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Ambivalences autour d’une opposition à un brevet de KWS

Par Denis MESHAKA, Eric MEUNIER

Publié le 16/05/2023, modifié le 01/12/2023

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Le 14 mars 2023, No Patents on Seeds (NPOS) s’opposait au brevet européen du semencier KWS concernant un maïs considéré comme plus digestible. Il s’agit du premier brevet délivré auquel s’applique une décision majeure de l’Office européen des brevets (OEB) sur les produits et procédés essentiellement biologiques.

Le 14 mars 2023, la coalition internationale No Patents on Seeds (NPOS) s’est opposée au brevet européen EP3560330B1 concernant un maïs, qui a été déposé par l’entreprise semencière KWS le 24 avril 2018 et délivré le 16 juin 2022 [1]. Le principal motif de la coalition internationale – seule à s’opposer à ce brevet – est que, parmi les manières d’obtenir ce maïs, certaines sont, selon NPOS, des procédés essentiellement biologiques. Parmi ces procédés se trouve ce que NPOS nomme la mutagénèse aléatoire, une expression assez floue sur le plan scientifique mais que l’on retrouve dans le brevet de KWS. Cette argumentation habituelle de la part de NPOS s’inscrit dans un nouveau contexte juridique. Depuis 2020, en effet, la nouvelle règle 28(2) de la Convention sur le brevet européen (CBE) dispose que « les brevets européens ne sont pas délivrés pour des végétaux ou animaux obtenus exclusivement au moyen d’un procédé essentiellement biologique » [2]. Selon la décision G3/19 de la Grande Chambre de recours de l’OEB, cette mesure est applicable aux demandes de brevets déposées après le 1er juillet 2017 [3]. Elle concerne donc ce brevet KWS.

Le brevet de KWS : reflet de contradictions

Le brevet de KWS couvre un maïs annoncé comme plus facilement digestible pour les animaux, ainsi que des procédés de détection ou de production d’un tel maïs. KWS explique dans son brevet que cette meilleure digestibilité serait due à une expression réduite, voire éteinte, de la protéine F35H [4].

KWS revendique donc des droits de brevets sur tout maïs présentant une meilleure digestibilité en lien avec cette protéine F35H non fonctionnelle ou à activité réduite, et les séquences nucléiques la codant (ADN et ARN). Peu importe que ces maïs soient le fruit d’une modification génétique en laboratoire ou pas. KWS précise dans la description de son invention que « dans certains cas, les méthodes permettant d’obtenir [un tel maïs] n’impliquent pas ou ne comprennent pas de transgénèse, d’édition de gènes, d’édition de nucléotides et/ou de mutagénèse ». Avec cette énumération, KWS a pourtant listé toutes les familles de techniques de modification génétique pouvant être mises en œuvre en laboratoire. Il ne reste donc que les méthodes classiques (les croisements) ou l’apparition naturelle de la séquence génétique. Et si KWS précise dans les revendications que « le plant de maïs ou la partie de plant de maïs [ne sont] pas exclusivement obtenus au moyen d’un processus essentiellement biologique », ce qu’on appelle un « disclaimer », il s’agit simplement pour elle de répondre à une obligation administrative de l’OEB. Cette obligation est de portée restreinte, car l’entreprise ne fournit aucune méthode permettant de distinguer un maïs couvert par son brevet d’un maïs non couvert bien que présentant les mêmes caractéristiques obtenues par un procédé essentiellement biologique…

Se faisant, l’approche de KWS est assez simple. Chez des maïs, la protéine F35H peut avoir une activité réduite, voire nulle, induisant une digestibilité plus facile pour les animaux. Cette situation peut être le fait d’une séquence génétique particulière qui va coder une protéine F35H à activité réduite ou nulle. Une telle séquence peut exister à l’état naturel. Dans ce cas, KWS revendique une propriété intellectuelle du simple fait de pouvoir détecter cette séquence en suivant une méthode de « lecture » de l’ADN qu’elle propose.

