n°126 - janvier / février 2014Fiche technique / Etat des lieux

BOLIVIE : le soja GM interdit prolifère

Par Christophe NOISETTE

Publié le 10/01/2014

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Deux réalités, très distinctes, s’affrontent. D’un côté, à l’ouest, les montagnes des Andes, la culture indigène, les maïs et les pommes de terre créoles ; d’un autre, à l’est, l’Amazonie, la forêt tropicale et sa disparition progressive au profit des cultures de soja transgénique, des très grandes propriétés, une agriculture intégrée dans le négoce international. Evo Morales, le Président de la République plurinationale de Bolivie, est coincé entre un discours anti-impérialiste, défenseur de la Nature (Terre Mère) et des Peuples, opposé au brevet sur le vivant et les OGM, et une réalité économique, la culture du soja, bien enracinée, qui génère d’importantes rentrées d’argent. La Bolivie est en effet le huitième plus gros producteur mondial de soja (après les États-Unis, le Brésil, l’Argentine, la Chine, l’Inde, le Paraguay et le Canada) et cette culture est la deuxième source de revenus après les hydrocarbures. Mais cette manne économique n’est pas répartie équitablement et ne rapporte que peu aux caisses de l’État.

Le sud-est de la Bolivie fait partie de ce qu’une publicité de Syngenta appelait la « République unie du soja » [1]. A la croisée de l’Argentine, du Brésil, du Paraguay, de l’Uruguay et de la Bolivie, cette région est un immense champ de soja génétiquement modifié pour tolérer un ou plusieurs herbicides totaux. Cette zone de culture a été gagnée en majorité sur la forêt amazonienne.

Le soja GM grignote l’Amazonie

Entre 1990 et 2011, selon la FAO, la forêt bolivienne a perdu 5,9 millions d’hectares, dont un million a été ensemencé en soja GM. En effet, de 143 000 ha en 1990, la surface cultivée en soja est passée à 617 000 ha en 2000, à 980 000 ha en 2009 et à 1,1 million d’ha en 2011 (dont 92%, soit 910 000 ha, cultivés avec des variétés Roundup Ready). Chaque année, ce sont donc environ 50 000 hectares de forêt qui disparaissent au profit des cultures de soja. D’autres cultures d’exportation, comme le tournesol ou le coton, ont aussi participé à la destruction de la forêt amazonienne. A San Julian, une municipalité de Santa Cruz, la forêt a quasiment disparu pour laisser place à une monoculture de soja GM. En effet, plus de 80% de la déforestation bolivienne a eu lieu dans le département de Santa Cruz, avec des conséquences dramatiques, notamment sur le cycle hydrologique : inondations, sécheresses et érosion accélérée des sols. La culture du soja est implantée depuis les années 60 / 70, mais a réellement décollé à la fin des années 90 avec l’explosion de la demande européenne suite à l’interdiction des farines animales (cf. graphiques 1 et 2 ci-dessous).


Graphique 1 : Evolution de la part entre OGM et non OGM dans le soja
Copyleft : Anapo
Comme dans les pays voisins, les variétés transgéniques ont été très vite adoptées malgré des rendements plus faibles. Une étude menée par Probioma souligne que la productivité du soja transgénique (18 qt/ha en 2005), en Bolivie, est inférieure d’environ 15% à celle du soja conventionnel (21 qt/ha). Au-delà des aspects socio-économiques (abordés plus loin), c’est la simplification des pratiques culturales, et notamment le « sans labour », qui explique agronomiquement cette adoption.

L’incohérence de la Bolivie sur les OGM


Graphique 2 - Evolution des surfaces cultivées en soja
Copyleft : Source : FAO, réalisation : Christophe Noisette, Inf’OGM
Evo Morales, président de la République de Bolivie, tient un discours clairement anti-OGM. En 2007, la nouvelle Constitution, dans son article 408, « interdit la production, l’importation et la commercialisation d’OGM » [2]. En avril 2010, il annonce que d’ici cinq ans, son pays sera débarrassé des OGM. Il entend encourager l’agriculture écologique et garantir à son peuple la souveraineté alimentaire. Les semences seront boliviennes et non transgéniques.

