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Des semenciers dénoncent les brevets, mais…

Par Eric MEUNIER

Publié le 21/03/2023

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Récemment, en France et en Allemagne, des entreprises semencières ont dénoncé ce que des opposants aux OGM disent depuis des années : la déréglementation des nouvelles techniques de modification génétique permettrait une appropriation du vivant par le biais des brevets. Mais la solution qui a la faveur de certains semenciers n’est pas de conserver l’étiquetage OGM comme trace des brevets dans une plante, et encore moins de restreindre la portée des brevets. Au contraire, ils sont quelques-uns à souhaiter organiser entre eux les conditions d’accès au brevet et le règlement de potentiels conflits. Une nouvelle manière de privatiser le droit public.

Début février 2023, l’interprofession des semences et plants (Semae) organisait un colloque sur le thème de « la création variétale au service de la ferme en 2030 ». Lors de deux tables rondes, où le sujet des nouvelles techniques de modification génétique a été abordé, certains semenciers, dont la parole peut être rare, ont remis en question publiquement les performances annoncées des techniques de modification génétique et les conditions d’utilisation des brevets associés. En voici les principaux extraits.

Une réalité technique plus complexe qu’annoncé

Lors d’une première table ronde intitulée « Changement climatique : quels outils dans nos fermes ? », Jean-Pierre Cohan, d’Arvalis – Institut du végétal, s’est montré très favorable à la déréglementation des produits obtenus par les nouvelles techniques de modification génétique [1]. Selon lui, ces procédés peuvent « ouvrir un certain nombre de voies pour obtenir plus vite des variétés plus résilientes et plus tolérantes à un certain nombre des stress biotiques (résistance à des maladies) et abiotiques ». Surtout, il regrette que ces techniques soient aujourd’hui considérées comme donnant des OGM réglementés avec les « contraintes » que cela implique (évaluation des risques, étiquetage…).

Marin Desprez, Directeur de la stratégie du groupe semencier Florimond Desprez, s’est montré quant à lui plus critique. Il estime que, face à « des techniques récentes », il faut « être humble et modéré » car « ce n’est pas une baguette magique. Il ne faut pas s’imaginer qu’on va […] transformer [n’importe quelle variété élite] en une variété résistante au changement climatique ». Il explique, tout d’abord, que la mise en œuvre de ces techniques se fait « dans un corpus d’autres technologies, des cartes génétiques, des compétences en biologie cellulaire pour régénérer les plantes, etc. Donc ce n’est pas facile ». Il s’oppose donc aux discours des multinationales semencières comme Bayer ou BASF, qui affirment qu’il suffirait de modifier une séquence génétique pour obtenir très vite une nouvelle caractéristique commercialisable. Marin Desprez a, au contraire, rappelé que ces techniques sont « utiles pour des critères technologiques qui sont souvent monogéniques comme des teneurs en certains composants dans les plantes ». Mais adapter les variétés aux inondations, changement climatique ou encore stress hydrique, « c’est très multigénique et très multifactoriel. C’est pas en changeant deux ou trois paires de bases dans le génome d’une variété que tout à coup elle va résister à tout ça ». Il constate d’ailleurs que ces techniques ont donné peu de résultat commercial.

Un autre semencier français, l’entreprise RAGT 2N partage ce constat [2]. Le Président du groupe, Laurent Guerreiro, a expliqué, lors d’une seconde table ronde intitulée « Agroécologie et création variétale », que « ces techniques sont relativement balbutiantes dans leur application concrète » [3]. Certes, il estime que ces techniques sont « un outil avec une potentialité qui est phénoménale [et qu’elle] permettrait de sélectionner beaucoup plus rapidement, en parlant de façon hypothétique. Et beaucoup plus rapidement, venir cumuler beaucoup plus de caractères d’intérêt ». Cependant, il ajoute qu’avant « d’arriver à cette étape, ne mentons pas à la communauté, cela n’arrivera pas demain matin ». Un constat qu’il rattache à la même réalité technique exposée par Marin Desprez, à savoir que « si on parle de critères éminemment multigéniques comme l’adaptation à un certain nombre de stress environnementaux, il se passera du temps ». Il souligne d’ailleurs avec malice que la nouveauté n’est pas forcément au rendez-vous puisque certains travaux visent des caractéristiques déjà obtenues conventionnellement. Il en est ainsi pour les travaux de modification génétique afin de changer la teneur d’amidon du maïs, caractéristique déjà été obtenue avec le maïs Waxi…

Les brevets, outils de « privatisation du vivant »

