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Un saumon nourri aux OGM peut-il être brevetable ?

Par Denis MESHAKA

Publié le 24/05/2022

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En février 2022, la division d’opposition de l’Office européen des brevets (OEB) a refusé à l’organisation gouvernementale australienne pour la recherche scientifique, la CSIRO [1], la délivrance de revendications couvrant un salmonidé présentant un profil particulier de taux d’acides gras. Ce taux a été rendu possible grâce à une alimentation issue, notamment, d’une plante génétiquement modifiée. L’OEB évoque uniquement le défaut d’activité inventive du poisson lui-même, mais ne retient pas les arguments relatifs à l’exception à la brevetabilité au sens de l’article 53 de la Convention sur le brevet européen.

Le brevet déposé par le CSIRO est intitulé « Aliments pour aquaculture comprenant des aliments à base d’acide stéaridonique pour aquaculture ». Ce titre est en partie trompeur car les revendications définissant sa portée vont bien au-delà de ce libellé.

Un brevet à la portée très large

La protection accordée in fine au brevet EP1965658 par la division d’opposition de l’Office européen des brevets (OEB) concerne, dans un premier objet, une méthode d’élevage de deux genres de salmonidés (Salmo sp. et Oncorhynchus sp.) qui permet d’augmenter les taux d’acides stéaridonique (SDA) et eicosatétraénoique (ETA) dans les tissus musculaires des poissons, et ce en les nourrissant avec un aliment lipidique comprenant un taux minimum de SDA. Le brevet concerne donc, deuxièmement, cet aliment lipidique, qui peut être une farine de poisson, et une autre source protéique ou un composé lipidique de type acide gras issu d’une plante transgénique particulière. Cette plante a été génétiquement modifiée (en ajoutant le gène de la delta-6 désaturase, une molécule enzymatique) pour qu’elle produise des acides gras polyinsaturés, en particulier les oméga-6 et les oméga-3. La plante transgénique est décrite comme pouvant être, en outre, modifiée par l’insertion d’un gène codant pour certaines enzymes [2].

Des exemples de plantes transgéniques appropriées sont cités : le colza, le soja, le lin, d’autres plantes oléagineuses, les céréales ou les légumineuses à grains.

L’utilisation d’un outil de modification génétique est clairement au cœur de l’invention et revêt une importance majeure dans la phase industrielle. En témoignent les exemples décrits par le brevet [3] qui mettent très largement en œuvre des plantes transgéniques exprimant le gène de la D6 désaturase de sorte que « des niveaux élevés de SDA soient produits dans de nombreuses plantes ».

Aucune revendication ne couvre finalement le poisson en tant que tel. Mais, dans certains cas, il est couvert par le brevet, de fait (voir encadré).

Même non revendiquée, le salmonidé bénéficie d’une protection


La Convention sur le brevet européen (art. 64(2) CBE) et la loi française (art. L.613-2 CPI) stipulent que « si l’objet du brevet porte sur un procédé, la protection conférée par le brevet s’étend aux produits obtenus directement par ce procédé ». Cette mesure vise à éviter, entre autres, l’importation de contrefaçons. En effet, sans cette disposition, un tiers pourrait fabriquer un produit à l’étranger à l’aide d’un procédé breveté en France et l’importer simplement sur le territoire où ce produit n’est pas protégé en tant que tel. À noter que la contrefaçon ne se juge pas au niveau de la CBE (dont les compétences portent uniquement sur la brevetabilité) mais au niveau national [4]. Par contre, la CBE et le Code de la propriété intellectuelle (CPI) ont la même disposition pour empêcher les contrefaçons par importation d’un produit obtenu directement par un procédé.

Tous les saumons gras bientôt sous licence ?

À aucun moment de la procédure l’OEB n’a considéré que le salmonidé revendiqué pourrait contrevenir à l’article 53 CBE portant sur les exceptions à la brevetabilité [5]. En effet, la division d’examen de l’OEB, dans l’annexe de sa notification d’intention de délivrer un brevet [6], justifie : « ni le fait de nourrir le salmonidé avec l’aliment lipidique revendiqué, ni l’utilisation du salmonidé revendiqué comme nourriture pour l’homme n‘est considéré comme contraire à l’ordre public au sens de l’article 53(a) CBE, et l’invention n’implique pas une modification génétique du poisson (Règle 28 (1)(d) CBE) » [7].

Dans ce même document, l’OEB estime également que les revendications ne sont pas exclues de la brevetabilité au sens de l’article 53(b) CBE car « elle ne concernent pas une méthode de production d’animaux comprenant une étape de croisement de génomes entiers d’animaux ». Le salmonidé revendiqué ne résulte en effet pas d’un procédé essentiellement biologique, ce qui l’aurait de facto exclu de la brevetabilité (règle 28 (2) CBE).

