Tribune

Les économies des OGM ou les OGM, les Consommateurs et les Citoyens

Par Thierry Raffin

Publié le 18/03/1999

Partager

PREAMBULE

L’objectif de ce texte est une tentative de clarification de la nature des OGM en tant qu’ils sont avant toute chose un objet social et à ce titre vecteur d’une mobilisation de divers catégories d’acteurs dans ce qui prend la forme d’un véritable mouvement social. En ce sens on peut parler d’essai de sociologie de l’action.

Dans le discours les OGM sont assez spontanément associés par la majorité des personnes à un objet principalement scientifique de par leur mode de production. Les opérations de la transgenèse sont d’abord situées dans l’ordre de la science et à ce titre entourées de ce halo de complexité qui en ferait échapper le sens et la compréhension aux profanes. On voudrait montrer ici que cette association loin d’être parfaitement « naturelle » est une construction sociale dont l’effet est bien justement d’opérer une séparation, une distinction entre l’ingénieur et l’ingénue. A l’Expert de la science s’opposent alors comme figures sociales de l’ingénue, le Consommateur et le Citoyen. Les majuscules sont mises ici pour désigner ces figures comme des figures idéal-typiques. On se propose d’analyser comment sont construite ces figures et comment on opère le plus souvent une confusion entre elles en les rapportant aux acteurs concrets qu’on désigne habituellement sous ces noms de consommateurs et de citoyens. Cette confusion ne permet pas de comprendre pourquoi la mobilisation des acteurs (citoyens-consommateurs) reste si difficile. Décrypter leur nature profonde peut permettre alors de mieux cerner les moyens et les étapes de leur mobilisation.

Pour ce faire, on s’appuie sur les travaux théoriques de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1) qui décrivent comment l’ordre social n’est pas un ordre univoque, mais qu’il se constitue dans la confrontation de natures topiques différentes qui peuvent être opposées mais qui peuvent aussi être agencées pour opérer des compromis capables de réordonner le monde social. Pour faire court, on peut résumer en disant que les situations de la vie quotidienne mais aussi les objets qui permettent de les construire peuvent être décrites dans des termes qui se rapportent à des ordres de grandeurs diverses soient dans l’ordre Civique, soit dans l’ordre Industriel, soit dans l’ordre Marchand ou encore dans l’ordre du Renom pour ne citer que celles auxquelles on fera référence dans ce texte. Il faut comprendre que ces grandeurs ou ces « natures » constituent intrinsèquement des matrices (ou paradigmes) cohérentes de représentation-description de l’ordre social. De ce fait elles sont des agencements assurant une solidité à ces visions du monde. On peut alors décrypter comment les OGM prennent un sens social dans la confrontation de ces différentes « natures », quel est le rapport que le consommateur d’une part et le citoyen d’autre part entretiennent à cet objet.

LA NATURE INDUSTRIELLE DES OGM

Ce qui caractérise nos sociétés modernes c’est que la science et ses découvertes appartiennent à la nature industrielle du monde. Le développement historique de l’industrie est inséparable du mouvement des inventions scientifiques. L’ingénieur est l’une des figures principales de cet agencement symbiotique. C’est dans ce sens que les OGM en tant qu’ils sont une invention scientifique possèdent cette nature industrielle. Ils participent d’un monde où le principe de grandeur est lié à l’image du progrès. L’idéologie du progrès, que les choses sont de mieux en mieux et que l’homme parvient à une maîtrise de plus en plus forte du monde qu’il peut refaçonner à la mesure de ses désirs, est le moteur de cette représentation industrielle du monde. D’entrée de jeu les OGM dans cette représentation sont donc parés des vertus du modernisme. Parvenir à modifier les structures génétiques des organismes vivants devient du même coup aussi la preuve de cette accroissement de la maîtrise de l’homme sur la nature. Au fondement de l’objet des OGM, il y a l’opération inaugurale de la réduction du vivant au travers des manipulations génétiques. En isolant et en intervenant par le biais de techniques « dures » dans les cellules sur l’ADN, l’organisme vivant est « objectivé ». L’expression finale de cette transformation du vivant en objet de nature industrielle se réalise dans le brevetage du vivant. C’est cette nature industrielle des OGM qui leur donne toute leur solidité dans les consciences sociales. C’est parce qu’il est socialement difficile de mettre en doute les bienfaits de la science et de l’ordre industriel qui manifestent quotidiennement leur prégnance au travers de tous les objets qui nous entourent sans remettre en cause la totalité de notre modèle de développement, qu’il est difficile de s’attaquer aux OGM. En le faisant, on s’attaque d’emblée aux fondements matériels de l’ordre social historique des nations dites « développées ». La rhétorique du Développement fait partie de cette représentation industrielle du monde. Dénoncer les OGM reste cependant possible, mais il faut bien voir que cela ne peut se faire qu’à partir d’une autre « nature » du monde. Il faut agencer les ordres de grandeur du monde différemment pour réduire la « grandeur » des OGM. Or la constitution claire et cohérente d’un tel espace de dénonciation n’est pas évidente. Au nom de quoi la réduction des OGM est-elle possible au sens de devenir audible pour les acteurs sociaux. Plusieurs points de vue peuvent s’énoncer mais dont les positions sont inégalement partageables et appellent toutes des élaborations complexes qui les rendent fragiles ou du moins moins solides que la nature industrielle fondamentale des OGM. 