Trois ans plus tard, le 21 décembre 2010, est adoptée la loi sur les droits de la Mère Terre (ley de Derechos de la Madre Tierra), qui renforce entre autre l’interdiction des manipulations génétiques. Cette loi est une véritable ode à la nature : elle établit onze nouveaux droits environnementaux et sociaux, comme le droit à la vie, à l’eau et à l’air pur, à un environnement non pollué, et à ne pas être génétiquement modifié [3]. « Nos grands-parents nous ont appris que nous appartenons à la grande famille des plantes et des animaux. Nous, les Indigènes, pouvons contribuer à résoudre les crises énergétique, climatique et alimentaire avec nos valeurs », a déclaré au Guardian [4], le ministre bolivien des Affaires étrangères, David Choquehuanca. Un nouveau texte, adopté en septembre 2012 (article 24 de la Ley Marco de la Madre Tierra y Desarrollo Integral para Vivir Bien) impose « la mise en œuvre d’actions nécessaires pour éliminer progressivement les cultures d’OGM autorisés dans le pays ». Mais malgré ces lois, la présence du soja transgénique perdure.

Concrètement, les premières cultures de soja transgénique ont été autorisées par décret en 2005, avant l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales. Ce dernier a été élu, notamment en annonçant qu’il allait mettre un terme à ces cultures GM, « suppôt du capitalisme international ». Mais pour le moment, la situation est floue : le soja GM est paradoxalement autorisé – le décret de 2005 n’a pas été aboli -, tout en étant, par ailleurs, interdit puisque les manipulations génétiques le sont.

Au printemps 2011, une loi sur la révolution productive, communautaire et agricole admet l’existence des PGM. L’article 19 se réfère « au contrôle de la production, de l’importation et de l’utilisation d’OGM ». Cette loi légalise un état de fait et cherche à l’encadrer. Elle a été votée sous l’influence de ministres délibérément favorables aux biotechnologies végétales, comme l’ancien ministre des Autonomies, Carlos Romero. Pour lui, le soja GM est nécessaire pour équilibrer la balance commerciale. En effet, la majorité – pour ne pas dire la totalité, selon l’Anapo (Asociación de Productores de Oleaginosas y Trigo), un lobby des OGM en Bolivie – du soja bolivien est génétiquement modifié pour tolérer l’herbicide Roundup et est destiné majoritairement à l’exportation, afin de nourrir le bétail européen ou chinois. En Bolivie, ce sont 51 variétés de soja GM qui ont été autorisées, dont six ont été introduites en 2011. Un décret de 2005 avait obligé que tout ce soja GM soit exporté. Cependant, selon une enquête du journal La Razon, 75% de l’huile consommée en Bolivie est élaborée à partir de ce soja GM. 

Le soja n’est pas la seule culture concernée. Des cultures illégales de maïs transgéniques sont suspectées dans les régions de Santa Cruz, Tarija et Chuquisaca, toujours au sud du pays. En effet, en 2010, des chercheurs ont identifié dans quatre échantillons (sur 187) la présence d’un transgène [5].

La quasi indépendance de Santa Cruz

La région où est cultivé le soja, au sud-est de la Bolivie, est administrée par l’opposition, laquelle tente, depuis fin 2008, d’obtenir une plus grande autonomie vis-à-vis du pouvoir central. Les élus et les grands propriétaires terriens espèrent ainsi limiter les tentatives politiques de Morales et du Mouvement paysan vers le Socialisme (MAS). Il existe donc une opposition frontale entre les régions du croissant est, où pousse le soja GM, et l’État. Les provinces de Santa Cruz, et ses voisines, où se concentre l’élite économique du pays, se sont opposées à l’arrivée d’Evo Morales. Le Président doit composer avec une frange importante de sa population clairement hostile à sa politique de gauche et, afin d’éviter des affrontements plus importants, laisse cette zone se gérer un peu comme elle l’entend… D’ailleurs, le leader du mouvement sécessionniste de Santa Cruz est aussi un très important propriétaire terrien, qui cultive environ 14 000 hectares de soja GM. 

