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UE – UPOV : accords commerciaux contre sécurité alimentaire

Par Charlotte KRINKE

Publié le 18/08/2022

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La Commission européenne négocie des accords commerciaux avec des pays tiers. Elle en profite pour tenter de leur imposer la Convention de l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV). Elle se fait ainsi le bras armé de droits de propriété industrielle qui restreignent considérablement les droits des paysans sur les semences. Cependant, la Commission affiche l’ambition de lutter contre l’insécurité alimentaire : donc sans les semences produites par les paysans ?

Dans sa communication du 11 décembre 2019 relative au « Pacte Vert pour l’Europe », la Commission européenne affirme que « (l)’UE collaborera avec l’ensemble de ses partenaires pour renforcer la résilience climatique et environnementale, afin d’empêcher ces enjeux de devenir des sources de conflits et d’insécurité alimentaire » [1]. La mise en œuvre de cet objectif passe, notamment, par la politique commerciale de l’Union européenne (UE). En 2022, la Commission, qui conduit la politique commerciale au nom des États membres, a de nouveau évoqué la contribution des accords commerciaux à la promotion d’une « transition verte et juste » et au développement durable. En clair, la Commission européenne se donne pour ambition que « la croissance économique aille de pair avec la protection des droits de l’homme, du travail décent, du climat et de l’environnement » [2].

Sans nous prononcer sur leur efficacité réelle ou supposée, il est incontestable que les accords commerciaux récemment conclus par l’Union européenne ou en cours de négociation contiennent souvent des clauses relatives à l’environnement [3]. Mais il est tout aussi incontestable que l’Union européenne, profitant de sa puissance économique de plus grand marché intérieur mondial, impose à ses partenaires commerciaux des clauses peu compatibles avec les objectifs affichés de lutte contre l’insécurité alimentaire ou de résilience climatique. Les accords commerciaux sont en effet avant tout un moyen privilégié pour exporter ses propres normes et ainsi ouvrir des marchés.

La Commission européenne, bras armé de l’UPOV 91

Lorsqu’elle négocie des accords commerciaux avec des pays tiers, la Commission européenne pousse en effet ses partenaires à adopter des règles strictes en matière de droits de propriété intellectuelle sur les végétaux. Concrètement, elle exerce une pression pour que figure, dans le texte de l’accord commercial, une clause qui contraint le pays partenaire à protéger les droits d’obtention végétale conformément à l’Acte de 1991 de la Convention de l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (Convention UPOV) [4].

Cette Convention accorde des droits exclusifs aux obtenteurs sur l’utilisation de la variété qu’il a sélectionnée (appelée obtention végétale) [5]. L’obtenteur peut ainsi interdire ou limiter la reproduction de sa variété par d’autres, et notamment par les agriculteurs. Ces derniers ne sont par principe pas autorisés à échanger entre eux des semences d’une variété protégée. La Convention UPOV de 1991 permet aux États d’autoriser, à titre d’exception facultative, les agriculteurs de reproduire pour leur propre usage sur leur propre exploitation des semences d’une variété protégée à condition de rémunérer son obtenteur. Les États peuvent exonérer les « petits agriculteurs  » [6] du paiement de ces royalties.

Les droits exclusifs accordés par la Convention UPOV ne peuvent être accordés qu’aux variétés qui répondent aux critères de nouveauté, de distinction, d’homogénéité et de stabilité (DHS). Ces critères font abstraction de la diversité des conditions de culture et de terroirs et sont incompatibles avec les variétés « populations » paysannes. Et rien n’empêche un obtenteur d’homogénéiser et de stabiliser une telle population puis, en déclarant l’avoir découverte, de la protéger avec un droit d’obtention végétale, voire de tenter d’interdire aux paysans qui ont sélectionné et conservé cette population d’origine de continuer à l’utiliser librement au prétexte qu’elle serait essentiellement dérivée de sa nouvelle obtention [7].

