n°169 - octobre / décembre 2022

L’agriculture, terrain de jeu de la numérisation et de la robotisation

Par Christophe NOISETTE

Publié le 14/10/2022

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De scandales en scandales, l’agro-industrie est décriée, critiquée. Face à cela, tout le monde parle de « résilience », « réduction des intrants », « agriculture relocalisée », « souveraineté alimentaire ». Mais derrière ces mots se cachent des définitions différentes. Pour les gouvernements, l’industrie, la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) et le COPA-COGECA (Comité des organisations professionnelles agricoles-Confédération générale des coopératives agricoles), il faut, pour aller plus loin encore dans la technologie, investir dans la robotique, le numérique et la génétique. 

Le gouvernement français est tout feu tout flamme… Il a décidé d’investir 2,3 milliards d’euros dans le secteur agricole dans le cadre de son plan France 2030. La « French AgriTech » représente une part importante de ces investissements [1]. Julien Denormandie, ex-ministre de l’Agriculture, résumait ainsi la situation : « Faisons de la France le berceau mondial de l’AgriTech ! C’est avec tout l’écosystème, des start-ups aux financeurs en passant par les territoires, que nous porterons cette dynamique au service de notre souveraineté agroalimentaire » . Dans cette citation, l’écosystème évoqué ne mentionne ni les Hommes, ni la nature, ni les plantes, ni les animaux. L’écosystème de cette agriculture, ce sont des start-ups, des financeurs, des territoires. Arrêtons-nous sur ce dernier vocable typique de la novlangue : « territoire ». Le territoire, c’est une carte neutre, factuelle, sans vivant. Le territoire, c’est l’opposé du terroir où vivent des animaux, des plantes, des paysans. Le territoire, c’est alors l’administration et la guerre, la propriété et l’accaparement. L’AgriTech s’accapare par de nombreux outils, le bien commun, le vivant [2]. L’AgriTech, c’est la fin des paysans, de l’agronomie, du lien au sol, pour se connecter aux satellites, qui, eux, nous diront l’état du sol.

L’AgriTech est un mot fourre-tout. Le flou dans les mots, c’est pratique. Cela permet notamment de contourner les critiques. Mais on doit la définir, à l’instar du gouvernement, comme la jonction du numérique, de la robotique et de la génétique. Nous n’évoquerons pas ici la génétique, cœur des articles d’Inf’OGM. L’autre expression, accolée à l’AgriTech, c’est l’agriculture de précision. Désormais, grâce à ces trois piliers, les « agritechniciens » seront précis… Le savoir-faire ancestral est pour eux un archaïsme plein d’imprécision qu’il faut combattre [3].

Numérisation et robotique, les deux bras d’une agriculture déconnectée

Les objectifs de l’agriculture de précision sont tout à fait honorables : limiter la consommation d’eau, d’engrais, de pesticides, réduire la pénibilité du travail, augmenter la résilience de l’agriculture face au changement climatique…

Le numérique est donc une des bases de cette AgriTech qui déchaîne les ambitions des start-ups. Le numérique, c’est à la fois des milliers de données enregistrées dans des bases de données gigantesques (météo, GPS) et la connectivité (5G, satellite, smartphone). Cette agriculture connectée repose entièrement sur des équipements coûteux (production, entretien et maintenance, montage/démontage), énergivores, polluants et dont les matières premières sont limitées. Cependant, une étude de la Commission européenne affirme que ces robots agricoles ont une influence réduite. L’étude stipule que « [l]e potentiel d’atténuation [des technologies agricoles destinées à mieux gérer l’usage des engrais azotés [4]] est plus élevé que celui du matériel de guidage des épandages représentant respectivement 1,5 % et 0,3 % des émissions totales de GES du secteur agricole de l’UE en 2015 » [5]. La phrase est alambiquée mais on comprend aisément qu’on ne peut pas compter sur ces outils pour sortir de la dépendance aux engrais azotés. Et au regard de la pollution engendrée par ces outils, la balance écologique semble défavorable. Mais ce bilan précis reste à faire.

