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La juridiction unifiée du brevet peut-elle être impartiale ?

Par Denis MESHAKA

Publié le 22/11/2022

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La juridiction unifiée du brevet (JUB), cour de l’Union européenne, jugera dès 2023 les cas de contrefaçon et de validité du brevet unitaire européen. La liste des juges qu’elle a publiée fin octobre comprend du personnel issu de cabinets de conseils en propriété industrielle (CPI) et de cabinet d’avocats travaillant pour l’industrie, ainsi que de l’industrie même. De quoi en émouvoir certains, y compris CPI et avocats.

La juridiction unifiée du brevet (JUB) est l’instance judiciaire de l’Union européenne (UE) qui jugera les cas de contrefaçon et de validité du brevet unitaire européen [1]. Ce dernier et la JUB sont présentés comme des « éléments appelés à compléter et à renforcer l’actuel système centralisé de délivrance de brevets en Europe… et à offrir aux utilisateurs une option économique de protection par le brevet et de règlement des litiges dans toute l’Europe ».

La JUB se fonde sur l’ « Accord relatif à une juridiction unifiée du brevet » (Accord) [2]. Elle doit être opérationnelle au 1er juin 2023 [3]. En octobre dernier, la JUB publie la liste des 85 juges légaux et techniques, issus de différents pays de l’Union européenne, qui siégeront en première instance et en appel des décisions. L’Accord décrit dans son article 16 la « Procédure de nomination » des juges. Un comité consultatif établit une liste de candidats puis un comité administratif nomme les juges sur la base de cette liste. Le comité consultatif, lui même nommé par le comité administratif, est composé de juges des brevets et de praticiens du droit des brevets et du contentieux en matière de brevets (Article 14). Le comité administratif est composé d’un représentant de chaque État membre contractant de l’UE. La Commission européenne est représentée aux réunions du comité administratif à titre d’observateur (Article 12).

Les règles « déontologiques » de la JUB

34 juges légaux, dont certains magistrats, et 51 juges techniques seront donc embauchés à temps partiel par la JUB. Ces derniers comprennent des conseils en propriété industrielle (CPI), des mandataires de l’Office Européen des Brevets (OEB) et des avocats. Dans leur quotidien professionnel, ces personnes choisies pour occuper une fonction de juge technique représentent des clients privés des secteurs de l’industrie et de la recherche. La JUB a également nommé des juges techniques qui sont employés par des entreprises de mêmes secteurs.

L’Accord pose dans son article 17 les règles relatives à l’ « Indépendance judiciaire et [l’]impartialité » de la juridiction et des juges. Son alinéa 4 indique : « L’exercice du mandat de juge qualifié sur le plan technique ne siégeant pas de manière permanente à la Juridiction n’exclut pas l’exercice d’autres fonctions, pour autant qu’il n’y ait pas conflit d’intérêt ». L’alinéa 5 du même article 17 précise : « En cas de conflit d’intérêt, le juge concerné ne prend pas part à la procédure. Les règles régissant les conflits d’intérêt sont énoncées dans les statuts ».

C’est l’article 7 (« Impartialité ») des « Statuts de la juridiction unifiée des brevets » (Statuts), en Annexe 1 de l’Accord, qui liste les situations dans lesquelles « les juges ne peuvent connaître d’une affaire », autrement dit les décisions auxquelles ils ne pourront prendre part. Ces situations font référence à des liens directs que les juges pourraient avoir avec l’une des parties impliquées dans le contentieux porté devant la JUB :

« a) ils sont intervenus en tant que conseils ;

b) ils ont été parties ou ont agi pour le compte de l’une des parties ;

c) ils ont été appelés à se prononcer en tant que membres d’un tribunal, d’une cour, d’une chambre de recours, d’une commission d’arbitrage ou de médiation, d’une commission d’enquête ou à tout autre titre ;

d) ils ont un intérêt personnel ou financier, ou en rapport avec l’une des parties ;

ou e) ils sont liés à l’une des parties ou aux représentants de celles-ci par des liens familiaux
 ».

Une impartialité difficile à garantir

La liste de situations de l’article 7 des Statuts, sources potentielles de conflits d’intérêts, ne lève pas toutes les interrogations : même s’il n’est concerné par aucune de ces situations, un juge ne peut-il néanmoins être influencé dans sa décision par des intérêts personnels ? Autrement dit, ne peut-il avoir intérêt à ce qu’une décision de la JUB soit prononcée en faveur d’une partie plutôt que l’autre ?

On peut, en effet, anticiper que la JUB doive se prononcer sur la validité d’un brevet majeur dans le secteur de la biotechnologie, par exemple une méthode de modification du génome. L’issue d’une telle décision pourrait, selon son importance juridique, marquer durablement la jurisprudence. Dans l’hypothèse où un juge technique estime qu’une telle décision puisse être défavorable au secteur industriel auquel appartiennent ses clients, sa réflexion sera naturellement sous influence. Le sujet de la jurisprudence semble pourtant perçu par la JUB comme un enjeu important. L’article 19 de l’Accord dispose en effet : « Des réunions sont organisées régulièrement entre tous les juges de la Juridiction afin de débattre des évolutions dans le domaine du droit des brevets et d’assurer la cohérence de la jurisprudence de la Juridiction ».