Mais la technique n’est pas le seul facteur limitant. Comme le souligne Marin Desprez, « l’activité foisonnante qu’on trouve autour des NBT est plus des dépôts de brevets, qui sont une menace pour les semenciers de taille intermédiaire ou moyenne et petite et les agriculteurs, qu’autre chose ». En effet, les brevets sont le second argument mis en avant par les semenciers. C’est à nouveau Marin Desprez qui a fait entendre un point de vue assez tranché. Résumant en une formule choc mais claire sa vision des choses, il estime qu’il « ne faut pas non plus que [les nouvelles techniques de modification génétique] soient le cheval de Troie de la privatisation du vivant ». Il considère qu’existe un risque réglementaire « qui ferait que ces technologies s’accompagnent de la mise en place de brevets qui seraient injustifiés et qui constitueraient une menace pour les entreprises françaises parce que l’accès à ces technologies n’est pas facile ». Comparé au système européen du certificat d’obtention végétale (COV), Marin Desprez considère les brevets comme moins vertueux « en termes d’innovation, de partage de la connaissance, de progrès et de libre concurrence ». Dans sa ligne de mire, le droit que le COV confère aux obtenteurs d’utiliser des variétés protégées pour en obtenir d’autres, sans avoir à payer de royalties. Une disposition qui existe également pour la recherche mais, et ce n’est pas un détail, pas pour la paysannerie… Aujourd’hui, désireux de défendre son outil de travail, Marin Desprez explique donc en être rendu à « prier pour que l’Office européen des brevets (OEB), qui joue un rôle parfois néfaste, n’en fasse pas une menace pour toutes les entreprises françaises ». Une prière qui semble renvoyer à la nécessité de circonscrire les brevets accordés en Europe aux seuls produits obtenus par ces nouvelles techniques et non à l’ensemble des organismes vivants, et notamment les plantes contenant naturellement le caractère breveté et avec lesquelles les semenciers travaillent déjà.

Abordant également la question des brevets, Laurent Guerreiro, président du groupe RAGT 2N, explique qu’ils augmentent le « coût d’accès » à ces nouvelles techniques. Un semencier doit dépenser des millions d’euros simplement pour avoir le droit de les utiliser, affirme-t-il. À ce coût, détaille-t-il encore, s’ajoutent les « royalties sur les produits issus de ces technologies ». En conséquence, « si on met en œuvre ces technologies, on aura deux solutions très simples. Soit on dit que le blé coûte trois fois plus cher. Soit il va falloir que ces technologies se démocratisent un petit peu plus ». Autrement dit, que les petits et moyens semenciers puissent y avoir accès sans avoir à débourser des millions d’euros du fait des brevets. À défaut, utiliser une technique de modification génétique dans les conditions de brevetabilité actuelle ne se fera qu’à condition que « la diffusion et l’utilisation des produits que vous avez faits soient suffisamment larges pour que vous ayez le retour sur investissement nécessaire ». A la tête d’une entreprise dont l’outil de travail que sont ses variétés végétales est menacé par les brevets sur les séquences génétiques, Laurent Guerreiro dénonce à son tour les actions de l’OEB qui « aujourd’hui délivre des brevets sur ce qu’on appelle des traits natifs. Donc des gènes existants dans des variétés dans la nature. Si ces traits sont protégés, vous pouvez tourner comme vous voulez autour, le trait est protégé, vous n’y avez plus accès ».

Des financements publics pour payer les royalties ?

Ce problème des brevets est connu de la Commission européenne elle-même. Fin 2022, une eurodéputée, Sarah Wiener, l’a questionnée sur le fait que les entreprises aient trouvé un moyen de contourner l’interdiction de breveter des variétés. Mi-février 2023, le Commissaire au marché intérieur, le français Thierry Breton, répondait être « au courant de l’inquiétude de certains acteurs sur les potentielles revendications faites sur certains traits présents dans des variétés végétales qui peuvent également être obtenus par des procédés essentiellement biologiques », donc non brevetables. Il ajoute qu’il suit la situation de près, mais « à ce stade, aucune proposition de changements législatifs n’est prévue » [4].

La question du coût soulevée par RAGT 2N a fait réagir l’organisation Farm Europe, également invitée à prendre la parole lors du colloque de Semae début février [5]. Et la solution suggérée entre les lignes par son représentant, Yves Madre, peut avoir de quoi surprendre. Loin de contester la réalité des brevets et des risques qu’ils posent, comme exposé par Marin Desprez et Laurent Guerreiro, il souhaiterait que la Commission européenne propose « un gros volet qui s’appellerait “ Investissements et plan d’accompagnement à l’investissement dans l’agriculture ” ». Le problème du coût d’accès aux brevets pourrait donc être résolu en demandant tout simplement aux citoyens de couvrir ces coûts par le biais de financements publics… Des financements publics éventuels auxquels s’ajouteront les royalties payées par les agriculteurs pour l’usage de ces inventions financées par le contribuables. Et Yves Madre d’annoncer que, pour les semaines à venir, « le travail, la bataille, elle est là clairement

Les entreprises Florimond Desprez et RAGT n’ont pas répondu à Inf’OGM, qui souhaitait recueillir leur position sur cette proposition.