Cette région a aussi été celle qui contribua à la réussite du coup d’État du général Hugo Banzer Suárez, à la fin des années 70… et ce dernier a placé à des postes importants de l’administration centrale, des natifs de Santa Cruz, comme à la direction de l’Institut national de la Réforme Agraire. D’autre part, plusieurs auteurs soulignent l’influence de la présence de communautés mennonites, des protestants anabaptistes, et des émigrés japonais « qui ont introduit le soja comme culture commerciale et ont aussi joué un rôle particulier dans l’adoption des variétés tolérantes aux herbicides » (6). Au début des années 90, ces deux communautés étaient responsables de 57% de la production du soja (les nationaux 42%), part qui est tombée à moins d’un tiers une décade plus tard. Enfin, les politiques d’ajustement structurel dans les années 80 ont forcé la main à la Bolivie l’incitant à se tourner vers des cultures de rentes, comme le soja.

Enfin, les entreprises du négoce international (Bunge, ADM, Cargill) ou des biotechnologies (Monsanto, Syngenta) et les grands propriétaires terriens ont organisé un lobby sans précédent auprès du gouvernement de Morales et ont convaincu certains ministres que le soja GM était une source de devises dont la Bolivie ne pouvait pas se défaire, à moins de s’enfoncer dans la pauvreté et la faim. Résultat : en 2011, le soja GM représentait plus du quart des terres arables boliviennes (lesquelles étaient estimées par la FAO à 3,8 millions d’hectares en 2011). C’est dire le poids du soja GM dans l’économie agricole nationale.

Internationalisation et concentration des terres

Selon la Fundación Tierra, une ONG bolivienne qui par le biais de recherches et d’actions cherche à influencer les politiques publiques en faveur des exclus des zones rurales, c’est plus d’un million d’hectares qui ont été acquis par des grandes sociétés ou entrepreneurs étrangers, en Bolivie. Les sociétés brésiliennes, par exemple, ont acquis au cours de la première décennie du XXI° siècle plus de 700 000 hectares, les argentines 100 000. Pour cette fondation, ces sociétés sont des filiales d’entreprises multinationales. A Santa Cruz, 52% des terres sont destinées à la production du soja, et 70% de cette production est gérée par des grands producteurs d’origine brésilienne (40%), argentine mais aussi japonaise (7%) [6]). Au niveau national, 7% des propriétaires possèdent 87% des terres arables. En Bolivie, 80% des exploitations totalisent environ 3% des terres cultivées et 63% ont moins de quatre hectares. Cette « internationalisation » des terres s’accompagne, toujours selon cette fondation, d’une concentration très forte des terres : trois groupes d’origine brésilienne – Monica, Gama et Unisoya – possèdent 200 000 hectares de soja GM [7]. Dans la région de Santa Cruz, qui produit la quasi totalité du soja bolivien, 2% des exploitations (avec chacune plus de 1000 hectares) assurent l’essentiel de cette production, bien que les exploitations de moins de 50 hectares soient encore très nombreuses.

Cette concentration s’explique, en partie, par une augmentation rapide et importante du prix des terres. Ainsi, un propriétaire terrien confiait à Miguel Urioste, de la Fundacion Tierra, qu’il avait acheté en 1993 une première propriété à 90 dollars l’hectare, une seconde, 190 dollars l’hectare et la troisième, 850 dollars l’hectare. Il estimait qu’aujourd’hui il pourrait revendre les trois milles hectares qu’il a actuellement à 1000 dollars chaque hectare. Une sacrée plus-value qui ne risque pas d’améliorer l’accès au foncier pour les petits paysans boliviens. D’autre part, la culture du soja, conventionnel et surtout transgénique, implique d’acquérir des « paquets technologiques » coûteux. Ainsi, les deux gagnants des Olympiades de la productivité ont reconnu avoir utilisé 18 et 24 produits chimiques (herbicide, fongicide, insecticide) différents sur leur champ de soja. Un petit producteur avec une vingtaine d’hectares ne pourra que s’endetter s’il veut rester dans la course. Mais les dettes ne concernent pas que les petits producteurs : en 2005, le secteur « soja » en Bolivie devait 100 millions de dollars US aux banques privées…

Enfin, l’étude réalisée par l’anthropologue Nicole Fabricant (9), en 2011, conclut que la culture du soja nécessite moins de main d’œuvre que d’autres cultures agro-industrielles historiquement présentes dans la région. Ainsi, le passage de nombreuses exploitations de la canne à sucre au soja a participé à la paupérisation des ouvriers agricoles.