Or, ce qui se joue, c’est la création d’un nouveau marché et d’une nouvelle bulle financière. Une adaptation continue du vivant pour le rendre encore plus manipulable. La robotique implique souvent des modifications substantielles. Ainsi, l’entreprise de biotechnologie Pairwise évoque la création de « baies modifiées pour faciliter la cueillette par drone ou autre machine plutôt qu’à la main, ce qui réduirait les coûts de main-d’œuvre et éviterait les travaux pénibles » [6]. Reporterre note aussi : « Les prix des robots s’élèvent entre 130 000 et 200 000 euros, excepté pour le plus petit d’entre eux, le robot de maraîchage de Naio à 30 000 euros. Prix de la machine auquel il faut ajouter un abonnement annuel pour la maintenance et pour l’accès au réseau d’autoguidage » [7]. La question de l’accélération du remplacement du travail humain par le recours aux énergies fossiles et autres ressources naturelles (dont les terres rares) est une question vaste, qu’il faudrait un jour considérer en entier. Elle est liée aussi à la répartition des richesses, au sens qu’on donne à l’activité qu’on pratique, à la façon de la pratiquer… Vaut-il mieux s’endetter, donc au final travailler et produire plus pour rembourser, ou accepter des tâches physiques ? Si on gère des centaines ou des milliers d’hectares dans un but exclusif de profit financier, ces outils deviennent vite indispensables… mais dans le cadre de fermes de tailles plus modestes, ou gérées collectivement, ils deviennent plus facultatifs, plus anecdotiques, voire contre-productifs. À chaque fois qu’une technique a pris le pas sur une autre, plus traditionnelle, cela s’est traduit par une diminution du nombre de paysans ainsi qu’une concentration et une augmentation de la taille des fermes. Au-delà du coût, en effet, si on se « simplifie » le travail, on peut avoir plus de bêtes, plus d’hectares. La course à l’équipement risque donc d’augmenter les problèmes actuels liés à ces fermes-usines.

Données informatiques, des champs aux ordinateurs privés

Ce marché est aussi celui des données récoltées par ces équipements. L’agriculture de précision nourrit en effet des bases de données indispensables au fonctionnement des algorithmes. Comme le précise Reporterre , « la conduite automatique par GPS, par exemple, est moins pénible mais permet d’enregistrer en détail toutes les activités de la machine. Que deviennent ces données ? L’anecdote racontée par Henri Bies-Peré, pourtant adepte de ces technologies, lui qui est vice-président au numérique au syndicat (majoritaire) FNSEA, interroge : « La firme John Deere a équipé toutes ses moissonneuses avec des boîtiers de calcul de rendement. Ça veut dire qu’ils pourraient prévoir la récolte française ! » En Amérique du Nord, ces données influencent déjà en temps réel les cours des céréales » [8].

L’autre élément de dépendance qu’organise cette AgriTech, c’est celle à des savoirs qui ne sont pas réappropriables du fait de leur complexité et des brevets. Ces logiciels propriétaires, par exemple, interdisent aux paysans d’intervenir sur leurs machines en cas de pannes. Des paysans étasuniens ont ainsi perdu une part importante de leurs récoltes car privés de leurs moissonneuses pendant plusieurs jours en pleine saison des moissons. Si la connexion avec la ruche hi-tech (cf. encadré ci dessous) se perd, pour des raisons x ou y, l’agriculteur en sera-t-il informé ? Il se repose sur son smartphone, mais cela peut être fatal pour son rucher. Cela demande aussi une grande confiance dans la technologie. Est-elle vraiment fiable ?

