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Burkina Faso – Le projet Target Malaria continue malgré les irrégularités

Par Irina Vekcha Irina Vekcha

Publié le 01/02/2022

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En juillet 2021, l’Agence Nationale de Biosécurité (ANB) du Burkina Faso a autorisé Target Malaria, un projet de lutte contre la malaria, à importer des œufs de moustiques transgéniques. Un premier lâcher avait eu lieu en 2019, dans la localité de Bana. Cet article montre les nombreuses irrégularités réglementaires de la première phase du projet.

Le 21 octobre 2021, le NEPAD (Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique), agence de l’Union africaine, a annoncé l’autorisation donnée en juillet 2021 par l’ANB (l’Agence Nationale de Biosécurité du Burkina Faso) d’importer des moustiques mâles génétiquement modifiés, dits « mâles biaisés », destinés à l’utilisation en milieu confiné. L’importation de cette souche constitue le démarrage de la seconde phase de l’expérimentation de Target Malaria. Le moment culminant de la première phase avait eu lieu en juillet 2019, avec le lâcher de 6400 moustiques transgéniques à Bana (village rural du centre ouest du pays) [1] [2].

Le NEPAD défend le forçage génétique

Le NEPAD s’implique fortement dans les activités de l’ANB. Or, cette agence technique de l’Union africaine fait délibérément la promotion du forçage génétique.

L’Union africaine s’est prononcée en faveur du forçage génétique lors de sa 29e session ordinaire, en déclarant qu’elle « s’engage (…) à s’investir dans le développement et la régulation du forçage génétique » (African Union, 2017).

Le NEPAD a également publié un rapport favorable au forçage génétique, intitulé Forçage génétique pour la lutte contre le paludisme en Afrique. Ce rapport affirme notamment que « la technologie [du forçage génétique] ne semble présenter aucun risque majeur qui ne peut être atténué et les avantages potentiels dépasseront certainement tous les risques mineurs observés » (NEPAD, 2018, p.25). Pour soutenir le développement du forçage génétique en Afrique (évaluation, préparation, régulation, dissémination, éducation), le NEPAD a reçu 2,35 millions de dollars de l’Open Philanthropy Project (Open Philanthropy Project, 2017). Ce dernier est une des sources de financement de Target Malaria (Target Malaria a).

Concrètement, en 2020, le Réseau africain d’expertise en biosécurité (African Biosafety Network of Expertise, ABNE), qui dépend du NEPAD, a organisé des formations pour les membres du Comité institutionnel de biosécurité (CIB) et du Comité national de biosécurité (CNB) du Burkina Faso. (NEPAD 2020 a, NEPAD 2020 b). Ce réseau, foncièrement favorable au forçage génétique, a été créé avec des financements de la Fondation Bill & Melinda Gates (Glover et al. 2018) pour, notamment en lien avec l’Université du Michigan (États-Unis), « relier les régulateurs africains de la biosécurité aux avancées technologiques – une initiative visant à réduire la pauvreté grâce à l’amélioration des pratiques agricoles » [3].

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De gauche à droite : Roch K. Dabiré, directeur de l’IRSS, Nicolas Barro, directeur de l’ANB, Alkassoum Maiga, ministre de l’Éducation Supérieure, de la Recherche Scientifique et de l’Innovation du Burkina Faso, Sylvin Ouedraogo, responsable du CIB et Moussa Savadogo, coordinateur de l’AUDA-NEPAD, point focal du Burkina Faso.

Les nombreuses irrégularités de la première phase du projet

La première phase de l’expérimentation du projet Target Malaria concernait des moustiques transgéniques mâles stériles. Cette phase comportait les activités suivantes : importation, études en milieu confiné, lâcher de plusieurs milliers de moustiques en 2019 et suivi de ces lâchers. Elle est caractérisée par une suite d’irrégularités réglementaires et éthiques :

• l’absence d’évaluation indépendante des risques avant l’importation et avant le lâcher,

• l’absence de consentement éclairé des communautés,

• l’absence d’implication du public dans la prise de décision concernant l’importation et le lâcher.

Un simulacre d’évaluation des risques du lâcher de 2019

La construction génétique concernée par la première phase du projet de Target Malaria, appelée Ac(DSM)2, a été créée en 2008 dans le laboratoire de Andrea Crisanti, au Collège Impérial de Londres, membre du projet Target Malaria. Cette modification génétique est composée de plusieurs séquences : un gène de nucléase, dénommé I-Ppo-I, qui induit la stérilité chez les moustiques mâles, deux gènes marqueurs de fluorescence et des promoteurs et terminateurs (Windbichler et al., 2008). Cette modification transgénique se transmet selon les règles classiques de l’hérédité, à la moitié de la descendance. Il ne s’agit pas de forçage génétique qui se transmet de façon hégémonique à toute la descendance.