Une évolution « occidentale » du régime alimentaire

Dans les années 70, la paysannerie bolivienne produisait 75% de la nourriture du pays, contre 20 % aujourd’hui. Mais plus le pays exporte, plus il importe d’intrants et d’alimentation humaine. Les importations de produits agricoles ont quintuplé entre 1990 et 2010 (10). En effet, une très grande majorité des terres arables est désormais utilisée pour la production agro-industrielle destinée à l’exportation (soja, coton, tournesol…). Les importations alimentaires modifient le régime alimentaire des boliviens : abandon des céréales traditionnelles andines au profit d’une nourriture à l’occidentale (sardines, riz, pâtes, œufs…). Et le soja GM prend une part de plus en plus grande dans la composition des produits alimentaires, sans évaluation sanitaire correcte. Par ailleurs, la région de Santa Cruz bénéficie, en tant que zone à défricher, d’un statut fiscal favorable, et d’une exonération fiscale de cinq ans pour les entreprises agro-chimiques. Cette agriculture ne rapporte finalement donc que peu d’argent à la collectivité.

La production du soja en Bolivie a aussi comme conséquence d’augmenter la dépendance vis-à-vis de l’extérieur pour les semences et les intrants. 80% des intrants utilisés dans la production de soja sont importés. Selon le ministère du Développement Rural, entre 2002 et 2008, le coût des engrais et des machines a augmenté de 308% (seules six entreprises contrôlent ce marché) et les importations d’engrais azotés ont explosé, passant de sept millions de dollars en 2005 à 19 en 2008. Le choix en semences se raréfie, au profit des seules variétés transgéniques. La marge de manœuvre des paysans est de plus en plus faible. Et la commercialisation pour l’export est là encore aux mains des entreprises internationales, comme ADM, Cargill, etc, qui sont liées aux industries agro-semencières.

Le gouvernement bolivien ne semble donc pas prendre le pro-blème de la présence du soja GM à bras le corps… Une initiative mérite malgré tout d’être soulignée : le Traité de Commerce des Peuples (TCP) (11). Ce traité passé entre la Bolivie et le Vénézuela concerne la vente de 200 000 tonnes par an de soja conventionnel à un prix majoré par rapport à celui du marché. Autre avantage de ce traité : il a favorisé l’organisation des petits producteurs, avec notamment la création de 20 associations dans le département de Santa Cruz, représentant 2000 agriculteurs cultivant 16 000 hectares. Mais il ne règle pas tout : la dépendance des producteurs aux grandes entreprises d’intrants demeure, la gestion des doubles filières reste problématique avec des surcoûts parfois élevés et des contaminations importantes (jusqu’à 32% du soja destiné au TCP) ont été dénoncées. Les associations considèrent que les entreprises de la filière soja ont délibérément cherché à perturber ce traité en vendant des semences GM sans le dire ou en spéculant sur les semences conventionnelles. Ces derniers éléments montrent encore une fois l’importance économique de cette filière qu’un certain nombre de grands propriétaires ne sont pas prêts à lâcher.

[3« A la diversidad de la vida : Es el derecho a la preservación de la diferenciación y la variedad de los seres que componen la Madre Tierra, sin ser alterados genéticamente ni modificados en su estructura de manera artificial, de tal forma que amenace su existencia, funcionamiento y potencial futuro », que l’on peut traduire ainsi : « A la diversité de la vie : C’est le droit à la préservation de la différence et de la variété des êtres qui font la Terre Mère, sans être altéré génétiquement ou modifié dans sa structure de manière artificielle, de telle façon que cela menace son existence, son fonctionnement ou sa possibilité d’avenir », http://bolivia.infoleyes.com/shownorm.php?id=2689

[7Urioste F. de C, Miguel. 2013. Food First / Institute for Food and Development Policy ; Transnational Institute ; and Fundación Tierra

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