La même séquence pourrait également être obtenue techniquement. Dans ce cas, KWS explique que différentes techniques peuvent être utilisées, comme la transgénèse, la cisgénèse ou, par exemple, des techniques permettant l’introduction de modifications génétiques « stables ou transitoires […] utilisant les technologies d’édition du génome comme Crispr, TALEN, nucléases à doigt de zinc, les méganucléases […] ou les modifications utilisant les techniques de mutagénèse aléatoire ou ciblée ». On notera que toutes les modifications génétiques non-intentionnelles irrémédiablement liées à ces techniques ne sont pas abordées dans le brevet…

Pour le détail technique supplémentaire, la même caractéristique de digestibilité plus facile pourrait également être obtenue sans changer la séquence génétique codant la protéine F35H, mais en éteignant l’expression d’une molécule intermédiaire entre l’ADN et la protéine (l’ARN messager). Dans ce cas également, KWS revendique des droits de brevets.

La « mutagénèse aléatoire » : un cas particulier ?

Sur le seul plan scientifique, l’expression « mutagénèse aléatoire » ne veut rien dire, pas plus que celle de « mutagénèse dirigée » d’ailleurs. Plusieurs raisons à cela : ces expressions ne renseignent ni le protocole technique suivi pour provoquer les mutations, ni le matériel végétal utilisé (des cellules, du pollen, la plante entière, des microspores…), et encore moins en quoi l’obtention serait aléatoire ou dirigée. Pour autant, KWS utilise ces deux expressions dans son brevet.

Pour la mutagénèse aléatoire, elle décrit même – en termes vagues néanmoins – ce qu’il faut comprendre sur le plan technique. Il s’agit pour elle de « cellules ou organismes qui peuvent être exposés à des agents mutagènes comme des radiations UV ou des produits chimiques. Les mutants avec les caractéristiques désirées sont alors sélectionnés ». Cette précision est ici importante car, à ce jour, le Conseil d’État français considère toujours, depuis 2020, que cette mutagénèse, quand elle est mise en œuvre sur des cellules comme KWS le donne en exemple, donne des OGM réglementés.

L’approche de NPOS : stratégie ou conviction ?

Selon NPOS, la délivrance de ce brevet à KWS par l’OEB « crée un précédent juridique puisqu’il a été le premier à être examiné en vertu d’une nouvelle règle de la CBE [règle 28(2)], qui vise à empêcher les brevets sur les plantes et les animaux obtenus de manière conventionnelle ». Celle-ci dispose plus exactement, rappelons-le, que les brevets européens ne sont pas délivrés pour des végétaux ou animaux obtenus exclusivement au moyen d’un procédé essentiellement biologique. L’OEB le rappelle lui-même dans la procédure d’examen de ce brevet KWS [5]. NPOS s’oppose donc à ce brevet pour « clarifier la situation juridique » suivante : l’OEB s’autorise-t-il encore à délivrer des demandes de brevets déposées après le 1er juillet 2017 sur des procédés essentiellement biologiques et les produits issus ?

Globalement, NPOS dénonce le fait que le brevet de KWS revendique des procédés « utilisant des variantes génétiques [des mutations notamment] naturellement présentes pour la sélection des plantes dans le cadre de la sélection conventionnelle ». La coalition dit en outre vouloir continuer à « empêcher la délivrance de ce types de brevets », dont certaines revendications ne sont pas limitées au domaine du génie génétique car couvrant aussi la mutagénèse aléatoire. NPOS ne conteste donc pas les revendications qui ne concernent que le génie génétique, c’est-à-dire, dans leur dialectique, les outils de types Crispr, Talen etc.

NPOS considère que « ces procédés [de mutation aléatoire] font certes appel à des moyens techniques, mais ceux-ci n’influencent pas le résultat en ce qui concerne les propriétés souhaitées ». La coalition fait vraisemblablement référence aux directives de l’OEB (partie G chap. II, 5.4), qui disposent qu’un procédé reste essentiellement biologique même « s’il inclut une intervention humaine, y compris la fourniture d’un moyen technique, ayant pour but de permettre ou de soutenir l’exécution des étapes de ce procédé, ou même si la revendication inclut, avant ou après les étapes de croisement et de sélection, d’autres étapes techniques liées à la préparation du végétal ou de l’animal ou à la poursuite de son traitement ». NPOS ajoute que les procédés de mutagenèse aléatoire « font appel à des agents mutagènes physiques ou chimiques afin d’augmenter la diversité génétique dans le pool de gènes » et que « si un procédé d’irradiation (mutagenèse aléatoire) est brevetable, cela ne signifie pas que les modifications génétiques qui en résultent peuvent être considérées comme des inventions techniques au sens de la règle 27 de la CBE » [6].

