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OGM : quand la biologie met Crispr au pas

Par Annick Bossu

Publié le 10/11/2022, modifié le 01/12/2023

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Il suscite les rêves les plus fous : c’est le nouveau Crispr/Cas. Depuis sa découverte, en 2012, et la première utilisation de l’outil moléculaire Crispr/Cas9, pas une année ne se passe sans l’annonce d’un nouveau Crispr/Cas, plus performant, plus précis que le précédent. Or, à chaque nouveau Crispr/Cas est révélé le fait, occulté jusqu’alors, que le précédent posait des problèmes. Dans nombre d’articles et de rapports publics, Crispr/Cas9 est associé à l’« édition » du génome, alors que celle-ci n’y est pas définie, et pour cause : c’est une métaphore scientifiquement non fondée [1]. Crispr/Cas est présenté comme incontournable pour soigner l’humanité, sauver l’agriculture et le climat, faire revivre les espèces disparues [2], mais aussi pour modifier des embryons ! De quoi s’intéresser de plus près à cet outil de modification génétique tant vanté, mettre en exergue les incertitudes le concernant, ses impacts déjà connus et, surtout, s’interroger sur ses limites et ses opportunités.

Crispr/Cas9 est un outil moléculaire composé de deux parties :

Copié du système de défense des bactéries contre les virus, Crispr/Cas9 a été modifié pour être utilisé chez les eucaryotes [3] et promu comme très fiable, polyvalent, peu coûteux, et facile d’utilisation [4].

En fait, c’est un outil des techniques de modification génétique au même titre que d’autres nucléases moins médiatisées (méganucléases, Talens, nucléases à doigts de zinc…).

Nous évoquerons ici l’évolution de Crispr/Cas dans le domaine de la recherche biomédicale, « cheval de Troie » de son utilisation dans le domaine agricole [5] et très prisé en thérapie génique somatique (= cellules du corps sauf lignée germinale – pour traiter certaines maladies, dont les cancers) ou germinale (= gamètes et embryons – pour traiter des maladies génétiques héréditaires).

C’est dans le domaine médical que Crispr/Cas est le plus suivi car toute erreur pourrait être fatale. Les failles et imprécisions de cet outil utilisé dans l’espèce humaine ont cependant une forte probabilité de se retrouver lorsqu’il est utilisé chez les autres animaux et chez les plantes, ce qui est d’ailleurs confirmé dans de nombreux cas.

La plupart des protocoles de thérapie génique utilisent la thérapie génique additive pour ajouter un transgène et son promoteur dans le génome des cellules malades. Une autre possibilité est de réparer directement in situ la mutation responsable de la maladie.

De Crispr/Cas en Crispr/Cas

En thérapie génique, l’engouement pour Crispr/Cas9 a été très fort : « La découverte de l’outil Crispr/Cas9 en 2012 a conduit à la renaissance de la thérapie génique […]. Le Crispr bactérien a permis l’ essor de la correction ciblée des gènes, appelée  » édition du génome  » » [6].

Cependant, dans un article écrit en 2018, on peut lire : « […] aucune des enzymes Cas n’est parfaite, pas même la populaire Cas9, la première enzyme Cas découverte par les chercheurs. Comme les enzymes Cas ne parviennent pas toujours à couper l’ADN aux bons endroits, voire ne le coupent pas du tout, elles inquiètent les développeurs, qui souhaitent modifier les génomes avec une précision chirurgicale, notamment dans les applications thérapeutiques » [7].

Cet article promeut le nouveau Crispr/Cas12a qui, en théorie, coupe plus « propre » que Crispr/Cas9 qui, en théorie, coupait déjà très « propre ». Il permettrait aussi une insertion génétique plus efficace. Après expérimentations chez l’animal, tout n’est pas si évident et des modifications non intentionnelles ont été détectées à proximité des sites de coupure [8].

Dans un article de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) de 2019, au sujet d’un essai de thérapie génique concernant une maladie sanguine grave, nous retrouvons ces difficultés liées au site de coupure et à la réparation de l’ADN, article qui cette fois met en avant un Crispr nickase (qui ne coupe qu’un brin d’ADN) en remplacement de Crispr/Cas9 [9]. Des études sont en cours concernant un gain d’efficacité et la sûreté de ce nouvel outil.

Ainsi, à chaque faille de Crispr/Cas9, selon les laboratoires de recherche et le problème rencontré, Crispr/Cas9 peut être « amélioré ».

