisation des moyens de survie :la commercialisation de la
biodiversité de l ’Afrique -Rachel Wynberg,Biowatch,Afrique du Sud -
Commerce
Mondial et Biodiversité en Conflit -No.5,Mai 2000 -Fondation
Gaia et GRAIN –www.grain.org/fr/publications/num5-fr.cfm

2.5. Les agriculteurs expropriés de leurs semences

De tout temps, les paysans ont conservé une partie des graines obtenues pour les replanter la saison suivante. Ce "droit de l’agriculteur" est perçu par l’industrie des semences comme un "privilège du fermier" et une concurrence insupportable, face aux coûts grandissants de la recherche. En Amérique du Nord, plusieurs centaines de fermiers ont été poursuivis en justice par Monsanto pour avoir ressemé des variétés transgéniques brevetées. Percy Schmeiser (cf.dossier Inf ’Ogm n°27), un agriculteur canadien qui n ’a jamais cultivé d ’OGM, a été condamné pour recel de gènes brevetés par Monsanto dans sa culture de colza ! Les semences transgéniques brevetées sont souvent comparées à des logiciels informatiques du point de vue de la propriété intellectuelle ; elles ne peuvent légalement être multipliées par leurs utilisateurs. D’une année sur l’autre, les agriculteurs sont contraints par la loi d’acheter leurs semences au lieu de les reproduire. Dans les pays du Sud, outre l’aspect économique, ces pratiques de sélection et multiplication des semences locales servent à maintenir une diversité variétale adaptée à une large gamme de terroirs ; ces pratiques sont favorables à la conservation des ressources génétiques vitales pour l’humanité.

2.6. Les accords internationaux imposent la protection intellectuelle sur le vivant

Pour assurer la rentabilité de l’investissement et un flux de revenus sur leurs "inventions", les multinationales souhaitent que l’application des droits de propriété intellectuelle soit étendue géographiquement à toute la planète. Les pays industrialisés ont utilisé les négociations sur le commerce,pour imposer la mise en œuvre par l’OMC de l ’ADPIC. Dans l ’accord, il est fait obligation aux pays de se doter d’un système de protection de la propriété intellectuelle sur les variétés végétales. Pour l’instant, le seul système alternatif au brevet qui trouve grâce aux yeux des pays industrialisés est celui de l’Union internationale sur la protection des obtentions végétales (UPOV). La révision d’une partie de l’accord sur la propriété intellectuelle à l’OMC (article 27.3b) est toujours en cours de négociation. La position prise par le groupe des pays africains, combattue à la fois par l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) et par l’UPOV, offre une série de propositions qui sont reprises par de nombreux opposants au brevetage du vivant.
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3. Brevet : Construire le débat

3.1. Le refus du brevet sur le vivant comme choix éthique

Inéluctable, le brevet sur toutes les innovations biotechnologiques ? Certainement pas. Doit-on rappeler que les lois sur les brevets industriels prévoient toutes, et depuis toujours,des exclusions à la brevetabilité ? Ces exclusions changent selon les époques et diffèrent selon les pays. Elles reposent sur des fondements divers : certaines exclusions sont dues à des considérations de techniques juridiques, d’autres sont liées aux choix de l’idéologie dominante de la communauté, et parfois à un mélange technique et éthique. Le débat éthique est ici essentiel. Or, le débat éthique, qui a conduit à faire adopter des législations sur l’extension du brevet sur les organismes vivants, est très pauvre. Pourtant le droit peut casser la logique de l’extension en posant des limites. Si l’écart évolutif entre micro-organisme et embryon humain se compte en milliards d’années, il n’a pas fallu 20 ans pour autoriser à breveter l’humain, une fois accepté le brevet sur la bactérie. La question éthique ne peut être dépassée et ne doit pas être renvoyée à l ’extérieur du droit des brevets.

