Actualités

La gamétogenèse in vitro : vers la fin du sexe ?

Par Denis MESHAKA, Annick Bossu

Publié le 09/05/2023

Partager

Selon certaines prédictions, 90% des étasuniens auront recours un jour à la gamétogenèse in vitro, une manière de procréer artificiellement des enfants [1]. Cette nouvelle solution à l’infertilité sera peut-être réservée aux plus aisés. En cause, notamment : les droits de propriété intellectuelle.

La gamétogenèse in vitro (GIV) est une technique qui permet de créer artificiellement des gamètes, c’est-à-dire des ovules et des spermatozoïdes, à partir de cellules souches pluripotentes induites (IPS – voir encadré). Lorsque la GIV sera maîtrisée, les femmes stériles, sans ovaires ou ménopausées, les couples de même sexe, ou les personnes seules pourront donc avoir un enfant génétiquement lié à ses parents (voir encadré). Jusqu’à ce qu’un jour l’utérus artificiel remplace l’utérus naturel…

Plusieurs entreprises, surtout étasuniennes et japonaises, se sont lancées dans cette nouvelle course à la procréation médicalement assistée en levant des millions de dollars. Et, comme l’explique le journal Nature Biotechnology dans un article de janvier 2023, en sécurisant leurs droits de propriété intellectuelle [2].

Une histoire de brevets

Mise au point aux États-Unis dans les années 70, la fécondation in vitro (FIV), précurseure de la GIV, s’est rapidement propagée dans le monde entier. De nombreuses et rapides « améliorations » lui ont été apportées au fil de temps sans que des droits de brevets aient été systématiquement revendiqués. Si la FIV a fait les choux gras des laboratoires de fertilité, elle est néanmoins restée accessible à l’ensemble de la population, car les technologies utilisées ont été largement partagées. Les chercheurs de l’époque et leurs employeurs étaient plus dans une démarche de transmission que d’appropriation.

Dans les années 80, des sociétés comme Serono et Ferring Pharmaceuticals franchissent tout de même le pas et protègent par brevet certaines molécules utilisées dans les FIV pour en améliorer les taux de réussite : les hormones folliculo-stimulantes recombinantes et d’autres gonadotrophines. Comme l’explique l’article de Nature Biotechnology, à partir des années 90-2000, les brevets couvrent la culture de nouveaux embryons pour la mise en œuvre des FIV [3], la surveillance des ovocytes et des follicules [4] et l’analyse génétique. Les portefeuilles brevets ont continué à s’étoffer dans ce domaine. Une recherche, sur la période 1981-2022, basée sur les termes « fécondation in vitro », « Fiv », « technologie de procréation assistée » et « infertilité » [5] nous permet d’identifier 1845 familles de brevets [6]. Ces données montrent que les entreprises du secteur de la procréation assistée n’ont cessé de protéger leur innovations, en espérant que la demande sociétale suive. Les investisseurs, eux, semblent suivre.

Financiariser la procréation assistée

L’article de Nature Biotechnology liste plusieurs projets ayant bénéficié de financements relativement récents, majoritairement privés, notamment de trois sociétés étasuniennes : Conception Biosciences (40 M$), Gameto (20 M$) et, plus modestement, Ivy Natal (250 K$). L’autre pays dans la course est le Japon, avec la société Dioseve, financée à hauteur de 2,6 M$, et la société Houjou. L’article précise que Houjou, dont le siège est à Kyoto, a été créée en tant qu’organisation à but non lucratif. Selon son directeur général, Masakazu Kobayashi, tous les bénéfices seront utilisés pour la recherche et le développement ou pour le maintien des licences. Les fondateurs universitaires de Houjou, MM. Saitou et Hayashi, ont reçu leur financement du gouvernement japonais, ainsi que 5,7 M$ du fonds Open Philanthropy (OPP) [7], qui finance également le secteur de la « viande cultivée » et plusieurs projets antispécistes, dont l’association L214 [8]. A l’origine de ce fonds, Dustin Moskowitz, co-fondateur de Facebook, dont il ne fait plus partie, ainsi que Good Ventures et sa compagne Cari Tuna.