Les problèmes majeurs rencontrés avec Crispr/Cas9 semblent être :

Il existe plusieurs voies naturelles de réparation de l’ADN dans la cellule, dont deux principales [10]. La réparation de l’ADN peut se faire soit par recombinaison homologue (échange de séquences identiques entre deux molécules d’ADN), soit par la jonction d’extrémités non-homologues (recollage d’une cassure par reconstruction). Cette dernière voie induit des mutations aléatoires : ajout ou perte de nucléotides aux conséquences variées. On parle alors de génotoxicité (potentiellement tumorale). La recombinaison homologue (RH) est plus fiable mais elle a une efficacité extrêmement faible. Par ailleurs, on ne sait pas quelle voie de réparation va choisir la cellule [11].

La RH peut être exploitée pour insérer un fragment d’ADN non-muté exogène (non porteur de la maladie) au niveau du site cible : c’est de la mutagénèse ou transgenèse dirigée.

Se tromper de cible ?

Les effets hors-cible de Crispr/Cas9 sont caractérisés. En effet, celui-ci peut se tromper de cible car il tolère des mésappariements entre les brins d’ADN (y compris au niveau de la séquence PAM) : les séquences n’ont pas besoin d’être exactement identiques pour se reconnaître et donc Crispr peut couper à des endroits non prévus, seulement en partie homologues avec le gène ciblé. La réparation de l’ADN se fera avec erreur.

Un autre facteur intervient : le nombre de mésappariements. Au-delà d’un mésappariement, l’activité de la protéine Cas9 est réduite et ne coupera plus là où on l’attendait.

Les coupures hors-cible (off-target en anglais) inactivent les gènes. La réparation de l’ADN étant alors sujette aux erreurs, les coupures hors-cible peuvent parfois conduire à des réarrangements chromosomiques complexes, de grande ampleur, aux conséquences variées et potentiellement délétères.

Détecter les sites de coupure de manière très sensible et complète est possible mais reste un défi majeur et … limité par des coûts élevés (approches analytiques, notamment PCR, PCR numérique, méthodes de séquençage) et le grand nombre de cellules à tester [12]. Le génome humain qui sert de référence doit aussi prendre en compte des variations naturelles entre individus ou groupes ethniques : la chose est donc extrêmement complexe !

Cela n’empêche pas de conclure pour certains : « La génotoxicité hors-cible est bien décrite, prévisible, détectable et résolue par l’utilisation de nouvelles générations de nucléases Cas9 à haute fidélité » [13].

Crispr/Cas sur cible

Crispr/Cas provoque aussi des modifications indésirables sur le gène ciblé (on-target en anglais) affectant quelques nucléotides [14] ou des portions entières de chromosomes. Ainsi, des études récentes menées sur cultures humaines, ont mis en évidence l’incidence de grandes délétions, d’insertions et de réarrangements génomiques complexes sur le site ciblé ou à une courte distance de celui-ci. Les cellules souches somatiques reprogrammées (iPSC en anglais) sur lesquelles de telles études ont été menées donnent des résultats alarmants : « Nous avons examiné 27 clones d’iPSC générés après avoir ciblé 9 loci [15] et avons constaté que 33% d’entre eux avaient acquis des défauts génomiques importants sur la cible » [16]. Les techniques de détection et de quantification de toutes ces modifications sur cible sont sophistiquées mais ne permettent pas encore de découvrir toutes les anomalies génétiques [17].

Une autre conséquence de ces effets sur cible serait la chromothripsie (orages génétiques) : des fracturations de chromosomes entiers suivis de réarrangements massifs, conduisant à une nouvelle configuration du génome [18]. Pour éviter ces phénomènes, une nouvelle génération de Crispr/Cas a été envisagée.

« Crispr 2.0 » et « l’édition de base »

Déjà en 2017, il était question de « Crispr 2.0 » : « Nous avons développé un nouvel éditeur de base – une machine moléculaire – qui, de manière programmable, irréversible, efficace et propre, peut corriger [les mutations] du génome des cellules vivantes », expliquait David Liu, biochimiste du Broad Institute du Massachusetts Institute of Technology (MIT) et de Harvard. « Lorsqu’elle est ciblée sur certains sites de l’ADN génomique humain, cette conversion inverse la mutation qui est associée à une maladie particulière » [19].

Un cousin de Crispr/Cas9 a été construit, où un nouveau Cas9 remplace l’ancien, qui coupait les deux brins de l’ADN. Dans ce nouveau Cas, deux enzymes sont fusionnées : l’une coupe un seul brin de l’ADN et l’autre est capable de convertir chimiquement une base azotée de l’ADN en une autre, « corrigeant » ainsi la mutation délétère. Cette approche, conçue initialement par le laboratoire de David Liu, au MIT, a évolué. La dernière version est appelée « éditeur de base adénine (ABE) ». Elle a « le potentiel de corriger près de 50 % de tous les variants de nucléotides simples pathogènes connus » [20].