Pour garantir la cohérence de ses décisions futures et rassurer la société civile, y compris l’industrie, la JUB doit se donner les moyens d’une impartialité (la plus) absolue (possible).

Par exemple, pour palier la question des conflits d’intérêts, une solution pour la JUB serait d’engager des juges techniques à temps plein. On notera, par ailleurs, que la JUB ne se prive pas de faire appel à des expertises externes indépendantes, à l’instar de la juridiction française. En effet, l’instance judiciaire européenne « peut à tout moment nommer des experts chargés d’apporter un éclairage spécialisé sur des aspects particuliers de l’espèce [4] ». L’article 57.3 de l’Accord dispose : « Les experts auprès de la Juridiction offrent toute garantie d’indépendance et d’impartialité. Les règles régissant les conflits d’intérêt applicables aux juges énoncées à l’article 7 « Impartialité » des Statuts s’appliquent par analogie à leur égard ».

Alors que les questions techniques pourraient être adressées à de tels experts indépendants – et n’ayant pas autorité à juger – on peut se demander pourquoi la JUB a-t-elle néanmoins choisi d’inclure dans son panel de juges des CPI, des mandataires OEB, des avocats et des conseils internes aux entreprises ?

« Et les nommés sont… »

La JUB a nommé ses juges avec l’objectif de couvrir l’ensemble du secteur industriel. Cette liste est publiée sur le site de la JUB [5]. Parmi eux, 18 travailleront sur les contentieux en matière de biotechnologie, de chimie ou de pharmacie. Dans le domaine du vivant, plus particulièrement de la modification du génome, on note la nomination de Casper Struve, représentant du cabinet de conseil en propriété industrielle danois Zacco (DK). Ce dernier est l’un des principaux mandataires brevets de la société française Cellectis puisqu’il gère pour elle plus de 80 familles de brevets, dont ceux couvrant la technologie Talen [6]. Certains CPI et avocats français font également partie des élus. On peut citer Eric Enderlin (CPI et mandataire OEB), Directeur du Département Chimie et Sciences de la Vie du cabinet Novagraaf, et Grégoire Desrousseaux (ex-CPI et avocat) dont le cabinet intervient dans les domaines de la chimie, de la pharmacie, de la biochimie et de la biotechnologie.

Comme évoqué plus haut, on s’étonne aussi de voir dans le panel de juges des salariés « conseils internes » du secteur industriel. Dans le groupe « Chimie et Pharmacie » de la liste de juges, on note, par exemple, la présence de Rudi Goedeweeck de la société AGFA-Gevaert, de John Meidahl Petersen de l’entreprise pharmaceutique danoise Lundbeck et de Rainer Friedrich de la société CSL Behring. Dans d’autres secteurs technologiques, on observe que les sociétés Bose, Orange, Nokia et 3M sont également représentées.

On consate que le choix des juges techniques opéré par la JUB interroge et dérange à différents niveaux. Ces conflits d’intérêts potentiels sont mêmes soulignés par les personnes directement concernées. Marcel-Xavier Peigné, CPI et mandataire OEB au sein du cabinet allemand Hoffman Eitle affirme : « Je dirais que même en cas d’absence de conflit [d’intérêt], en tant qu’avocat ou usager de justice, vous avez toujours intérêt à faire jurisprudence dans un sens ou dans un autre, pour un dossier stratégique. Donc, si vous êtes juge en même temps, cela semble assez injuste ! » [7]. Pour Oscar Lamme du cabinet d’avocats Simmons & Simmons : « Il a toutefois été un peu surprenant de constater que de nombreux juges techniques travaillent en tant que conseil en brevets et/ou avocat dans le secteur privé ou l’industrie. Cela soulève évidemment la question de savoir comment les conflits et l’impartialité seront traités ? » [8].

Les hautes institutions publiques ne sont pas forcément irréprochables sur un plan déontologique. Pour exemple, la CEDH (Cour européenne des Droits de l’Homme) qui avait nommé entre 2009 et 2019 des juges ayant des liens directs avec des ONG du réseau Soros [9]. De quoi augurer la possibilité d’une jurisprudence biaisée de la JUB ?

[1Site de la Juridiction Unifiée du Brevet (en anglais) (consulté le 21 novembre 2022)

[2Journal officiel de l’Union européenne, « Accord relatif à une juridiction unifiée du brevet », C 175/1, 20 juin 2013 (consulté le 14 novembre 2022)

[3Office européen des brevets, « Quand le système du brevet unitaire commencera-t-il à fonctionner ? » (consulté le 14 novembre 2022)

[4Le terme « espèce » s’entend du litige qui est soumis à l’examen d’une juridiction.

[5Juridiction Unifiée du brevet (JUB), « Nominations des juges de la Cour unifiée des brevets et élections du présidium », 19 octobre 2022 (consulté le 14 novembre 2022)

[7Juve patent, « Patent attorney dominance among UPC technical judges leads to conflict debate », 27 ocotbre 2022 (consulté le 14 novembre 2022)

[8Ibid.

[9Observatoire du journalisme, « Les juges Soros de la CEDH et le silence gêné des quotidiens français de gauche », 14 mai 2021 (consulté le 21 novembre 2021)

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