Enfin, la division d’examen de l’OEB considère que le salmonidé revendiqué répond bien aux conditions générales de brevetabilité puisqu’il est nouveau (art. 54 CBE) et implique une activité inventive (art. 56 CBE). La coalition « No Patents on Seeds » (NPOS) a contesté ce brevet et la division d’opposition de l’OEB a finalement refusé d’octroyer une protection au salmonidé comme tel, au seul motif de défaut d’activité inventive. Elle confirme cependant la position de la division d’examen concernant l’article 53 CBE, c’est-à-dire qu’elle aussi considère que ce saumon « inventé » par la CSIRO ne rentre pas dans les exceptions à la brevetabilité. Les autres revendications, notamment celle couvrant la méthode d’élevage du salmonidé, ont été maintenues par la division d’opposition [8].

L’OEB confirme sa prise de position vis-à-vis des inventions qui testent ou contournent les limites de l’article 53 CBE en les faisant « basculer du bon côté de la barrière ». Le poisson revendiqué par les taux particuliers d’acides gras et docosahexaénoïque qu’il présente dans ses muscles blancs est le résultat direct de la mise en œuvre de la méthode d’élevage de l’invention. L’intention de la CSIRO dans la demande telle que déposée est claire : rechercher une protection pour un poisson qu’il justifie par le simple fait que l’animal se nourrit avec un aliment lui-même brevetable.

Certes le poisson de la CSIRO est défini par des « caractéristiques techniques » (taux particuliers d’acide gras dans ses tissus). On peut malgré tout rapprocher cette situation du cas Monsanto, décrit par Inf’OGM [9], et dans lequel l’entreprise américaine cherchait à obtenir des brevets sur des produits dérivés, en l’espèce des animaux nourris via des produits issus de plantes génétiquement modifiées.

Les deux parties, CSIRO d’un côté et les opposants, NPOS, de l’autre, pouvaient faire appel de cette décision jusqu’à début avril 2022. Ce ne fut finalement pas le cas. La protection conférée actuellement par le brevet EP1965658 est définitive. Cette protection incomplète devrait néanmoins permettre aux exploitants de défendre leurs droits de brevets, et ce sur un marché immense puisqu’on parle de nourrir les humains avec ces salmonidés (voir encadré ci-dessous).

Le marché mondial du saumon d’élevage


On évalue la production mondiale annuelle du seul « saumon atlantique » [10], auquel il faudrait ajouter les truites et autres salmonidés, à 1,2 million de tonnes par an, ce qui représente plus de 90% du marché du saumon d’élevage, et plus de 50% du marché global du saumon [11]. Il est difficile de déterminer les revenus générés par ce marché, mais il est évident que les intérêts économiques en jeu sont énormes. Par exemple, en février 2022, l’entreprise norvégienne Mowi, numéro un mondial du saumon d’élevage, annonçait un chiffre d’affaire record de 4,2 milliards d’euros, c’est-à-dire une progression de 12% par rapport à 2020, ainsi qu’un bénéfice net qui a plus que quadruplé (511,8 millions d’euros) par rapport à l’année précédente [12].

Sur le marché du détail, les prix varient énormément selon le conditionnement (poisson entier, pavés, filets, darnes…). Il serait vendu dans une fourchette allant de 14 à 32 € le kilo [13]. Si l’on applique ces données au marché mondial, il s’évaluerait à plusieurs dizaines de milliards d’euros.

[1Commonwealth Scientific and Industrial Research Organisation (Organisation de la recherche scientifique et industrielle du Commonwealth).

[2Les enzymes sont une oméga-3 désaturase, une delta-15 désaturase, qui augmente la production d’ALA (acide gras alpha linolénique) dans la plante, ou une delta-12 désaturase.

[4On observera qu’en droit français, c’est en principe au breveté de démontrer que l’objet de ses revendications est contrefait, la « charge de la preuve » lui incombe. Mais cette charge peut être exceptionnellement renversée si un tribunal le demande dans le cas d’une présomption de contrefaçon suffisante pour entraîner des poursuites, voire la saisie des marchandises concernées jusqu’à épuisement de ces poursuites. Ce sera dans ce cas au contrefacteur présumé de prouver que le procédé qu’il utilise pour obtenir le produit est différent du procédé breveté (Art 615-5 et 5-1 du code de PI). Ce processus peut varier selon les juridictions nationales.

[7La règle 28(1)(d) dispose que les brevets européens ne sont pas délivrés, notamment pour les inventions biotechnologiques qui ont pour objet des procédés de modification de l’identité génétique des animaux de nature à provoquer chez eux des souffrances sans utilité médicale substantielle pour l’homme ou l’animal, ainsi que pour les animaux issus de tels procédés.

[8Suite à une procédure d’opposition devant l’OEB, un brevet peut être totalement maintenu dans l’ensemble de ses revendications, soit partiellement maintenu, soit totalement révoqué.

[10Le « saumon atlantique » fait partie de l’espèce Salmo sp. mentionnée par les revendications du brevet EP1965658. Le brevet décrit que le SDA, dont le taux est un élément essentiel de l’invention, et le GLA (acide gamma linolénique), sont « reconnus comme des acides gras bénéfiques dans la nutrition humaine » et offrent « d’importants avantages cardiovasculaires ».

[13Le saumon Atlantique (Salmo salar), fruitsdelamer.com

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