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AESA : une agence assez peu indépendante et transparente

Par Charlotte KRINKE

Publié le 28/04/2023

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Commandé par le Parlement européen, un rapport récent examine les politiques d’indépendance et de transparence de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (AESA/EFSA). Cette agence est notamment chargée d’émettre des avis scientifiques sur les demandes d’autorisation de commercialisation des OGM. Conclusion des auteurs : peut mieux faire.

Créée à la suite de la crise de la vache folle et d’autres problèmes de santé animale qui ont marqué les années 90, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (AESA/EFSA) a un rôle d’évaluation des risques en matière de sécurité alimentaire, de santé et de bien-être des animaux, de santé des plantes et de nutrition. En matière d’OGM, elle est notamment chargée de fournir des avis scientifiques sur les demandes d’autorisation de commercialisation déposés par les entreprises. Ces avis servent de base à la Commission européenne dans sa proposition d’autoriser la mise sur le marché des OGM.

Depuis sa création, l’AESA a été l’objet de nombreuses critiques concernant ses liens avec l’industrie et sur la manière dont elle gère les conflits d’intérêts, que ce soit sur la question des pesticides, du forçage génétique, des perturbateurs endocriniens, de l’aspartame… Au fil des années, plusieurs institutions de l’Union européenne, dont le Parlement européen, ont émis des recommandations pour que l’AESA améliore ses pratiques.

Comment l’AESA, qui « doit être une source scientifique indépendante en matière de conseil, d’information et de communication sur les risques », applique-t-elle ces recommandations et les principes de transparence et d’indépendance qui sont inscrits dans le règlement européen qui l’institue [1] ? C’est ce qu’a voulu savoir la commission « environnement » du Parlement européen. À sa demande, un rapport sur l’AESA, publié le 13 avril 2023, a été réalisé par trois professeurs de droit de l’Université de Maastricht (Pays-Bas) [2]. Ce rapport examine comment l’AESA a mis en œuvre les dispositions législatives et si les règles et pratiques qu’elle a adoptées, notamment à la suite des diverses recommandations, peuvent être améliorées.

Des définitions imprécises

Pour les auteurs du rapport, les conclusions sont globalement positives, tant sur le volet de la transparence que sur celui de l’indépendance. Des points d’amélioration sont toutefois identifiés. Les auteurs relèvent ainsi que la définition du conflit d’intérêts, telle que prévue dans le document définissant la politique d’indépendance de l’AESA de 2017, comporte des limites [3]. La définition est trop restrictive, notamment parce qu’elle n’inclut pas expressément les conflits d’intérêts potentiels, ni les pressions politiques et les intérêts nationaux.

Les auteurs notent aussi un manque de clarté des définitions de « experts » et « experts externes », tant dans les règles que dans la pratique. Cette distinction est posée dans le règlement européen qui institue l’AESA [4]. Or, sur le site web de l’AESA, les membres du comité scientifique et des groupes scientifiques sont répertoriés dans la catégorie des « experts externes » alors même qu’ils font partie intégrante de l’AESA. Cela pose question car les règles de l’AESA relatives à la sélection des membres du comité scientifique et des groupes scientifiques ne contiennent pas de disposition spécifique pour les experts externes. Pour les auteurs du rapport, « il est nécessaire de clarifier davantage les définitions des différents types d’ » experts  » en vue de l’applicabilité des différentes règles du conflit d’intérêts ».

Une gestion des conflits d’intérêts à améliorer

En matière de gestion concrète des conflits d’intérêts des experts scientifiques, le rapport indique que, sur la période 2018-2022, 94 situations de conflits d’intérêts auraient été identifiées et évitées (données issues des rapports annuels de l’AESA). Parmi elles, sans que les cas ne soient détaillés, cinq concernent le secteur des OGM. Cela est peu au regard des 36 et 28 cas identifiés, respectivement, en matière de santé et bien-être des animaux et de pesticides. Les auteurs notent toutefois que « les statistiques concernant l’examen des conflits d’intérêts ne sont pas concluantes en raison de la redéfinition des priorités de certaines activités liées à l’indépendance au cours de la pandémie de COVID-19 ». Pourquoi et sur la base de quels critères la mise en œuvre de la politique d’indépendance de l’AESA a-t-elle été entravée ? Dans quel but ? Ces questions restent sans réponse car les critères qui sous-tendent la redéfinition des priorités n’ont pas été rendus publics par l’Autorité.