Cette proximité avec les GAFAM est relevée, entre autres, par le politologue et journaliste Paul Ariès, en 2019 : « Ce généreux donateur [Open Philanthropy] travaille aussi avec le Fonds d’investissement de Google, et avec des milliardaires comme Bill Gates » [9], lui aussi philanthrope controversé [10]. A l’instar ce dernier, OPP finance également des projets de développement de moustiques génétiquement modifiés, comme celui de Target Malaria [11]. OPP finance aussi des projets publics américains, comme celui de l’équipe de Shoukrat Mitalipov, de l’Oregon Health and Science University (OSHU), ayant donné naissance, en 2022, à trois souriceaux par GIV [12]. Les 4 millions de dollars qu’OPP octroie à l’OSHU jusqu’en 2025 pallient l’interdiction du Congrès des États-Unis « à toute recherche qui crée, détruit ou nuit sciemment aux embryons humains de recevoir un financement fédéral ». Les fonds privés suppléent les fonds publics qui ne peuvent pas financer la GIV. Une aubaine pour s’octroyer la majorité des droits de propriété intellectuelle ?

La taille du marché potentiel ne doit pas laisser grand monde indifférent, y compris les « philanthropes ». Selon Henry Greely, bioéthicien à Standford, la GIV pourrait à terme générer jusqu’à 90% des grossesses aux États-Unis [13]. Cette prévision est confirmée par des experts en procréation médicalement assistée, comme le Dr. Cohen, de l’ART (Assisted Reproductive Technology) de Washington [14]. Si le Japon est aujourd’hui à l’avant garde de la proposition asiatique, rien ne dit que d’autres pays, y compris européens, ne valident pas à terme, peut-être à la faveur de la gestation pour autrui (GPA), une telle évolution des mœurs de procréation. Mais ce « privilège », au-delà des questions éthiques qu’il pose, ne sera sans doute pas pour toutes les bourses, et ce notamment en raison de droits de propriété intellectuelle : les brevets. Ces derniers ont généralement un effet inflationniste sur les objets qu’ils protègent.

Un enfant à la carte à quel prix ?

L’objectif commun affiché par les acteurs de la GIV est clair : proposer à tout le monde d’avoir des « enfants génétiques » en évitant les procédés de procréation traditionnels. Il ne suffira donc pas d’être empêché de procréer naturellement pour bénéficier de la GIV. On revendiquera simplement le droit à l’abstention sexuelle, au refus du contact des corps, ou au rejet du principe de procréation naturelle, dès l’instant où on en aura les moyens. Ivy Natal met en avant de sa proposition ce concept d’« enfant génétique » par opposition aux solutions aux problèmes d’infertilité, passant par l’adoption ou le don de gamètes. Mais son slogan principal – « libérer la fertilité humaine » – prend un sens large et laisse entendre que ses propositions sont autant des solutions de confort que des issues thérapeutiques à l’infertilité. La GIV se limite-elle en effet a fournir une solution à l’infertilité ?

Une fois au point, la GIV ne fera pas que remplacer la FIV. Des centaines d’embryons issus de cellules iPS peuvent être produits et génétiquement caractérisés : choisir des traits phénotypiques correspondants aux traits génétiques que le(s) parent(s) veu(len)t transmettre devient ainsi possible. Beaucoup d’incertitudes biologiques demeurent cependant, des mutations d’embryons non prévues, par exemple. Et cela augure d’un eugénisme certain.

Dans un article du journal Science de 2017, les trois co-auteurs universitaires étasuniens évoquent l’aspect vertigineux de la chose : « la gamétogenèse in vitro soulève le spectre d’une culture d’embryons à des échelles inimaginables et cela pourrait exacerber les inquiétudes sur la dévaluation de la vie humaine » [15]. L’un des auteurs, le docteur Eli Adashi, de l’Université de Brown (Rhode Island), ajoute que « la GIV peut se concrétiser [c’est-à-dire permettre la création technique et légale d’un enfant] et ce n’est qu’une question de temps ». Le cas de figure théorique qu’il propose est particulièrement troublant : « rien n’empêche qu’on crée les ovules et le sperme de la même personne ». Autrement dit, qu’un enfant émane d’un seul et unique parent biologique, y compris un homme s’il passe par une mère porteuse ou, dans l’avenir, un éventuel utérus artificiel.