LES LIEUX THEORIQUES DE DENONCIATION DES OGM

Si l’on doit chercher une autre nature dans laquelle les OGM peuvent constituer une non-grandeur , on peut identifier une représentation Inspirée du monde qui le fait échapper à la maîtrise de l’homme. Dans cette vision du monde l’Homme est dans la Nature. Le lien qui unit l’un à l’autre est insécable et le principe moteur de cette « nature » est l’harmonie universelle. Certains groupes sociaux peuvent défendre une telle vision du monde à partir de réthoriques différentes plus ou moins cohérentes qui renvoient à des principes religieux ou moraux qui interdisent qu’on touche à l’Essence du Monde. Mais on doit convenir que le développement d’une telle position est devenu particulièrement difficile dans notre monde industrialisé qui apporte à chaque moment et dans chaque situation la démonstration qu’une forme de Pureté Originelle a été perdue et ne peut plus être restaurée. De l’intérieur même de ces représentations du monde, le monde matériel est dénoncé comme une corruption d’un idéal qui est situé alors dans un autre monde que l’exigence d’absolu peut seul permettre d’atteindre ou de restaurer.

Un autre « lieu » de dénonciation des OGM peut être trouvé dans une représentation Civique du monde. En effet dans cet agencement du monde, le principe supérieur , la grandeur est le Bien Commun, l’Intérêt Général. La question est donc de savoir à partir de là si les OGM peuvent servir l’intérêt de tous ? On voit bien que la réponse à cette question n’est pas aisée car il faut alors entrer dans une analyse critique qui suppose la mise en œuvre d’une délibération et d’une confrontation des intérêts particuliers qui parvienne à les transcender. Mais là non plus l’opération n’est pas simple, tant les grandeurs civiques sont liées historiquement à la conception d’un être doué d’une raison qui le rapproche de la conception de l’ingénieur. Grandeur civique et grandeur Industrielle avancent de pair. L’issue du débat n’est pas jouée d’avance. On y est même au cœur. L’échange des arguments s’organise aujourd’hui dans la volonté de faire une balance des aspects qui servent le Bien Commun et de ceux qui le menacent. Dans un tel espace civique c’est en toute logique le Citoyen qui est interpellé pour exprimer sa position au regard d’une mise à plat des connaissances et du savoir sur les OGM. Mais la question reste entière de savoir si cet être le Citoyen possède une existence concrète et s’il est réellement interpellé. Les modèles concrets historiques de cette « nature » civique fonctionnent sur le principe de la démocratie élective. Les citoyens qui forment le peuple expriment leur opinion au travers du mécanisme de leur représentation par des élus qui ont pouvoir pour énoncer l’intérêt Général. Les dispositifs de conférences délibératives ou de consensus qui ont été mis en place à propos des OGM (2) s’inscrivent dans cette recherche d’un lieu civique à partir duquel puisse être formulée la Loi. Mais pourquoi donc éprouve-t-on la nécessité d’un tel dispositif qui vient se rajouter à la forme historique de la démocratie ? Est-ce pour dépasser la critique de la démocratie formelle que certains groupes dénoncent au nom même des principes fondamentaux de la grandeur Civique qui voudrait que les Citoyens puissent exprimer leur voix directement sans l’intermédiation de dispositifs de représentation jugés comme des agencements industriels susceptibles de transformer et de corrompre les opinions ? Non sans doute. Il faut y lire autre chose. Je propose l’idée que dans l’agencement concret du monde la figure du Citoyen est une figure « impure » qui est mêlée à une autre figure elle même composite : la figure du Consommateur.