La construction transgénique Ac(DSM)2 « a été créée de façon synthétique à partir de données séquencées et elle n’a jamais été exposée au processus du développement des organismes vivants » (Target Malaria b). Cela signifie qu’elle n’a jamais fait partie d’un organisme vivant et que ses manifestations sont inconnues.

Le gène I-Ppo-I contrôle une endonucléase capable de reconnaître et de fragmenter une séquence spécifique d’ADN (site de reconnaissance). Selon Target Malaria, une seule séquence spécifique de cette construction se trouve sur le chromosome X de l’espèce Anopheles gambiae (Windbichler et al., 2008). Les études du génome de la population locale de l’espèce Anopheles gambiae menées par le projet Target Malaria, portant sur un échantillon, ont montré l’existence d’un seul site de reconnaissance, propre à l’endonucléase contrôlée par le gène I-Ppo-I, (Windbichler et al., 2008), site de reconnaissance se trouvant dans un gène du chromosome X. Cela signifie que, pour Target Malaria, aucun autre gène, à part celui du chromosome X, ne sera altéré par l’action de l’endonucléase en question. La théorie présentée par Target Malaria résiste-t-elle à une analyse plus fine ? Voici quelques éléments qui questionnent cette affirmation.

Le transfert de la construction génétique vers la population locale et vers d’autres espèces de moustiques est possible. Premièrement, la population lâchée en 2019 contenait aussi, et malencontreusement, un petit nombre de moustiques femelles génétiquement modifiées, estimé par Target Malaria à moins de 0,5% (Target Malaria b, Hayes et al. 2018). Deuxièmement, le taux de recapture de moustiques génétiquement modifiés pendant le suivi était particulièrement faible (entre 0,3% et 1,7%) (Hayes et al., 2018). Le faible taux de recapture crée un risque de propagation des moustiques génétiquement modifiés hors de la zone du site d’essai, propagation qui peut être favorisée par des vents (Dunphy, 2019). Et, troisièmement, Target Malaria écrit qu’il existe un risque que le gène I-Ppo-I soit perdu ou réduit au silence et que la souche redevienne fertile (Target Malaria b).

L’espèce Anopheles gambiae est présente dans une vaste zone qui couvre la plupart des pays de l’Afrique de l’ouest et de l’Afrique centrale, elle possède un très grand nombre d’individus, répartis dans des zones écologiques diverses. L’espèce peut présenter une grande diversité génétique dans certaines de ces zones. À cause du phénomène statistique appelé « erreur d’échantillonnage », certains individus de la vaste zone d’habitat d’Anopheles gambiae peuvent avoir le site de reconnaissance caractéristique pour l’endonucléase du gène I-Ppo-I dans des endroits du génome autres que celui identifié par les études préliminaires de Target Malaria, ou bien, ces sites peuvent apparaître suite à des mutations ou des recombinaisons.

Dans ce cas, le transfert de la construction génétique vers la population locale peut provoquer l’altération des autres gènes, à part celui du chromosome X, par l’action de l’endonucléase du gène I-Ppo-I.

Absence d’évaluation indépendante des risques

La loi de biosécurité du Burkina Faso impose qu’« aucune décision d’importation, d’utilisation en milieu confiné, de dissémination ou de mise sur le marché d’un organisme génétiquement modifié ne peut être prise par l’Agence nationale de biosécurité sans évaluation préalable des risques pour la santé humaine et animale, la diversité biologique et l’environnement et les conséquences socio-économiques qui en découlent » (Loi N° 064-2012/AN, 2012, article 24).

L’évaluation des risques qui a permis à l’ANB de délivrer à Target Malaria une autorisation pour les lâchers des moustiques génétiquement modifiés a été faite par la CSIRO (Organisation fédérale pour la recherche scientifique et industrielle, Australie) (Target Malaria c, Hayes 2018). Or, la loi de biosécurité stipule également que « toute personne physique ou morale ayant des intérêts directs quelconques aux travaux d’organismes génétiquement modifiés, ne peut participer à l’évaluation des risques relatifs à ces organismes modifiés » (Loi N° 064-2012/AN 2012, article 26).

Le rapport de la CSIRO n’est pas une évaluation indépendante, puisque cette organisation participe au projet de forçage génétique « Safe Genes », financé par la DARPA (Agence de l’armée américaine de recherche avancée) (Godwin, 2017). Or, la DARPA finance aussi Target Malaria (Target Malaria a). La CSIRO participe aussi au programme GBIRd (Contrôle biologique génétique des rongeurs invasifs) et fait la promotion du forçage génétique pour les rongeurs auprès de diverses agences gouvernementales (Wilson, 2018). Le rapport de la CSIRO manque de données empiriques ; sa méthodologie est basée essentiellement sur les hypothèses et les avis d’experts. Par exemple, la CSIRO fait le calcul de la probabilité d’échec de la construction génétique à stériliser les individus mâles de la souche GM sur la base de l’hypothèse que l’efficacité de la construction sur le terrain sera la même que celle observée dans les conditions de laboratoire (Hayes, 2018 – 64, Ex. Figure 4.8). Leach et al. soulignent que les solutions technologiques ne marchent souvent pas et créent d’autres problèmes parce qu’elles sont souvent modélisées dans des laboratoires ou sur des ordinateurs, avec des méthodologies qui ne reflètent pas la complexité des situations du monde réel (Leach et al., 2010, dans Lebrecht et al., 2019). La CSIRO admet elle-même la possibilité que ses calculs soit incorrects, en disant « la possibilité que les modèles de risque et les calculs soient incorrects justifie le suivi de la souche Ac(DSM)2 après le lâcher sur le terrain » (Hayes, 2018 – 6),