Des semenciers proposent de régler les problèmes entre eux

Certains semenciers allemands, autrichiens et néerlandais ont également fait entendre leur voix sur le sujet des brevets. Comme le rapporte GM Watch [6], l’association allemande des semenciers (BDP) s’est, de manière étonnante, déclarée, mi-janvier 2023, opposée aux brevets sur des OGM qui pourraient, selon ses dires, « apparaître naturellement ». Ce discours est bien connu : ces entreprises reprennent ainsi un de leurs arguments en faveur de la déréglementation des OGM obtenus par de nouvelles techniques, à savoir que ces produits ne seraient pas différenciables de ce qui peut apparaître naturellement ou par méthodes conventionnelles. Une affirmation contredite par de nombreux scientifiques et dont Inf’OGM a déjà rapporté le caractère erroné [7]. Mais en revanche, les brevets obtenus peuvent eux, en effet, s’étendre aux organismes présents dans la nature, comme RAGT 2N et Florimond Desprez l’ont souligné.

Dans une récente tribune publiée par Inf’OGM, la Confédération paysanne, syndicat agricole historiquement très impliqué dans la dénonciation des brevets sur le vivant, analyse justement qu’en « l’absence de traçabilité et de publication des procédés permettant de distinguer ces OGM de toute plante portant, naturellement ou suite à l’utilisation de techniques traditionnelles de sélection, la même caractéristique que celle revendiquée dans un brevet, la portée de ce dernier s’étendra à toutes les plantes présentant la même caractéristique […], y compris celles issues de sélections paysannes ou traditionnelles non brevetables » [8]. Pour le syndicat, « cinq multinationales, qui détiennent déjà la majorité des brevets sur les caractères essentiels des principales plantes agricoles, pourront ainsi interdire aux paysans et aux petits semenciers de continuer à utiliser et vendre librement leurs propres semences dès lors qu’elles contiendront un de ces caractères brevetés » et prendront alors le contrôle des cultures et de l’alimentation européennes.

Pour l’association allemande des semenciers, dont font partie certaines des cinq multinationales auxquelles la Confédération Paysanne fait référence, « la brevetabilité de matériel biologique qui existe déjà ou pourrait apparaître naturellement ne doit pas être possible, peu importe la manière dont il a été obtenu » [9]. Elle ajoute qu’il devrait également être prévu en Europe que le matériel biologique breveté soit utilisable par les obtenteurs. Mais elle ne propose pas une interdiction pure et simple des brevets sur le matériel biologique existant ou pouvant exister naturellement ou conventionnellement. La solution avancée par BDP est celle d’une « plateforme de licence comme ACLP (plateforme de licence sur les cultures agricoles) » qui ne remplacerait pas une réglementation claire mais, selon l’association, offre une solution possible de transition [10]. Cette plateforme, lancée le 19 janvier 2023, permettrait, selon BDP, que « les conditions d’accès aux caractéristiques et technologies de sélection protégées par des brevets [puissent] être définies par les membres [de la plateforme] selon un droit privé ». En termes plus clairs, le vivant resterait brevetable par les multinationales semencières. Les entreprises privées membres de ce club, créé notamment par Corteva, Bayer, BASF, Syngenta et Limagrain, pourraient alors décider en dehors de tout droit public qui, parmi les seuls membres, aurait le droit d’utiliser leur brevet. Interrogés sur cette approche de club, les semenciers Florimond Desprez et RAGT ne nous ont pas répondu.

[2Créée en 2000, la société RAGT 2N, filiale de RAGT, est spécialisée dans la recherche et l’expérimentation des semences couvrant particulièrement les espèces majeures de grandes cultures et d’élevage dans le monde comme le blé tendre d’hiver, colza d’hiver, Luzerne, orge de printemps, sorgho, soja, tournesol, maïs, etc.

Informations juridiques sur RAGT 2N.

[3Semae, « Agroécologie et création variétale », 9 février 2023.

[4Question n° E-003819/2022 du 23 novembre 2022 : https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/E-9-2022-003819_EN.html

Réponse de la Commission européenne du 16 février 2023 : https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/E-9-2022-003819-ASW_EN.html

[5Semae, ibid.

[9see note 6

[10Site Internet de l’ACLP.

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