Une stratégie commerciale critiquable

Les États qui s’engagent à respecter les règles de l’UPOV se trouvent privés de la faculté de déterminer leur propre politique en matière de semences, en fonction de leurs besoins et conditions locales. Or, dans les pays du « Sud » notamment, les semences proviennent en majorité des systèmes semenciers paysans. Les droits des paysans de conserver, d’utiliser, d’échanger et de vendre des semences se trouve à la base de ces systèmes. Les règles de la Convention UPOV entrent en contradiction avec ces droits alors même que, selon les études, les systèmes semenciers informels nourrissent aujourd’hui encore entre 60 et 80 % de la population mondiale [8] [9].

D’autre part, les variétés concernées par les règles de la Convention UPOV ne sont pas adaptées aux agricultures paysannes des pays du Sud, caractérisées par des exploitations souvent familiales et de petite taille. Ces règles, dont la conception doit d’ailleurs beaucoup à l’influence des phytogénéticiens français [10], ont été négociées dans les années 60 et durcies en 1991 dans le cadre de l’UPOV. Les pays auxquels la Commission européenne tente de les imposer n’ont pas participé à ces négociations. C’est le cas par exemple de l’Inde, de l’Indonésie et des Philippines avec lesquels des négociations commerciales sont actuellement en cours. Le caractère inadapté de ces règles a été souligné dans plusieurs rapports. Ainsi, les organisations paysannes comme La Via Campesina ou encore l’agence fédérale allemande de coopération internationale pour le développement, le Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit (GIZ), recommandent aux pays en développement de ne pas rejoindre ou appliquer les règles de l’UPOV [11]. Quant au Rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation, il relève « la pression excessive que la Convention de 1991 (fait) peser sur les petits exploitants agricoles ». Il exhorte par conséquent les États membres de l’ONU à « ne pas faire pression de quelque manière que ce soit sur d’autres États Membres pour qu’ils adhèrent à la Convention internationale pour la protection des obtentions végétales. Il ne devrait plus être nécessaire d’être partie à cette Convention pour conclure des accords bilatéraux ou régionaux, et les États Membres sont vivement encouragés à supprimer ce type de conditions des accords actuels » [12].

Il est peu surprenant dans ces conditions que la stratégie de l’Union européenne soit contestée. Dans le cas de l’accord de libre-échange en cours de négociation entre l’UE et l’Indonésie, par exemple, près de 90 organisations paysannes et de la société civile ont récemment adressé une lettre ouverte au gouvernement indonésien et à la Commission européenne pour demander le retrait de la clause obligeant les Parties à respecter les règles de la Convention UPOV de 1991 [13].

D’un point de vue juridique, la stratégie de la Commission européenne questionne également. D’abord, parce que rien n’oblige les États à protéger les variétés végétales par le système mis en place par l’UPOV. L’Organisation mondiale du commerce, dont tous les États du monde ne sont pas membres, leur laisse le choix de prévoir la protection des variétés végétales soit par des brevets, soit par un « système sui generis efficace », soit par une combinaison de ces deux moyens [14]. Le système mis en place par la Convention UPOV n’est qu’un exemple de système sui generis. Or la pratique de la Commission européenne instille l’idée erronée que le respect de ce système est la seule option possible pour établir un « système sui generis efficace« . L’Inde, qui n’est pas membre de l’UPOV et avec qui des négociations commerciales sont actuellement en cours, a de son côté adopté un système sui generis original accepté par l’OMC avec sa loi sur la Protection des variétés végétales et des droits des agriculteurs. Cette loi permet la protection des « variétés de ferme », met en place un mécanisme de partage des avantages et reconnaît les droits des agriculteurs sur leurs semences. Si l’État indien acceptait la proposition de la Commission européenne [15], il devrait renoncer à cette loi bien plus favorable aux agriculteurs que les règles de l’UPOV.