« Sauver les abeilles, et […] notre planète »


Les abeilles disparaissent… peu importent les causes mais « Hostabee est née pour sauver les abeilles, et par là-même, notre planète. Depuis 2015, nous développons des objets connectés au service de l’apiculture. […] Nous sommes convaincus que c’est la meilleure manière de répondre à la problématique écologique et économique mondiale de la disparition des pollinisateurs. […] Hostabee compte bien participer à sauver le monde » [9]. Des modules sont installés dans les ruches, en connexion avec l’apiculteur, qui peut gérer à distance la vie de sa ruche. Cette start-up travaille étroitement avec Orange. Le site évoque en réalité des raisons plus prosaïques pour acheter ses modules : « [l]es professionnels ou amateurs doivent parfois faire face à des actes de vandalisme ou des vols de leurs ruches », « une solution idéale pour suivre à distance ses colonies d’abeilles. Et c’est indispensable au mois de janvier pour savoir comment la ruche redémarre, alors que le temps ne permet pas de se déplacer ». Autrement dit, on évoque la disparition des abeilles en page d’accueil et on détaille les usages très pragmatiques et anthropocentrés de ces ruches connectées dans les pages suivantes. Plus fondamentalement, la surveillance numérique saura-t-elle contrebalancer les effets toxiques des néonicotinoïdes ? Ne prenons-nous pas le problème à l’envers ? Quelles seront les conséquences de la présence de ces modules dans la ruche, les abeilles ayant des comportements sociétaux complexes, facilement perturbés par toutes les ondes électromagnétiques, qui ne sont pas encore élucidés ?

Toute la question est de savoir s’il s’agit d’un véritable progrès, ce qui, pour Marc Dufumier, professeur émérite à AgroParisTech, « est loin d’être évident ». Il affirme que « le recours à ces technologies peut aussi servir de prétexte pour ne pas rompre avec une agriculture industrielle dont on voit de plus en plus les limites économiques et les méfaits environnementaux. Elles permettent de réduire les doses, mais entretiennent l’addiction aux produits de la chimie de synthèse très coûteux en énergies fossiles et très émetteurs de gaz à effet de serre » [10]. Sans s’opposer à l’ensemble de ces innovations, il affirme qu’il est urgent de rompre avec le modèle dominant, et pour ce faire « s’appuyer sur une high-tech relevant aussi de savoir-faire ancestraux pratiqués par les paysans mais trop longtemps méprisés par les technologues et les agronomes et qui méritent d’être réévalués à l’aune de la science moderne » [11].

Cette agriculture de précision est donc une fausse solution pour les problèmes qu’elle prétend résoudre (climat, environnement, productivité…) mais pas pour les marchés financiers spéculatifs. Philippe Bihouix, auteur de L’âge des low tech, interviewé par Franceinfo, souligne que « se réfugier dans le techno-solutionnisme est une manière paresseuse de se rassurer en disant :  » Les ingénieurs vont résoudre le problème  » » [12]. Mais cela implique aussi une forme de pensée magique : la technologie est toute puissante, elle prend la place anciennement occupée par les divinités.

[2Dans le Larousse, on trouve plusieurs définition de territoire, qui sont en lien avec la déclaration de Julien Denormandie : « portion de l’espace terrestre dépendant d’un État, d’une ville, d’une juridiction ; espace considéré comme un ensemble formant une unité cohérente, physique, administrative et humaine », « étendue dont un individu ou une famille d’animaux se réserve l’usage » ou encore «  espace relativement bien délimité que quelqu’un s’attribue et sur lequel il veut garder toute son autorité ».

[4L’étude, rédigée en anglais, parle de « variable rate nitrogen application technology (VRNT) ». Cela concerne notamment la gestion des engrais via des données obtenues par des satellites ou des drones, des capteurs optiques, etc…

[5Sánchez, B., Vangeyte, J., Beck, B., et al., « The contribution of precision agriculture technologies to farm productivity and the mitigation of greenhouse gas emissions in the EU », 2019, Publications office of the European Union

[8Reporterre, ibid.

[9Site Internet de Hostabee : http://hostabee.com/

[10d’Abbundo, A., « Le numérique va-t-il sauver l’agriculture ? », La Croix, 5 septembre 2021

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