UN ETRE COMPOSITE : LE CITOYEN CONSOMMATEUR

Le Consommateur , c’est cet Etre qui se constitue dans le compromis entre une « nature » marchande à laquelle il emprunte la grandeur de l’Acheteur et une « nature » industrielle à laquelle il emprunte la valeur d’usage du Produit. . La prégnance de cette figure tient à la solidité historiquement élaborée du compromis industriel-marchand de notre monde. Mais à y regarder de plus prés, cet Etre s’est vu doté de propriétés singulières qui prennent sens dans une nature Civique : les droits des consommateurs. Les processus industriels ne sont pas simplement organisés par des normes de production cohérentes du point de vue de la « nature » industrielle, ils sont aussi largement régis par des réglementations (forme administrative de la Loi – « nature » civique) de toutes sortes qui touchent à la consommation de ses produits. Mais ces normes et ces réglementations ne visent pas essentiellement à protéger le Citoyen, mais bien d’abord à informer le Consommateur. Pour que le marché fonctionne (dans le modèle libéral qui est la formulation philosophique de la « nature » marchande), il faut que celui-ci soit assimilable à un espace transparent, fluide permettant un juste ajustement des prix. En théorie l’information sur les produits participe alors de cette fluidification du marché. Il faut pouvoir savoir que les produits existent et quels sont leurs usages. C’est la justification de la publicité dans la « nature » marchande. Laquelle publicité peut être justement dénoncée à partir de la « nature » civique comme cherchant non pas à organiser le Bien Commun d’une égalité des « citoyens-consommateurs » face à la diversité des produits, mais comme entreprise de promotion des intérêts privés. On voit donc apparaître cette figure composite du citoyen-consommateur et de la nécessité de sa défense. Or cette figure composite ne peut qu’être dénoncée du point de vue de la nature « industrielle-marchande » qui proclame au contraire assurer le Bien Commun par les mécanismes même de l’information publicitaire. Mais d’un point de vue strictement Marchand, le Citoyen qui se cache dans l’Acheteur, fait encourir le risque d’une inflation de la demande d’informations qui se transmue en accroissement de réglementations. Du coup d’une information minimale devant assurer la fluidité du marché, on passe à une information « débordante » qui introduit une viscosité du marché et qui menace de corrompre le modèle. On comprend mieux dès lors tout le débat sur l’étiquetage des produits. Du point de vue de la nature marchande, une trop grande spécification des produits est inutile car elle pèse sur les mécanismes de formation des prix en brisant ou perturbant les règles d’équivalence. Ceci dit le modèle théorique marchand n’existe pas plus que n’existe le modèle pur de la démocratie. Dans la réalité empirique, la science du marketing comme forme élaborée et sophistiqué du projet publicitaire opère une corruption interne du modèle, en réalisant cette segmentation du marché, en cherchant à constituer des niches commerciales, permettant la promotion spécifique de telle ou telle catégorie de produits rendus ainsi incommensurables. D’une certaine manière, c’est bien ce qui se passe avec production d’Appellations d’Origine Contrôlée (AOC), par l’apposition de marques, de qualités spécifiques comme par exemple les produits « Bio ». C’est ce qui commence à se passer aussi avec la caractérisation de produits « Sans OGM ». Il ne s’agit pas tant de protéger le Citoyen contre des falsifications, ou contre des risques alimentaires, que de donner satisfaction au consommateur dans le seul objectif d’attirer ses faveurs et donc de faire valoir des intérêts privés commerciaux.

DE L’ANALYSE A L’ACTION : LA FORMATION DU CITOYEN

La prééminence du Consommateur sur le Citoyen

On le comprend, la stratégie naissante des enseignes commerciales (distributeurs agro-alimentaire, restaurateurs..) a prendre le parti du Consommateur n’est pas fondée sur une conception citoyenne du monde, mais représente un ajustement marchand à une revendication de nature civique d’information et de connaissance précise des produits. Cet ajustement donne du même coup toute la puissance de l’Etre du Consommateur dans notre société.

