n°104 - mai / juin 2010

Quel cadre légal pour les nanotechnologies ?

Par David Azoulay, CIEL*

Publié le 01/06/2010

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Il ne se passe pas une semaine sans que les médias n’abordent la question des nanotechnologies. Les matériaux qu’elles génèrent sont alternativement présentés comme la solution à tous les maux de l’humanité ou comme l’ultime pièce d’un puzzle technoscientifique menant à la destruction des écosystèmes et à l’empoisonnement généralisé de la santé humaine. L’intérêt des matériaux à l’échelle nanométrique (10-9 m) réside dans les propriétés différentes de la matière à cette échelle. Ces nouvelles propriétés pourraient être à l’origine de solutions innovantes à des problèmes auxquels la société moderne est confrontée (purification de l’eau, production d’énergie renouvelable décentralisée et durable, traitement de maladies, etc.). Mais parallèlement, elles font craindre des effets toxicologiques et éco-toxicologiques encore largement méconnus et très insuffisamment encadrés. Face à ces incertitudes, quelle attitude devrait adopter le législateur ?

Il peut être tentant d’appeler purement et simplement à l’arrêt total du développement des nanotechnologies afin d’éviter que de nouveaux risques ne deviennent réalité. À court terme, cet objectif nous parait irréalisable : de nombreux produits contenant des nanomatériaux vont continuer d’arriver sur le marché avant qu’une telle interruption du développement des nanotechnologies puisse être mise en œuvre (si tant est qu’il soit souhaitable ou même possible d’arrêter le développement d’une technologie dans laquelle plusieurs centaines de milliards d’euros ont déjà été investis).

L’hypothèse d’un arrêt brutal du développement des nanotechnologies étant écartée, au moins à court et moyen termes, peut-on envisager un encadrement réglementaire de l’utilisation des nanos-matériaux afin d’assurer un haut degré de protection de la santé humaine et de l’environnement et de prévenir les risques toxicologiques ? Les outils techniques et juridiques dont nous disposons sont largement inadaptés à la mise en œuvre de ce double objectif dans un contexte d’incertitude scientifique.

L’évaluation traditionnelle ne fonctionne plus

Les outils réglementaires en matière de gestion des produits dangereux sont basés sur un processus conceptuel de définition et d’évaluation des risques potentiels selon l’équation : Risque = Toxicité x Exposition.

Au-delà des limitations intrinsèques à cet outil d’évaluation du risque [1], il existe, dans l’état actuel des connaissances, de nombreux obstacles à l’utilisation de cette méthode pour encadrer juridiquement l’utilisation des nanomatériaux. En effet, il conviendrait en premier lieu d’évaluer précisément la toxicité (aigüe, chronique et sub-chronique) d’un produit ou d’une substance afin de définir des doses toxiques et des seuils de toxicité. Or, en pratique, nos connaissances sont très insuffisantes. Les rares études suggèrent néanmoins l’existence d’effets toxicologiques graves de certains nanomatériaux. Il est cependant difficile de systématiser les résultats existants compte tenu de la diversité des nanomatériaux étudiés et des protocoles expérimentaux utilisés.

L’exposition réelle ou potentielle doit ensuite être mesurée, ou au moins estimée. Or, en l’absence de réglementation spécifique permettant de connaître les quantités de nanomatériaux produites et mises sur le marché et/ou assurant la traçabilité des nanomatériaux, il est actuellement impossible d’évaluer ou même de modéliser l’exposition aux nanomatériaux. Cette évaluation est par ailleurs encore compliquée par notre incapacité à les détecter.

Face à ces incertitudes, et à l’accroissement du risque (du fait de l’accroissement de l’exposition à des substances potentiellement toxiques), notre système réglementaire est paralysé. La seule réponse consiste à developper des programmes de recherche fondamentale afin de produire des certitudes scientifiques sur la base desquelles développer des outils réglementaires classiques de gestion des risques. Or, sans préjuger de l’utilité de ces programmes, cette réponse est fondée sur l’illusion que la science peut produire des certitudes en la matière. Mais cette approche remet à plus tard des décisions urgentes et un besoin immédiat de gouvernance.

Propositions a minima

Sans avoir de réponse toute faite, quatre points semblent indispensables à tout système de gouvernance dans un contexte d’incertitude [2].

- Un tel système devra réguler une situation comportant de nombreuses inconnues scientifiques, il est donc important d’avoir une idée précise de la situation : quels sont les produits concernés ? Quelles quantités ? Quels usages ? etc. Eu égard à la difficulté d’obtenir ces informations des industriels sur une base volontaire, il apparaît nécessaire que soit mis en place un système de collecte d’information obligatoire.

- Le système doit être transparent. Cela implique un étiquetage des produits contenant de nanomatériaux, auquel s’opposent farouchement les industriels concernés, et une prise en compte effective des attentes et perceptions de l’ensemble de la société.

- Il faudra également être prospectif afin de couvrir l’ensemble des nanomatériaux actuellement sur le marché mais aussi ceux de seconde et troisième générations. Un système qui se contenterait de couvrir les actuelles applications ou qui attendrait l’apparition d’un problème ne remplirait pas les objectifs fixés.

- Enfin, le système devra être dynamique et adaptable. Des modifications devront être apportées notamment au vu de nouveaux résultats scientifiques disponibles et des succès et échecs constatés dans sa mise en œuvre.

La mise en place d’un tel régime réclamera d’importants efforts d’adaptation et d’invention (en particulier des autorités de régulation et des producteurs) et la remise en cause d’un certain nombre de processus et mécanismes existants. L’inocuité était actuellement non déterminable scientifiquement, il faut prendre en compte d’autres notions et sortir de la stricte logique d’une évaluation technico-scientifique qui est une impasse. « Tout le monde savait que c’était impossible. Il est venu un imbécile qui ne le savait pas et qui l’a fait » [3].

[1L’évaluation des risques comporte de nombreuses limitations liées à l’utilisation des notions de doses et de seuils : ces seuils sont calculés pour des toxiques pris individuellement, et non pour des cocktails de polluants pouvant agir en synergie ou avec des effets de potentialisation. Il existe aussi des niveaux de sensibilités liés au patrimoine génétique, à l’état général de santé ou à l’âge. Et cet outil fait l’impasse sur les questions éthiques ou sociétales. Ici, nous nous limiterons à démontrer l’impossibilité d’appliquer ces outils traditionnels pour évaluer les nanotechs.

[2Simon Brown, « The new deficit model », Nature Nanotechnology 4, 609 – 611 (2009)

[3Marcel Pagnol

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