3.2. Contrôle démocratique sur la communauté des brevets

Le système de brevet qui a été développé pour protéger les innovations inanimées peut paraître comme un instrument législatif inapproprié pour les organismes vivants et leurs constituants. Le système doit être complètement repensé en développant des voies alternatives pour valoriser le travail des innovateurs. Du fait de l’opposition d ’organisations de la société civile, un peu partout dans le monde, et de manière plus significative en Europe, les Cours de justice et les administrations ont dû se positionner sur les limites éthiques du brevet sur les biotechnologies. Or la "communauté des brevets" fonctionne malgré tout comme une communauté interprétative internationale qui décide seule de ce que sera la norme. La question aujourd’hui est d’assurer un processus d’interprétation qui respecte une conception éthique dans la loi sur les brevets. Ne serait-il pas fondamental que l’extension du droit des brevets aux technologies du vivant dépende d’un processus démocratique qui soit totalement indépendant de la communauté des brevets ?

3.3. Règlementation de l’accès aux ressources biologiques et partage des droits

Les organes internationaux de l ’environnement (comme ceux mis en place par la Convention sur la diversité biologique)et le Traité international de la FAO sur les ressources génétiques des plantes doivent évaluer l’impact possible des droits de propriété intellectuelle sur la biodiversité et les connaissances traditionnelles.Les ressources biologiques,leurs composants,leurs dérivés, les connaissances et les œuvres des communautés locales peuvent être rassemblés en bases de données.

La constitution de ces ensembles est particulièrement importante pour éviter la perte de ressources naturelles, culturelles et de savoirs.Une réglementation de l’accès aux ressources biologiques reste à construire et est à promouvoir.Il en est de même de la possibilité pour les pays d ’opter pour une loi nationale sui generis qui protègerait les innovations des communautés locales.

3.4. Repenser la protection de l’innovation

Le mouvement de privatisation de la recherche-développement, dominé par la concurrence de quelques firmes majeures, pourrait être socialement indésirable sans une capacité contraire de produire des recherches conformes au bien public. Une voie différente de celle de financer et de reconnaître l’innovation, peut se réaliser en organisant la participation des citoyens à la définition des objectifs de la recherche ou par le contrôle annuel du parlement sur les objectifs de la recherche.

L’idée a pu ainsi être émise par des organisations paysannes d’un "tribunal des semences" servant à faire valoir l’ensemble des caractéristiques biologiques et sociales des semences. En particulier un tel organisme pourrait protéger l ’expérimentation continue des communautés rurales sur les variétés cultivées, source majeure de la biodiversité des espèces végétales cultivées dans le monde entier.

Pour tout ce qui affecte le vivant et la conservation de la biodiversité,des systèmes de protection alternatifs aux brevets doivent être largement explorés. Ces dispositifs doivent tenir compte des droits collectifs des communautés, des indications d’origine et appellations d’origine contrôlées, ou des droits d’obtention végétale et animale respectant l’accès à la ressource génétique et les droits humains fondamentaux.

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4. Quelques références

•La connaissance du génome est-elle brevetable ?
À propos de la directive 98/44/CE sur la propriété industrielle dans le domaine des biotechnologies, Prise de position de l ’Académie des sciences (juin 2000), Paris.

•Directive 98/44/CE du parlement européen et du conseil du 6 juillet 1998 relative à la protection des inventions biotechnologiques, Journal officiel, n°L213 du 30/7/1998

•La propriété inventive en matière de biotechnologie.
La propriété de l’innovation en matière de biotechnologie appliquée à l’agriculture, Hermitte Marie-Angèle, 1990

In Application des biotechnologies à l’agriculture et l’agroalimentaire.
D.Chevallier, 1990, pp.115-289, Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques ; Ass 1827 (9e legisla), Paris

•Privatisation des moyens de survie : la commercialisation de la biodiversité de l ’Afrique.Commerce Mondial et Biodiversité en Conflit,
Rachel Wynberg, 2000, N°5, Mai 2000

•Législation modèle africaine pour la protection des droits des communautés locales, des agriculteurs et des obtenteurs et pour les règles d’accès aux ressources biologiques, 2000, CSTR, OUA, Addis-Abeba