Un manque de transparence qui se manifeste aussi dans les dérogations pouvant être accordées lorsqu’une situation de conflits d’intérêts est identifiée. Ces dérogations, décidées par le directeur exécutif de l’AESA, sont consignées dans les procès-verbaux des réunions et dans les résultats scientifiques qui en découlent (avis, rapports, lignes directrices…). Mais, comme le notent les auteurs du rapport, « (l)es critères d’octroi d’une dérogation ne sont pas suffisamment clairs et il n’y a pas d’obligation de communiquer ou de publier les décisions accordant une dérogation ». Or, l’AESA a accordé des dérogations dans plus de la moitié des cas de conflits d’intérêts détectés au cours de la période 2018-2022.

Des experts qui échappent aux règles, des liens avec l’industrie et des « portes tournantes »

Surtout, des angles morts majeurs dans la gestion des conflits d’intérêts, soulevés par le Parlement européen, demeurent. Certaines catégories d’experts échappent en effet aux règles applicables aux conflits d’intérêts. C’est notamment le cas des experts qui sont auditionnés par l’AESA, ou encore des membres des organismes nationaux qui participent à la préparation des avis de l’AESA (visés à l’article 36 du règlement instituant l’AESA). Ces experts doivent, certes, soumettre une déclaration d’intérêts, mais l’Autorité ne procède à aucune vérification, évaluation ou validation. Pour les auteurs du rapport, une clarification est nécessaire pour « garantir la cohérence réelle et perçue de la politique d’indépendance de l’AESA ».

Une autre zone d’ombre concerne plus spécifiquement les liens d’intérêt entre les experts scientifiques et l’industrie. Selon les règles actuelles, quand un expert scientifique a reçu un financement du secteur privé supérieur à 25 % du budget total de recherche qu’il gère, une période d’attente de deux ans s’impose à lui avant qu’il puisse intégrer un groupe scientifique de l’AESA dont le mandat coïncide avec son domaine de recherche. En 2022, la Commission (française) Nationale Déontologie et Alertes en santé publique et environnement préconisait d’allonger à cinq ans la période d’attente. Le Parlement européen, quant à lui, proposait de supprimer le seuil de 25 %. Il proposait aussi d’évaluer le conflit d’intérêts au regard de la mission générale de l’AESA (fournir aux décideurs politiques des avis scientifiques indépendants et transparents) et pas seulement au regard du seul mandat du groupe scientifique au sein duquel l’expert souhaite siéger (fournir des avis sur la sécurité alimentaire, sanitaire et environnementale des OGM, par exemple). Mais, de son côté, l’AESA craint une diminution du nombre d’experts à sa disposition si de telles règles venaient à être imposées. En 2017, l’Autorité a affirmé qu’obliger les experts scientifiques à attendre cinq ans après avoir mis fin à tout intérêt conflictuel ou commercial avant de rejoindre les groupes scientifiques « entraînerait une perte d’environ le double de l’expertise actuellement perdue avec un délai d’attente de deux ans » [5].

Les auteurs du rapport commandé par le Parlement européen restent prudents sur la question. Ils se contentent de conclure que « (d)es explications supplémentaires sur le seuil et la durée de la période d’attente pour le financement de la recherche seraient souhaitables, surtout si l’on considère que l’AESA a opté pour la période d’attente la plus courte parmi les agences [NDRL : de l’Union européenne] qui adoptent des périodes d’attente ». Il reste que si la durée d’attente était de cinq ans, comme à l’Agence européenne des produits chimiques, que si le seuil de 25 % était supprimé et que le conflit d’intérêt était évalué au regard de la mission générale de l’AESA, plusieurs membres actuels du groupe scientifique OGM n’auraient probablement pas pu être sélectionnés. Parmi eux, Fabien Nogué, qui indique dans sa déclaration d’intérêts qu’il est chef de projet de deux projets de recherche co-financés par l’Inrae et Limagrain pour l’un (de juin 2021 à juin 2022), Corteva pour l’autre (ce projet étant toujours en cours). M. Nogué déclare : « (l)e (co)financement de la recherche que j’ai reçu du secteur privé au cours du dernier exercice budgétaire complet, et pour les domaines couverts par les panels, ne dépasse pas 25 % du budget annuel total de la recherche que je gère ». Il en va de même pour Leslie Firbank, qui déclare avoir reçu des financements pour des projets de recherche sans lien aux OGM de la part de plusieurs entreprises, parmi lesquelles DSM UK et CHR Hansen. Ces deux entreprises sont aussi des acteurs du marché des produits obtenus par des micro-organismes génétiquement modifiés, produits notamment pour l’industrie de l’alimentation humaine et animale.