C’est à ce stade que l’on peut s’interroger. Quelle est la part de stratégie et la part de conviction dans la démarche de NPOS ? Peut-on vraiment reconnaître le caractère technique d’une étape de mutagénèse aléatoire par irradiation et en même temps affirmer le caractère « essentiellement biologique » du procédé de production ? Le fait que le maïs revendiqué par ce brevet soit aussi obtenable par un procédé de mutagenèse aléatoire fait-il pour autant de celui-ci un produit obtenu par un procédé « essentiellement biologique » ?

Certes, un procédé totalement aléatoire n’est pas reproductible par l’homme du métier et n’est donc pas brevetable. Mais un procédé de mutagenèse qualifié par les scientifiques d’aléatoire par opposition aux techniques de mutagenèse dirigée n’est pas pour autant aléatoire en pratique dès lors que la reproduction de toutes ses étapes décrites dans un brevet (partie du végétal exposée à l’agent mutagène, nature et dose de cet agent mutagène, durée d’exposition, éventuelles répétitions, température, pression…) permet d’obtenir le même résultat, la même mutation, dans un pourcentage suffisant de répétition pour être qualifié de reproductible par l’homme du métier.

Il est vrai que le langage de certains scientifiques confond parfois abusivement (ou volontairement, pour brouiller les pistes ?) la mutation, qui est un processus existant naturellement sans aucune intervention de l’homme, et la mutagenèse qui est un procédé technique visant à générer artificiellement des mutations. Rien ne dit, en outre, que la Commission européenne ne propose pas, à terme, de déréglementer également les OGM obtenus par mutagenèse dirigée, dès lors que l’industrie prétend qu’ils peuvent être obtenus aussi bien par mutagenèse aléatoire.

Quid de la position de l’OEB ?

Selon les directives de l’OEB (partie G chap. II, 5.4), « les végétaux transgéniques et les mutants induits de manière technique sont brevetables, […] et la mutagenèse aléatoire, par exemple induite par les UV, constituent de tels procédés techniques ». Depuis la décision G3/19, aucune revendication de brevet déposée après le 1er juillet 2017 couvrant un produit issu d’un procédé essentiellement biologique ne devrait pouvoir être validée. En délivrant ce brevet à KWS, l’OEB confirme – si cela était nécessaire – qu’il ne considère pas la « mutatgénèse aléatoire » comme un procédé « essentiellement biologique » .

Tant que l’OEB conservera cette position, un opposant devra démontrer l’invalidité d’un brevet sur la base de motifs alternatifs, comme la non reproductibilité du procédé, l’absence de nouveauté, d’activité inventive ou l’insuffisance de description.

La société KWS a jusqu’à la fin juillet 2023 pour déposer ses observations en réponse au mémoire d’opposition de NPOS et, si besoin, des modifications à la description, aux revendications et aux desseins du brevet délivré. La procédure d’opposition prendra ensuite place et celle-ci pourra durer plusieurs années. On notera tout de même que si l’objectif de KWS – obtenir un brevet large pour un maïs muté commercialisable – s’entend, l’entreprise allemande se met néanmoins en porte-à-faux. Comme le reste des grands semenciers qui demandent des brevets, KWS essaye étrangement de convaincre la Commission européenne que les « nouveaux OGM » issus des outils décrits dans le présent brevet, bien qu’étant des créations techniques de l’humain, sont analogues à des créations de la nature. Et qu’elles devraient en conséquence être déréglementées. Or, en toute logique, si ce maïs est brevetable, il doit être réglementé. S’il ne l’est pas, la question de sa réglementation peut se poser.

[1Brevet EP3560330 déposé le 24 avril 2018 et délivré le 16 juin 2022.
NPOS, « Patent cases : KWS maize (digestibility) », 14 mars 2023.

[2Un procédé essentiellement biologique, selon l’OEB, « consistant intégralement en des phénomènes naturels tels que le croisement ou la sélection », n’est pas brevetable.

[3Office européen des brevets, « décision G3/19 de la Grande Chambre de recours », mai 2020.

[4Gène Cytochrome P450 flavonoide 3’,5’ hydrolase.

[5Office européen des brevets, Registre en ligne (consulté le 26 avril 2023).

[6La règle 27 a) de la CBE souligne qu’est brevetable « une matière biologique isolée de son environnement naturel ou produite à l’aide d’un procédé technique, même lorsqu’elle préexistait à l’état naturel ».
OEB, « Règle 27 – Inventions biotechnologiques brevetables ».

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