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Pour Syngenta, la bio pourrait aggraver la crise alimentaire actuelle

Par Christophe NOISETTE

Publié le 09/05/2022, modifié le 01/12/2023

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Le patron de Syngenta, Eric Eyrwald, a accordé, dimanche 8 mai, un entretien au magazine germanophone suisse NZZ am Sonntag [1]. Il était interrogé sur les conséquences de la guerre en Ukraine et en a profité pour exhorter les pays riches à abandonner l’agriculture biologique. Un tissu d’assertions sans fondements et des propos fallacieux.

D’après Eric Eyrwald, patron de Syngenta, « l’Ukraine nourrit 400 millions de personnes. (…) En Ukraine, environ les deux tiers des graines sont semées. Le plus gros problème est de faire sortir la récolte du pays. Les entrepôts sont déjà largement remplis, mais les marchandises sont bloquées car les ports de la mer Noire autour d’Odessa sont en zone de guerre. Par voie terrestre, moins de 10% peuvent être exportés ». Il évoque donc « une crise alimentaire mondiale ».

La solution qu’il propose pour tenter d’éviter cette crise alimentaire annoncée : refuser de boycotter les exportations agricoles russes, abandonner l’agriculture biologique, et utiliser des OGM et des pesticides. Syngenta, rachetée par ChemChina, est un des leaders mondiaux des semences et des produits agro-chimiques. Il promeut une « troisième voie » : ni l’agriculture biologique, ni l’agriculture conventionnelle mais « l’agriculture régénérative » (sic) où l’on « emprunte à l’agriculture biologique la rotation des cultures pour que les sols restent sains. Parallèlement, on utilise des pesticides de manière ciblée pour que les champs ne soient pas labourés et que le CO2 reste dans la terre. Pour cela, il faut des plantes qui résistent aux conditions météorologiques extrêmes », c’est-à-dire des plantes issues des nouvelles techniques de modification génétique, lesquelles permettront aussi, selon Syngenta, d’augmenter les rendements.

Il précise bien qu’ « il ne s’agit pas de technologie génétique classique, mais d’édition du génome. (…) Ceci est très similaire au processus évolutif naturel ».

Ces promesses, déjà faites à la fin des années 90 pour la transgenèse, n’ont pas été réalisées [2]. Et les premières plantes génétiquement modifiées issues de la mutagénèse dirigée (ce qu’il nomme faussement « édition du génome ») sont des variétés tolérantes à un herbicide (Cibus) ou un soja enrichi en oméga-3 (Calyxt). Un article récent démontrait à nouveau que l’amélioration des rendements dépend plus des pratiques agronomiques que de la génétique [3].

Des données erronées sur l’agriculture biologique

« Selon le produit, les rendements de l’agriculture biologique peuvent être jusqu’à 50 % inférieurs. La conséquence indirecte est que les Africains meurent de faim parce que nous mangeons de plus en plus de produits bio ».

Un lien entre notre consommation de produits bio et la faim en Afrique est caricatural. La façon dont il parle de la faim souligne d’ailleurs une vision très étroite du problème. La faim a des causes plus complexes, en partie politique (guerre, dictature, etc.) et économique (dépendance de l’Afrique aux importations pour son alimentation, aide alimentaire). L’agriculture biologique est donc ici un simple bouc émissaire, les consommateurs qui achètent « bio » sont culpabilisés (et donc avec eux les agriculteurs qui pratiquent cette agriculture).

Or, plusieurs études montrent que l’agriculture biologique peut nourrir la planète [4]. Et récemment, le scénario « Ten Years For Agroecology in Europe » (TYFA) développé conjointement par l’Iddri et le bureau d’études AScA, en collaboration avec un conseil scientifique composé de chercheurs de premier plan, montre qu’une Europe entièrement agroécologique, affranchie des intrants de synthèses et reposant sur un redéploiement des prairies naturelles et sur une extension des infrastructures agroécologiques (haies, arbres, mares, habitats pierreux), pourrait nourrir durablement 530 millions d’Européens en 2050 » [5].

« L’agriculture biologique nécessite de plus grandes surfaces et les champs doivent généralement être labourés, ce qui augmente les émissions de CO2. Les pesticides sont également utilisés à grande échelle dans l’agriculture biologique. Cependant, ils sont moins efficaces. (…) L’objectif de 25 % pour l’agriculture biologique (Green Deal) doit faire l’objet d’un examen critique. Emmanuel Macron n’a demandé que cela. Je pense que c’est une suggestion très intelligente ». Ce paragraphe mélange tout et sert juste à augmenter la confusion. L’agriculture bio peut utiliser certains pesticides s’ils sont naturels, ce qui ne veut pas dire inoffensifs non plus, comme le cuivre, qu’il mentionne… mais cela n’a strictement rien à voir avec les tonnes de pesticides chimiques pulvérisés dans les champs conventionnels, auxquelles il faut aussi ajouter les engrais azotés, qui ont un impact sur le dérèglement climatique largement démontré… Enfin, on peut pratiquer l’agriculture biologique sans labour. Il n’y a aucune incompatibilité entre ces deux façons de faire.

Agriculture bio vs produit carné

Le président de l’Association des petits paysans (Suisse), Kilian Baumann, a qualifié les propos du patron de Syngenta de  » grotesque  » sur Twitter [6] : « Parce que nous, les agriculteurs, utilisons de moins en moins de pesticides, un représentant de groupe agricole se bat pour sauver son chiffre d’affaires ». Dans deux autres tweets, il estime que la question de la faim dans le monde est surtout liée à la très forte consommation de produits carnés : « ce n’est pas l’agriculture biologique, mais notre faim de viande qui favorise la consommation de terres. Les aliments pour animaux sont cultivés sur 43 % des terres arables suisses et nous en importons encore 1,2 million de tonnes par an ! Pour produire une calorie animale, il faut beaucoup plus de surface agricole que pour une calorie végétale ». D’après l’étude d’Anne Mottet, de la FAO, « 1 kg de viande nécessite 2,8 kg d’aliments comestibles pour les ruminants et 3,2 pour les monogastriques. Le bétail consomme un tiers de la production céréalière mondiale et utilise environ 40 % des terres arables dans le monde » [7].

La pandémie et la faim instrumentalisées

Le patron de Syngenta utilise à nouveau la pandémie de Covid-19 comme cheval de Troie des OGM. Il affirme que les vaccins ont été mis au point rapidement et efficacement grâce au génie génétique. Pourquoi alors le refuser dans l’agriculture pour lutter contre la faim dans le monde [8] ?

« Les vaccins ont été développés et approuvés très rapidement. Où serions-nous aujourd’hui sans eux ? Maintenant, nous avons une crise alimentaire. Ici aussi, nous devrions considérer les nouvelles technologies comme faisant partie de la solution ».

Pour mieux vendre ses produits, le patron de Syngenta joue également avec les peurs des européens. « Parce que quand les gens n’ont pas assez à manger, ils se rebellent. C’est un terrain fertile pour le terrorisme, la guerre et la migration. Et les migrants viendront en Europe ».

Changement climatique, Covid, Ukraine, famine, migrations : toutes ces « crises » sont des occasions pour l’industrie et certains gouvernements de défendre l’agriculture intensive et les OGM. Ou, pour reprendre les termes d’Eric Eyrwald, l’agriculture « régénérative » qu’il ne définit jamais vraiment mais qui incorpore dans sa recette magique un peu de pesticides, beaucoup de manipulations génétiques et une bonne dose de communication.

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