Surtout, un grand nombre d’organisations paysannes et de la société civile, de juristes et aussi des États considèrent que la stratégie de la Commission européenne entre en contradiction avec un certain nombre d’engagements internationaux, comme ceux découlant de la Convention sur la diversité biologique et du Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (Tirpaa). Le Préambule de ce Traité énonce que « les droits reconnus par le présent Traité de conserver, utiliser, échanger et vendre des semences de ferme et d’autres matériels de multiplication […] sont un élément fondamental de la concrétisation des Droits des agriculteurs ainsi que de la promotion des Droits des agriculteurs aux niveaux national et international ». L’article 9 engage les Parties à ne pas interpréter les dispositions du Traité « comme limitant les droits que peuvent avoir les agriculteurs de conserver, d’utiliser, d’échanger et de vendre des semences de ferme ou du matériel de multiplication ». L’UPOV considère de son côté que le fait que ces textes ne s’appliquent que « sous réserve des lois nationales et selon qu’il convient » permettrait aux États qui les ont ratifiés de ne pas les respecter.

La Cour suprême du Honduras, dans un jugement historique rendu fin 2021, avait elle aussi estimé que les règles de la Convention UPOV de 1991 entrent en contradiction avec ces traités internationaux. Elle avait alors considéré que la loi hondurienne qui transpose ces règles violait le droit à l’alimentation [16].

Le pas de trop : quand la Commission européenne oblige ses partenaires à adhérer à l’UPOV

Suivant les accords commerciaux, la manière dont est rédigée la clause qui impose aux partenaires de l’Union européenne de respecter les règles de la Convention de l’UPOV de 1991 varie. Parfois, la clause va jusqu’à imposer à l’État partenaire d’adhérer à cette convention. C’est le cas, entre autres, de l’accord d’association avec le Liban [17] ou avec l’Algérie [18]. Ces États ne peuvent alors pas dénoncer la Convention de l’UPOV de 1991 sans se retirer aussi ou sans demander une révision de l’accord commercial conclu avec l’UE, avec toutes les conséquences commerciales que cela peut entraîner. Comme le notent les associations APBREBES et Both ENDS, l’obligation d’adhérer à la Convention UPOV par le biais d’un accord commercial a donc des conséquences bien plus importantes que la volonté unilatérale d’un pays d’adhérer à la Convention de son propre chef [19].

[1Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, Le pacte vert pour l’Europe, 11 décembre 2019, COM(2019) 640 final.

[2Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, La force des partenariats commerciaux : ensemble pour une croissance économique verte et juste, 22 juin 2022, COM(2022) 409 final.

[3Pirlot, A.,« La dimension environnementale des accords de libre-échange : une perspective européenne », Revue internationale de droit économique, 2020/2 (t. XXXIV), p. 183-201.

[4Pour une étude détaillée consacrée à cette question, voir F. Batur, F. Meienberg et B. Ilge, Plant variety protection & UPOV 1991 in the European Union’s Trade Policy : Rationale, effects & state of play, Both Ends et APBREBES, Novembre 2021.

[6Petit agriculteur ? C’est celui qui récolte moins de l’équivalent de 92 tonnes de céréales, ce qui représente, en France, plus ou moins 15 ha de céréales suivant les régions.

[10Bonneuil, C. et Thomas, F., Semences : une histoire politique, Éditions Charles Léopold Mayer, 2012

[11Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit, The UPOV Convention, Farmers’ rights and Human rights, 2015.

[12Assemblée générale des Nations unies, Semences, droit à la vie et droits des agriculteurs, Rapport du Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation, Michael Fakhri, A/HRC/49/43, 30 décembre 2021.

[14Article 27 §3 b) de l’accord de l’OMC sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce.

[15La proposition de la Commission européenne, publiée le 11 juillet 2022, prévoit d’insérer, dans l’accord de libre-échange, un article ainsi rédigé (notre traduction) : « Chaque partie protège les droits d’obtention végétale conformément à la Convention internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV) telle que révisée en dernier lieu à Genève le 19 mars 1991. Les parties coopèrent pour promouvoir et faire respecter ces droits ». https://circabc.europa.eu/ui/group/09242a36-a438-40fd-a7af-fe32e36cbd0e/library/e83c104e-e20d-4100-bdfc-0216b540dafc/details

[19F. Batur, F. Meienberg et B. Ilge, Plant variety protection & UPOV 1991 in the European Union’s Trade Policy : Rationale, effects & state of play, Both Ends et APBREBES, Novembre 2021.

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