Enfin, il existe actuellement une version appelée « édition primaire », où l’enzyme associée à Cas9 simple brin est une rétro-transcriptase (enzyme qui permet de rétro-transcrire de l’ARN en ADN). Cette dernière technique est difficile et longue à élaborer, car elle s’attache à ne tolérer aucune erreur d’appariement des deux brins de l’ADN dans toutes les étapes de sa conception, y compris au niveau de la séquence PAM [21].

Cependant, en mai 2019, le Dr. David Segal, professeur à l’Université de Californie et spécialiste en la matière, a exprimé son opinion : « même l’éditeur de base le plus sûr que nous pouvons imaginer, par exemple, 99% de précision, est encore trop peu sûr pour être utilisé en thérapeutique ». [22]

Sans compter que presque toutes les études concernant Crispr/Cas sont réalisées sur des cultures de cellules et que l’utilisation in vivo, selon le type de cellules à soigner, pose le problème du transport (vectorisation) de Crispr/Cas jusqu’aux cellules malades. L’utilisation in vivo de Crispr/Cas posera aussi des questions d’ordre immunitaire que les chercheurs essaient d’anticiper : « l’immunogénicité est un problème de sécurité important pour les thérapies à base de protéines, car elles peuvent déclencher des réponses immunitaires indésirables contre elles-mêmes » [23].

Crispr à tout prix ?

L’incursion dans le monde de Crispr/Cas ne peut que nous impressionner sur la complexité de la vie à l’échelle moléculaire (ADN, ARN, protéines) et cellulaire. Tant d’interférences entrent en jeu, mises en place au cours du temps long de l’évolution du vivant, que l’on se demande si l’efficacité et la sécurité de tous les nouveaux Crispr ne seront pas détournées par des phénomènes biologiques jusqu’alors inconnus. Les difficultés à maîtriser cet objet moléculaire tendent à le prouver. L’usage de l’outil numérique ne répond pas non plus à toutes ces attentes.

Les effets d’annonce de Crispr/Cas qui envahissent les débats et rapports publics semblent bien simplificateurs et péremptoires. Nous sommes cependant sommés d’accepter cet objet au nom du « Progrès » et de la compétitivité internationale. N’est-ce pas de l’inconséquence ?

Si les recherches sur Crispr/Cas peuvent se comprendre en thérapie génique pour des maladies jusqu’alors incurables, leur extension à d’autres domaines se discutent, particulièrement pour les nouveaux OGM agricoles, qui risquent de ne pas se révéler aussi « résilients » que prévus. En effet, est-on sûr que les plantes « crispérisées » aux conséquences biologiques non connues ne vont pas interférer dans les champs avec telle ou telle composante, elle aussi imprévue ? Le résultat risque alors d’être contraire à celui attendu.

Ne faudrait-il pas traiter en amont les problèmes écologiques et sanitaires auxquels nous sommes confrontés ?

Les recherches sur Crispr/Cas se discutent aussi à propos de la modification génétique des embryons humains, qui risquent d’être un jour légalement implantés, le contexte international devenant de plus en plus laxiste en ce domaine. Les précisions récentes concernant l’article 13 de la Convention d’Oviedo tendent à montrer cet assouplissement (Inf’OGM vous en informera prochainement).

[1Annick Bossu, « Biotechnologies : le pouvoir des mots », Inf’OGM, 8 décembre 2020.

[3Les eucaryotes sont les êtres vivants dont le noyau des cellules possède une enveloppe, à savoir donc tous les êtres vivants à l’exception des bactéries et archées qui, elles, sont procaryotes.

[6Boutin, J. (2022). « On-Target Adverse Events of CRISPR-Cas9 Nuclease : More Chaotic than Expected », The CRISPR Journal, Volume : 5 Issue 1.

[7« CRISPR-Cas12a More Precise Than CRISPR-Cas9 », Genetic Engineering & Biotechnology News, 3 août 2018.

[10Fallet, E., « Les dommages à l’ADN et leur réparation », Planet vie, 16 juin 2014.

[11Boutin, J. (2022), Op. cit.

[13Boutin, J. (2022), Op. cit.

[14Un nucléotide est l’unité chimique de l’ADN. Il en existe quatre qui différent par leur base azotée : adénine, thymine, guanine et cytosine.

[15En génétique, un locus (pluriel « loci ») est une position fixe (d’un gène ou d’un marqueur génétique) sur un chromosome.

[16L’édition CRISPR/Cas9 dans les iPSCs entraîne des défauts de ciblage préjudiciables qui échappent aux contrôles de qualité standard.

Cf. Simkin, D. (2022). « Homozygous might be hemizygous : CRISPR/Cas9 editing in iPSCs results in detrimental on-target defects that escape standard quality controls », Stem Cell Reports,17(4):993-1008.

[21Ibid.

[22Ibid.

[23Ibid.

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