Jacques Testart nous permet de comprendre les implications sociologiques futures de ces technologies : « la science et le droit […] ont permis le développement d’un nouvel eugénisme que l’on peut qualifier de libéral, mou, compassionnel ou même démocratique » [16]. Et d’ajouter plus loin : « ce n’est pas la violence autoritaire qui caractérise l’eugénisme, c’est la volonté plus ou moins consciente de contribuer à l’amélioration de l’espèce ». Nous sommes aux portes du transhumanisme.

La gamétogenèse in vitro dans les faits


On peut produire des ovules et des spermatozoïdes à partir de cellules humaines indifférenciées : les cellules souches pluripotentes induites (iPS en anglais). Des cellules non germinales, par exemple des cellules de peau ou de sang, facilement accessibles, sont prélevées sur un animal ou sur un être humain. Elles sont ensuite cultivées in vitro et reprogrammées par des techniques génétiques et épigénétiques pour redevenir des cellules indifférenciées, capables de donner tous types de cellules, dont les gamètes. Des effets hors-cibles, provoqués notamment par des oncogènes (impliqués dans le cancer), sont nombreux et les taux de réussite très faibles (1%). Cependant, l’attrait de la GIV est grand : il n’y a pas de limite au nombre de cellules pluripotentes, et donc au nombre de gamètes potentiels qui seront disponibles pour une fécondation in vitro.

Une étude menée par une équipe japonaise de l’Université de Kyushu avait déjà permis de transformer des cellules de peau de souris femelle en ovules.

Un article de Nature du 15 mars 2023 vient de montrer que cette même équipe a transformé, toujours par la technique iPS, des cellules de peau de souris mâle en ovocytes [17]. Comme chez les humains, les cellules des mâles ont un chromosome X et un chromosome Y, alors que les cellules des femelles sont XX. Le procédé utilisé a permis de faire perdre le chromosome Y à 6% des cellules mâles en culture. Le chromosome X a été dupliqué chimiquement et la gamétogénèse in vitro a pu se poursuivre, produisant des ovules X. Ceux-ci ont alors été fécondés in vitro par les spermatozoïdes d’un autre père et implantés dans l’utérus d’une femelle. Des souriceaux sains sont nés. Le taux de réussite était inférieur à 1%.

[1Greely, H.T., « La fin du sexe et l’avenir de la reproduction humaine », éd. Harvard Univ. Press, 2016.

[2Cyranosky D., « Intellectual property and assisted reproductive technology », Nature Biotechnology, avril 2023.

[3Ochoa Marieta C., Duque Royo C., Reus R., « Techniques de culture d’embryons en laboratoire pour une FIV », Invitra, 20 mars 2020 (consulté le 5 mai 2023).

[4Centre d’échographie de la femme et de l’enfant, « Le monitorage de l’ovulation » (consulté le 5 mai 2023).

[6Une famille de brevets est un groupe de documents brevets (demandes de brevets et brevets délivrés) issus d’une même document de base : le document de priorité.

[8L214, « L214 de nouveau soutenue par l’Open Philanthropy », 4 mai 2021 (consulté le 9 mais 2023).

[9Le Club de Mediapart, « Futurs députés européens : résisterez-vous au lobby de la viande de laboratoire ? », 23 avril 2019 (consulté le 26 avril 2023).

[12« États-Unis : trois souriceaux nés d’une cellule de peau », Généthique, 29 juillet 2022 (consulté le 26 avril 2023).

[13Greely, H.T., « La fin du sexe et l’avenir de la reproduction humaine », éd. Harvard Univ. Press, 2016.

[14ART Institute of Washington, « Jacques Cohen, Ph.D » (consulté le 26 avril 2023).

[15Cohen I. et al., « Disruptive reproductive technologies », Science, Translational Medicine, 11 janvier 2017.

[16Testart, J.,« La quête de pureté. Critique des diagnostics génétiques », Esprit, n° 487-488, juillet-août 2022.

[17K. Murakami et al., « Generation of functional oocytes from male mice in vitro », Nature, 15 mars 2023.

Actualités
Faq
A lire également