Au delà de l’analyse, d’un point de vue de la tactique de l’action, il faut sans doute appuyer cette stratégie qui introduit une fracture dans le modèle industriel-marchand. Mais il ne faut pas être dupe et conclure à une victoire du Citoyen. Nous sommes loin du compte puisque le Citoyen n’existe pas réellement. Cette figure n’est qu’un idéal type dont la concrétisation appelle une modification du modèle dominant de fonctionnement social qui reste celui du compromis industriel-marchand.

Considérer réellement le Citoyen supposerait une diffusion plus large encore des informations sur les OGM et pas simplement limitée à l’apposition d’étiquettes sur les produits qui ne peut éclairer le choix du Consommateur qu’à partir de mots d’ordre réducteurs : du type « Les OGM c’est dangereux » ou « Les OGM c’est moderne ». Une bataille est engagée pour faire valoir un point de vue sur l’autre en jouant davantage sur les croyances que sur la Raison du Citoyen. Aller jusqu’au bout d’une démarche Citoyenne suppose de dépasser la pauvreté d’un tel débat. Ce qui est en jeu c’est la constitution même du Citoyen dans le débat. Voilà bien pourquoi l’entreprise n’est pas facile. Informer, convaincre le Citoyen suppose que le Citoyen soit constitué, or sa constitution passe par le travail même d’information. C’est le débat qui forme le Citoyen. Voilà pourquoi la question des OGM apparaît au cœur même de la question de la Citoyenneté comme d’autres questions du même type comme le Nucléaire par exemple.

Le travail d’information sur les différents enjeux soulevés par les OGM, interroge aujourd’hui la capacité des consommateurs-citoyens à vouloir être véritablement Citoyens ou même simplement à être davantage citoyens que consommateurs.

La question doit être posée de savoir pourquoi il est si difficile de mobiliser contre les OGM de manière rationnelle ? Pourquoi l’exposé rigoureux des multiples risques que les OGM font courir ne suffit pas à déclencher des comportements de dénonciation, de boycott conduisant rapidement à un moratoire et à une interdiction de la commercialisation des produits alimentaires transgéniques ?

Le consumérisme

La première réponse me semble résider tout d’abord dans la nature profondément industrielle des OGM. Ces objets participent d’un monde qu’on ne peut pas facilement mettre en doute. Lutter contre les OGM au nom des risques qu’ils comportent, ce n’est pas dans notre système de représentation dominant lutter pour la protection de l’Environnement au sens de la Nature, ce serait lutter contre notre environnement (industriel), contre notre monde, contre la réalité ambiante. C’est d’une certaine manière avoir le sentiment de couper la branche sur laquelle on est assis. Or le consommateur est un être rationel, lutter contre les OGM ce serait remettre en cause la totalité des grandeurs qui le fondent en tant que consommateur. Il faut véritablement un scandale manifeste pour opérer une réaction du consommateur à la base. L’exemple dit de l’ESB (Encéphalite Spongiforme Bovine) dit de la « Vache folle » est l’exemple d’un tel scandale. Mais il faut remarque que le scandale n’éclate que par le rappel au corps physique. C’est la mort qui fait scandale dans l’univers aseptisé du Consommateur, car elle seule aujourd’hui est capable d’opérer ce rappel au réel de l’Etre biologique qui se cache dans la figure sociale du Consommateur. Les associations de consommateurs savent bien cette difficulté à transformer une information en mobilisation. D’ailleurs même si le travail des Associations de Consommateurs se comprend dans une logique civique de la mobilisation -mettre en forme et faire valoir l’Intérêt Général des consommateurs- l’essentiel de leur action est « consumériste ». Le « consumérisme » est une doctrine qui s’articule dans le compromis industriel-marchand. La visée est proprement de « parfaire » une « nature » dans laquelle l’information rigoureuse sur les produits permettrait le choix du Consommateur. Dans la logique marchande industrielle, l’essentiel est de pouvoir donner le choix. Ce qui n’est pas nécessairement « éclairer » de manière rationnelle le choix.

