n°121 - mars / avril 2013

Lanceurs d’alerte et expertise : comment le Parlement désarme la loi

Par Jacques TESTART Jacques Testart et Glen Millot, Fondation Sciences Citoyennes

Publié le 05/03/2013

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Il ne suffit pas que de bonne volonté et de travail pour faire avancer les lois. L’association Fondation Sciences Citoyennes (FSC) vient de l’apprendre à ses dépends. Après plusieurs années de travail, elle avait mis au point en 2010 une proposition de loi sur les lanceurs d’alerte et l’expertise. Méprisée par l’ancien gouvernement, cette proposition a été reprise mais complètement dénaturée par le nouveau. Récit d’un détricotage en règle.

En août 2012, le groupe Europe Ecologie Les Verts (EELV) présentait au Sénat un projet de loi pour créer une Haute autorité de l’expertise et de l’alerte (HAEA) dans les domaines de la santé et de l’environnement. Ce texte, directement inspiré d’une proposition de la FSC [1], voulait traiter simultanément de la déontologie des expertises et du suivi des alertes dont sont à l’origine les lanceurs d’alerte (cf. encadré). En effet, les deux problèmes sont intimement liés et c’est d’ailleurs en recherchant les moyens de protéger les lanceurs d’alerte que la FSC a été confrontée aux carences de l’expertise aujourd’hui : quel crédit accorder au lanceur d’alerte et quelle suite donner à son alerte si le système d’expertise n’est pas en mesure de traiter les faits avec objectivité, compétence et célérité ? Ce projet de loi visait ainsi à créer une structure indépendante dont la fonction ne serait absolument pas de réaliser des expertises (comme le HCB, l’ANSES, etc.) mais de décider des règles d’une bonne expertise en précisant les principes (impartialité, pluralisme, contradictoire, transparence) et en veillant à leur respect par toutes les instances chargées d’expertises. En complément, le projet instituait une cellule d’alerte dans les entreprises de plus de dix salariés et prévoyait que, sauf arrangement interne rapide entre parties prenantes locales (employeur, comité d’entreprise, comité d’hygiène et sécurité, et lanceur d’alerte), l’alerte serait communiquée à la HAEA qui l’ajouterait au registre des alertes et en contrôlerait l’évolution (étude des expertises existantes ou demande d’expertise sur les faits, protection du lanceur d’alerte). Pour les lanceurs d’alerte d’entreprises plus petites ou non salariés, c’est la HAEA qui gèrerait d’emblée les alertes.

Une future usine à gaz sous contrôle gouvernemental

A l’issue de manœuvres de droite comme de gauche auxquelles les élus EELV ont cédé, la HAEA a été dénoncée comme une « usine à gaz » par des parlementaires qui faisaient mine de croire qu’elle serait une méga-agence d’expertise plutôt qu’un comité d’éthique doué de certains pouvoirs mais dont les membres (personnalités, élus…) ne sont pas des experts scientifiques. Le Sénat remplaçait donc cette autorité administrative indépendante par une commission consultative, la « Commission nationale de la déontologie et des alertes en matière de santé et d’environnement » (CNDA), sous tutelle gouvernementale et ayant pour mission de veiller aux règles déontologiques. Cette Commission-boîte à lettres reçevrait les alertes et les transmettrait aux ministres concernés, lesquels informeraient la première « des éventuelles saisines des agences »… Le registre national des alertes que prévoyait le projet de loi devient décentralisé dans chaque structure d’expertise et la CNDA est privée de moyens de pression sur les agences. Les cellules d’alertes étaient rejetées pour être remplacées par les Comités d’hygiène et sécurité (CHSCT) qui se voyaient dotés de nouvelles prérogatives, ce qui en soi permettait une mise en place rapide de ce dispositif dans les entreprises sans besoin de créer de nouvelles structures. Pour les lanceurs d’alerte non salariés ou salariés de petites entreprises, le Sénat remplaçait la possibilité pour eux de saisir directement la Haute autorité, devenue Commission, par une hypothétique possibilité de saisir le Défenseur des droits : ce qui aurait été finalement juridiquement impossible car une nouvelle loi organique aurait été nécessaire. Mais, comme pour les autres lanceurs d’alerte, les règles prévues pour leur protection sont formelles et le traitement des alertes n’est pas rendu public. L’obligation de divulguer des informations importantes au regard de la santé publique a même été supprimée ! A la place ont été martelés les risques encourus en cas de lancement de fausse alerte avec l’intention de nuire.

Ainsi, après passage au Sénat, les dispositifs d’expertise et de traitement des alertes sont dissociés, les alertes seront éventuellement prises en charge par des agences parfois impliquées dans les dysfonctionnements et aucune autorité conséquente ne pourra contester l’état des choses même si la Commission doit faire un rapport annuel au Parlement. De plus, et à tous les niveaux, la transparence n’est pas au rendez-vous…

Des lanceurs d’alerte bâillonnés ?

Restait l’étape des députés qui ont repris le projet sénatorial en janvier 2013. La droite, reprenant à son compte les arguments fallacieux de l’Académie de Médecine – considérant la légalisation d’un statut de lanceur d’alerte non seulement injustifiée mais dangereuse [2] – proposait, sous la plume de Bernard Accoyer, de supprimer tout simplement les articles traitant de la protection des lanceurs d’alerte. La commission des Affaires Sociales quant à elle, finissait de déboulonner un texte déjà vidé de sa substance en supprimant les nouvelles prérogatives proposées pour les CHSCT des entreprises par le projet initial, et approuvées par le Sénat, le recueil des alertes locales étant supposé être une tâche trop lourde. Le salarié n’aura plus qu’à prévenir son employeur et, si celui-ci fait la sourde oreille, il lui restera la possibilité de saisir le Préfet. On imagine déjà l’engouement que va susciter cette procédure pour les potentiels lanceurs d’alerte à venir, et combien de drames évitables continueront d’avoir lieu. Les ciseaux législatifs ont tellement amputé le texte qu’il n’y a plus de lien entre le lanceur d’alerte et la CNDA, puisque la commission ne peut être saisie ni par le lanceur d’alerte, ni par l’employeur. Seul un tiers (syndicats, certaines associations) aura cette possibilité.

En plus d’avoir été vampirisée, la proposition de loi adoptée à l’Assemblée nationale le 31 janvier prévoit la mise en place d’un dispositif bancal, et ne tient aucun compte des conclusions du rapport « Signaux précoces et leçons tardives » de l’AEE [3] qui dénonce la prise en compte régulièrement tardive des alertes et insiste sur l’importance d’utiliser plus systématiquement le principe de précaution.

Un lanceur d’alerte (« whistleblower » en anglais)…

… désigne une personne ou un groupe qui estime avoir découvert des éléments qu’il considère comme menaçants pour l’homme, la société ou l’environnement et qui de manière désintéressée décide de les porter à la connaissance d’instances officielles, d’associations ou de médias, parfois contre l’avis de sa hiérarchie et souvent en prenant des risques réels. Le terme récent, « lanceur d’alerte », a été inventé par les sociologues F. Chateauraynaud et D. Torny et popularisé par André Cicolella, lui-même un lanceur d’alerte.

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