Tribune

Cour de justice de l’Union européenne : le roi des OGM est nu

Début février 2023, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu un avis pour le moins complexe sur le sujet des techniques de mutagénèse qui peuvent (ou non) être exemptées des requis de la loi sur les OGM [1]. Depuis, les partisans des OGM ont largement communiqué sur l’interprétation qu’ils font de cet arrêt. Aujourd’hui, Inf’OGM a décidé de publier cette tribune de la Confédération paysanne, syndicat agricole français, partie prenante dans cette affaire qui oppose plusieurs organisations au Premier ministre et au ministre de l’Agriculture. Inf’OGM considère que ce texte apporte une analyse politique d’un acteur clé de cette bataille juridique, dans un moment où arguments, contre-arguments, faux arguments s’affrontent et que le débat devient de plus en plus complexe.

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a livré, avec son arrêt du 7 février 2023 [2], les habits neufs du roi des OGM qui, comme dans le conte d’Andersen (Les Habits neufs de l’empereur), mettent à nu son arrogante bouffonnerie : double langage et inversion du sens des mots les plus courants.

Pas vu, pas pris : la biopiraterie enfin libérée ?

Les majors de l’industrie semencière ont sablé le champagne à la lecture de la conclusion de cet arrêt. Ils ont compris qu’il leur suffira, pour échapper aux obligations de la réglementation OGM, de ripoliner leurs discours marketing en prétendant avoir obtenu leurs plantes brevetées « par l’application in vitro d’une technique/méthode de mutagenèse qui a été traditionnellement utilisée pour diverses applications in vivo » [3], technique désormais exclue de la réglementation OGM [4]. Personne ne vérifiera leurs déclarations puisque l’accès au marché de leurs nouvelles variétés ne dépendra plus que de leur enregistrement au catalogue officiel qui n’exige pas l’indication des procédés d’obtention utilisés. Fini l’évaluation des risques sanitaires et environnementaux, l’étiquetage et la traçabilité, l’information sur les procédés de manipulation génétique utilisés, ils pourront vendre incognito leurs OGM aux paysans et aux consommateurs qui n’en veulent pas en prétendant que ce ne sont pas des OGM. 

Derrière cette première tromperie s’en cache une seconde, encore plus profitable pour les actionnaires de l’industrie semencière. Tous les OGM, « anciens » ou « nouveaux », sont en effet couverts par des brevets générant d’immenses profits. Ces brevets sont le principal moteur des investissements dans la manipulation des gènes. En l’absence de traçabilité et de publication des procédés permettant de distinguer ces OGM de toute plante portant, naturellement ou suite à l’utilisation de techniques traditionnelles de sélection, la même caractéristique que celle revendiquée dans un brevet, la portée de ce dernier s’étendra à toutes les plantes présentant la même caractéristique (par exemple, la résistance à une maladie), y compris celles issues de sélections paysannes ou traditionnelles non brevetables. Cinq multinationales, qui détiennent déjà la majorité des brevets sur les caractères essentiels des principales plantes agricoles, pourront ainsi interdire aux paysans et aux petits semenciers de continuer à utiliser et vendre librement leurs propres semences dès lors qu’elles contiendront un de ces caractères brevetés. Les cultures et l’alimentation européennes passeront ainsi sous le contrôle de ces multinationales, comme en Amérique du Nord.

Nouveau mais ancien

Mais si on regarde de plus près comment cet arrêt de la CJUE s’insère dans le droit européen, on réalise qu’il met à nu le double langage de l’industrie, de la Commission européenne et de leurs experts scientifiques, destiné à nous faire prendre des vessies pour des lanternes, et les plantes OGM pour des plantes traditionnelles.

La conclusion de la CJUE concerne ce qu’elle nomme « la mutagenèse aléatoire in vitro ». Les questions du Conseil d’État (CE) français, à l’origine de cette procédure, ne concernaient, certes, qu’une des multiples familles de techniques de « mutagenèse aléatoire in vitro », mais la CJUE a préféré les emballer toutes dans un seul paquet cadeau. Est-ce pour noyer le poisson ? Ou pour ne pas répondre au CE, qui met à nu les mensonges de l’industrie ?

Dans un premier arrêt du 25 juillet 2018, la CJUE a indiqué que les OGM issus de techniques de modification génétique « apparues ou principalement développées après 2001 » ne peuvent pas être exemptées de l’application de la réglementation OGM. Le CE a en conséquence fait valoir, dans sa décision du 7 février 2020, que les « techniques de mutagenèse aléatoire in vitro soumettant des cellules de plantes à des agents mutagènes chimique ou physique » sont apparues peu avant 2001 et n’ont été principalement développées qu’après 2001, aux mêmes dates que la transgenèse. Il en a tiré la conclusion que cette technique produit, comme la transgenèse, des OGM réglementés.

Dans son dernier arrêt, la CJUE ne conteste pas la nouveauté de la technique évoquée par le CE. Elle estime par contre que la culture in vitro de cellules de plantes ne génère pas de modifications génétiques différentes de celles provoquées par les techniques traditionnelles de mutagenèse in vivo qui, elles, sont exemptées. Bref, que le nouveau n’est pas suffisamment différent de l’ancien pour que la réglementation puisse en tenir compte. Les controverses scientifiques étant vives sur cette question, le juge a choisi de s’en tenir à l’avis biaisé des agences d’expertise officielles de l’Union européenne [5].