Le coup ou le coût de l’étiquetage

La thématique de l’étiquetage des produits OGM s’inscrit dans cette perspective consumériste. Cette exigence d’étiquetage appelle une technologie de la séparation des filières qui puise dans la nature industrielle. Les notions de traçabilité, de procédures et processus d’isolement des espaces et des matériels permettant l’élaboration de filières séparées de production-stockage-transport-transformation-conditionnement entre les produits OGM et les produits sans OGM, trouvent leur force de conviction dans l’évidence de notre monde industriel. Mais les OGM possèdent une spécificité que la nature industrielle cherche à réduire à toute force : ce sont aussi à l’origine des organismes vivants. Et la technologie des filières pour être valide jusqu’au bout devrait intégrer cette donnée essentielle. Ce qu’elle ne fait pas car elle réfère aux OGM comme à de pures objets industriels. Or c’est tout en amont de la filière que les risques de dissémination des gènes opèrent au travers des processus même du vivant comme l’interpollinisation des variétés. Pour bien faire, il faudrait traiter les OGM comme les autres organismes vivants lorqu’on veut véritablement les isoler pour éviter une contamination. Il faudrait que l’organisation des filières se fonde sur le principe du confinement. Mais on voit bien que des effets de coût de confinement des cultures OGM en tant qu’ils sont des produits destinés au marché concurrentiel de l’agro-alimentaire les rendraient impropres à la vente. Il est fort à parier que les avantages vantés des nouvelles espèces OGM sur les variétés non OGM ne suffiraient pas à convaincre commercialement le Consommateur.

Mais lorsqu’on fait cette analyse, il faut bien voir qu’on le fait à partir d’un autre espace de compréhension du monde qui permet la dénonciation des filières comme illusoire. Il faut remarquer aujourd’hui que cette perspective d’étiquetage et de filières séparées est opératoire dans la conscience du consommateur. Elle fait partie de son univers et il est difficile de la remettre en question.

Donner le choix ou éclairer le choix

La remise en cause de la logique de l’étiquetage n’est possible que par le changement d’univers de référence. C’est bien ce déplacement qu’il convient d’entreprendre. Et pour cela il ne faut pas penser que cela puisse s’opérer d’une manière simple par un transport immédiat d’un univers à l’autre. Il ne faut pas oublier comment ceux qui dénoncent les OGM le font souvent à partir d’une « nature » civique dans laquelle ils se constituent comme Citoyens. Mais l’Etre du Consommateur a lui, les deux pieds dans l’univers industriel-marchand. S’il possède bien une petite graine de conscience civique, il faut pouvoir la faire grandir. Je pose comme hypothèse sociologique de l’action que c’est en s’appuyant sur la logique du choix que l’Etre du Citoyen peut être réveillé dans la conscience du Consommateur. On l’a vu la dynamique interne du consumérisme consiste à donner le choix. Et en ce sens la production de technologies des filières peut permettre l’exercice du choix pour le consommateur. C’est sur cette base qu’il faut travailler les arguments qui dans un premier temps permettent de faire choisir les produits non-OGM. L’exercice même du choix et le travail nécessaire de rationalisation du choix amènent alors à l’intégration d’un espace civique dans lequel les arguments développés contre les OGM prennent sens.

Les résistances qui existent à la mise en œuvre de filières permettant l’étiquetage se fondent bien sur cette même analyse stratégique. Donner le choix entre OGM et non OGM c’est pratiquement condamner le développement des OGM. 

Je soutiens qu’il est plus efficace (à défaut d’être plus facile car cohérent intellectuellement à partir d’une nature donnée) de se battre avec la force de l’adversaire qu’en cherchant à convaincre et à mobiliser d’emblée dans un espace civique quasiment inexistant ou faiblement constitué.

Je soutiens que par cette logique de l’action sociologique, on peut parvenir à constituer l’Etre du citoyen dans le corps du consommateur et ce faisant participer de la construction d’un véritable espace civique. Il faut ainsi pouvoir constituer les OGM en objet (repoussoir) civique, mais bien sûr un objet ouvrant une nature civique fait des solidarités citoyennes et du dépassement des intérêts particuliers.