Enfin, le dernier angle mort concerne la pratique des « portes tournantes ». Malgré les recommandations du Médiateur européen, de la Cour des comptes de l’Union européenne et du Parlement européen, l’AESA n’a pas adopté de mesure spécifique visant à interdire au personnel d’encadrement d’occuper des postes spécifiques après leur mandat, ni de procédures internes pour restreindre l’accès aux informations confidentielles lorsqu’un membre du personnel change de poste.

De telles règles auraient, peut-être, évité le cas qui s’est produit en mai 2012, quand Diana Banati, la présidente du conseil d’administration de l’AESA, a quitté son poste pour devenir directrice exécutive de l’International Life Sciences Institute (ILSI), un important groupe de pression de l’industrie alimentaire non déclaré [6]. En réaction, le Parlement européen avait, à l’époque, reporté de six mois le vote de la décharge budgétaire de l’AESA. Il y a aussi eu le cas de Suzy Renckens, qui a, en 2008, quitté sa fonction de présidente du groupe scientifique OGM pour aussitôt occuper un poste de lobbyiste au sein de l’entreprise de biotechnologie Syngenta [7].

Le rapport relève aussi des carences dans la déclaration, par les experts académiques universitaires, des relations financières de leurs employeurs universitaires avec leurs partenaires industriels et, plus généralement, en matière de transparence (délai de réponse trop long aux demandes d’accès aux documents, publication des CV du directeur exécutif et des membres des groupes scientifiques, publication des avis et données scientifiques…). La question du frein linguistique en matière d’accès à l’information n’est, en revanche, pas abordée dans le rapport [8].

Ce rapport contribuera-t-il à combler les dernières failles dans la politique d’indépendance de l’AESA ? En 2019, une enquête de l’ONG Corporate Europe Observatory (CEO) a révélé que la moitié des experts du groupe de travail de l’AESA chargé d’évaluer le forçage génétique avait des liens financiers avec les organisations qui développent cette technologie [9]. Selon CEO, l’un des experts n’aurait pas même dû être sélectionné en vertu des propres règles internes de l’AESA…

[1Considérant 35 du Règlement (CE) n°178/2002 du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2002 établissant les principes généraux et les prescriptions générales de la législation alimentaire, instituant l’Autorité européenne de sécurité des aliments et fixant des procédures relatives à la sécurité des denrées alimentaires.

[2Vos, E., Volpato, A., Bellenghi, G., publication for the Committee on Environment, Public Health and Food Safety (ENVI), Policy Department for Economic, Scientific and Quality of Life Policies, Parlement Européen, « Independence and transparency policies of the European Food Safety Authority (EFSA) », 2023.

[3EFSA, « EFSA’s policy on independence », 21 juin 2017.

[4Le règlement distingue, d’une part, les membres du comité scientifique et des groupes scientifiques et, d’autre part, les experts externes qui participent aux groupes de travail du comité et des groupes scientifiques.

[6D. Keating, « EFSA chair resigns over conflict of interest », Politico, 9 mai 2012.

Mme Banati était déjà au cœur d’une controverse, en 2010, lorsque José Bové a révélé qu’elle occupait un poste non déclaré au sein du conseil d’administration de l’ILSI tout en présidant le conseil d’administration de l’EFSA. Voir :

- OGM Dangers, « Mme Banati et l’indépendance des experts… », 4 novembre 2010 ;

- Christophe NOISETTE, « UE – Le lobby OGM continue de s’implanter dans les instances européennes », Inf’OGM, 29 septembre 2010.

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