Un procédé aléatoire mais reproductible

Les recours engagés par les organisations paysannes et de la société civile françaises, ainsi que le projet de suspension de l’autorisation de culture de certains OGM élaboré par le gouvernement français puis contesté par la Commission européenne, concernent les variétés de colza Clearfield rendues tolérantes aux herbicides par une technique de « mutagenèse in vitro ». Reste à savoir si cette technique rentre ou non dans le champ d’application défini par les deux arrêts de la CJUE.

Ces variétés et leur procédé d’obtention sont couverts par des brevets de la société BASF. Ces brevets, à la source des bénéfices colossaux générés par les OGM, mettent à nu les mensonges de l’industrie. Explication.

Tout d’abord, un brevet ne peut être accordé que pour une invention nouvelle, suffisamment distincte de toute invention ancienne pour ne pas être considérée comme une vulgaire copie.
Les modifications génétiques résultant de la technique d’obtention du colza Clearfield sont-elles suffisamment différentes de celles résultant de techniques traditionnelles de mutagenèse in vivo pour être brevetables ? Auquel cas ce colza ne rentre pas dans le champ d’application du dernier arrêt de la CJUE et sa culture doit être suspendue.
Ou bien rentre-t-il dans son champ d’application ? Auquel cas, les brevets de BASF doivent être rejetés et les droits de licence illégitimes que cette société a prélevés remboursés.

Ensuite, une invention n’est brevetable qui si elle peut être reproduite par l’homme du métier (ici des semenciers ou des chercheurs [6]). Jusqu’à preuve du contraire, le hasard n’est pas reproductible par la seule volonté humaine. Une même technique ne peut donc pas être qualifiée à la fois de reproductible (en droit des brevets) et d’aléatoire (dans la réglementation OGM). Les classifications scientifiques qui ne qualifient pas de « dirigée » certaines techniques de mutagenèse ne les rendent pas pour autant aléatoires [7]. Si on en croit les brevets accordés à BASF pour ses colzas Clearfield, ils ne sont pas issus de mutagenèse aléatoire mais d’un procédé de mutagenèse reproductible. Les projets de décret et d’arrêtés du gouvernement français soumettant ces colzas à la réglementation OGM ne sont donc pas contestés sur le fond par l’arrêt de la CJUE du 7 février 2023 et doivent en conséquence être immédiatement publiés et appliqués, éventuellement après une correction supprimant le terme « aléatoire », qui est juridiquement un contresens.

Le Conseil d’État entendra-t-il le cri des paysans et des citoyens qui, comme l’enfant du conte d’Andersen, osent affirmer que « le roi est nu » ? Quoiqu’il décide pour appliquer le dernier arrêt de la CJUE, il ne pourra pas ignorer qu’un produit qui ne se différencie pas de produits obtenus par d’anciennes techniques non brevetables n’est lui-même pas non plus brevetable, ni qu’un même procédé ne peut pas être à la fois aléatoire et reproductible. Et s’il omet d’en conclure que les colza Clearfield sont soumis à la réglementation OGM, la Confédération paysanne et ses alliés de la société civile seront toujours là pour faire respecter leurs droits légitimes contre les brevets illégitimes et les tromperies de l’industrie semencière.


[2CJUE, « Arrêt du 7 février 2023 », 7 février 2023.

[3In vitro : cultures de cellules isolées au laboratoire.
In vivo : cultures de plantes entières ou de leurs parties reproductibles (boutures, bourgeons, méristèmes...).

[4Comme l’a déjà fait la société américaine Cibus. Après avoir obtenu une autorisation canadienne pour la commercialisation de son colza rendu tolérant aux herbicides par utilisation d’une technique de mutagenèse dirigée par oligonucléotide, cette société a prétendu avoir obtenu ce même colza par mutagenèse aléatoire pour pouvoir obtenir une autorisation d’importation en Union européenne.
Cf. Eric MEUNIER, « Colza Cibus : une mutation aux origines mystérieuses », Inf'OGM, 29 septembre 2020.

[5L’AESA (EFSA en anglais) s’en tient à la seule description numérique de la seule modification génétique revendiquée par l’obtenteur et ne tient pas compte des multiples autres modifications génétiques « non intentionnelles » en affirmant de manière péremptoire que les cultures cellulaires in vitro en génèrent moins que la mutagenèse in vivo.

[6Les femmes ne sont pas prises en considération par le langage juridique convenu.

[7Les scientifiques ont pris l’habitude de ne qualifier de « mutagenèse dirigée » que les techniques consistant à insérer dans des cellules du matériel génétique destiné à y provoquer des mutations. Certains en tirent la conclusion que toutes les autres techniques de mutagenèse sont aléatoires, ce qui n’est visiblement pas le cas si on en croit les revendications des brevets de l’industrie, souvent rédigées par les mêmes scientifiques.