LES OGM : UN OBJET A CONSTRUIRE CIVIQUEMENT

L’idée qu’on pourrait mobiliser les citoyens contre les OGM présuppose ce qui reste à constituer : des Citoyens conscients que les OGM présentent des dangers menaçant le monde social. Le travail proprement politique de mobilisation des citoyens passe alors par la construction des OGM comme objet prenant sens dans l’ordre civique. Or le mode de constitution civique des objets est régi par le processus de la délibération. Seul l’échange des opinions peut permettre à chacun de dépasser la singularité de sa position individuelle pour dégager une formule crédible du Bien Commun. Il faut donc organiser le débat autour des OGM pour en faire échapper la conception du seul registre industriel de la science et la resituer dans l’espace public. Les moyens à disposition pour réaliser une telle opération sont multiples, mais ils supposent tous que le travail d’information s’opère dans les formes de la rhétorique. On peut de la sorte ouvrir un espace de la délibération dont le verdict doit permettre l’établissement de la Loi. Cette dernière possède la vertu d’arrêter le débat par la production d’un accord général dans l’ordre civique. Elle impose alors au monde une nouvelle évidence plus difficile à remettre en cause ou à dénoncer. Pour y arriver, il faut pouvoir convaincre en énonçant les arguments qui font advenir la conscience citoyenne. Il s’agit donc de réussir cette forme de miracle social qui permet à chacun de s’abstraire de la considération égoïste de son seul intérêt particulier pour accéder à la conscience collective.

Dans le cas des OGM, il ne suffit donc pas de focaliser la conscience sur les seuls risques individuels que chacun peut encourir par le biais d’un régime alimentaire contaminé par OGM. Cette dénonciation n’est qu’un point de départ qui interpelle l’Etre du Consommateur. A partir de là il faut opérer le passage vers l’Etre du Citoyen. Une telle sociologie de l’action permet d’imaginer des montages qui présentent quelques chances de succès. A travers une campagne de mobilisation centrée sur le mot d’ordre « Pas d’OGM dans nos cantines », on propose un tel montage propre à révéler la nature civique des OGM. Il s’agit d’interpeller en tout premier lieu les élus (en gras tous les objets ou acteurs de la « nature » civique, convoqués dans la situation) dans leur responsabilité qu’ils ont à prendre toutes les précautions propres à garantir les bien être des collectivités dont ils ont la charge. La collectivité choisie ici est celle des enfants en tant que ceux-ci sont une forme du public particulièrement exposé dans le cadre de la restauration collective. Cette interpellation doit pouvoir passer au travers du saisissement des parents d’élèves dans leur expression civique de leurs Associations représentatives ou dans leur pouvoir de représentation au sein des institutions des conseils d’école ou des conseils d’administration scolaire. Le véhicule proposé de la mobilisation est la forme classique de la lettre pétition argumentée qui peut se formuler sous la forme d’une lettre ouverte dans les médias locaux en tant qu’ils permettent d’élargir la sphère publique d’expression de la raison politique (Habermas). Pour renforcer encore la puissance de la mobilisation politique, la lettre pétition peut trouver à s’exprimer aussi à l’occasion de réunions-débats publics d’information.

Un vecteur supplémentaire de diffusion nous est « offert » aujourd’hui via le réseau Internet. Ce dernier possède cette propriété de pouvoir faire advenir le Citoyen dans cet Etre singulier et désincarné qu’est l’Internaute. Celui-ci perd en effet ses propriétés singulières en circulant dans l’espace éthéré de la Virtualité. Mais là encore les choses sont loin d’être stabilisées et il ne faut pas ignorer la bataille importante engagée aujourd’hui entre l’ordre marchand et l’ordre civique pour définir l’essence de l’Internaute. Il reste que selon les lignes de force utilisées sur le réseau et selon la nature des informations qu’on y fait circuler, on fait le pari qu’il est possible de convoquer l’Etre du Citoyen au regard des objets qui sont soumis à l’Internaute.

En passant ainsi de la théorie sociologique à une sociologie de l’action, j’espère pouvoir donner de la force au pouvoir de conviction que nous devons exercer pour réussir cette opération essentielle qui permettra une réglementation des OGM. J’espère avoir pu ainsi montrer qu’en devenant aussi des objets proprement civiques, ils perdront irrémédiablement de leur valeur industrielle marchande. Les « investissements de forme » civique (pour reprendre une expression de la théorie des économies de la grandeur) que nous pouvons réaliser sont la condition nécessaire à la réduction des investissements économiques dont les OGM sont aujourd’hui les objets privilégiés et qui appellent un retour d’investissement. Le premier retour d’investissement que nous pouvons espérer serait me semble-t-il la décision politique d’un moratoire de 5 ans (révisable et reconductible) sur la production et la commercialisation des OGM, capable de rompre les équilibres financiers des firmes du complexe génético-industriel pour reprendre l’expression de JP Berlan.

Actualités
Faq
A lire également