Absence de consentement pleinement éclairé

Target Malaria a obtenu la signature du formulaire d’acceptation communautaire du village de Bana par des personnes qui ne comprennent rien au projet, et qui ne se rendent pas compte des enjeux de leur signature.

« Le formulaire d’acceptation communautaire était un document de quatre pages, composé de deux sections : une feuille d’information et une feuille de signature. La fiche d’information comprenait les informations clés de l’étude : présentation du contexte du projet, étapes du projet, informations sur les moustiques mâles stériles, objectifs du lâcher, respect des exigences réglementaires, considérations éthiques, bénéfices, équipe en charge du protocole, confidentialité des informations, des résultats attendus et des coordonnées de l’équipe et du comité d’éthique institutionnel » (Pare et al, 2021).

La feuille de signature était signée par des représentants du village et du projet. « Quatre représentants, dont la légitimité avait été confirmée au cours du processus, ont signé au nom du village : le chef du village, un conseiller et deux membres du bureau de conseil villageois de développement (CVD). Un membre de l’équipe de projet qui travaillait directement dans le village a également signé le formulaire » (Pare et al, 2021).

Target Malaria affirme avoir organisé de nombreuses rencontres d’informations sur le projet et que les 130 ménages de Bana ont été impliqués (Pare et al, 2021). Cependant, une habitante de Bana a dit que  » la plupart des activités du projet se déroulaient au centre du village, et comme elle habitait plus loin, elle n’était pas impliquée  » (Fuhr, 2018).

Les investigations de journalistes montrent que, malgré la signature du formulaire d’acceptation communautaire, les habitants de Bana ne savaient pas grand-chose du projet et certains expriment des inquiétudes à son sujet (Fuhr, 2018).

« Si je n’arrive pas à comprendre, je ne peux pas donner mon consentement, car je ne sais pas quels dommages seront causés par ces moustiques. En tout cas, ça me fait peur car je ne sais pas ce qui va se passer. Ils sont allés fabriquer des moustiques stériles, mais qu’en résultera-t-il ? Je ne comprends vraiment pas » – un habitant de Bana (Fuhr, 2018).

Les résidents de Bana ont dit que les représentants du projet n’ont pas parlé de risques et qu’ils ont expliqué seulement la première étape de l’expérience (la libération de moustiques stériles), sans informer « de la dernière étape du projet, la plus controversée : le forçage génétique » (Pujol-Mazzini, 2019).

Le projet crée un intérêt financier pour les jeunes du village, en leur donnant des petits emplois de « captureurs » de moustiques sur leur propre corps. Ils sont appelés « volontaires », avec un payement de 400 francs CFA par heure (ACB et al., 2018), une somme non négligeable pour les jeunes touchés par la pauvreté et le chômage, dans un milieu rural où le revenu mensuel d’un paysan est d’environ 30 000 francs CFA (environ 45 €). Les « volontaires », en travaillant pendant plusieurs nuits en tant que « captureurs », peuvent gagner quelques milliers de francs CFA (Carayol, 2020).

Depuis le lâcher de moustiques génétiquement modifiés en juillet 2019, les « volontaires » sont exposés aux risques de piqûres de moustiques femelles génétiquement modifiées (seules les moustiques femelles piquent et transmettent les maladies) et de leurs descendants, mais ne sont pas informés par Target Malaria de ce risque. Le support visuel produit par le projet à l’intention des habitants de Bana indique d’ailleurs que les moustiques modifiés sont stériles et ne donnent pas de descendants (Pare et al., 2021, fig. 3).

Il y a très peu d’information sur la position des habitants du village de Bana au sujet de l’expérimentation menée dans leur village. Très peu de journalistes ont pu rencontrer les habitants du centre de village, les interviews étant bloquées par l’hostilité des villageois craignant la perte d’emplois (Carayol 2020, Moloo 2018 a, 2018 b, Fuhr 2018, Gbadamassi 2018, Macé 2018). Un habitant de Bana a déclaré : « si vous voyez que les gens sont réticents à faire des entretiens, c’est peut-être parce qu’ils ont peur de perdre le peu d’avantages qu’ils retirent du projet » (Fuhr, 2018). Seuls quelques habitants des quartiers périphériques ont pu répondre aux journalistes.

Les habitants de Nasso, un village situé à 5 km de Bana et qui n’a pas été impliqué par Target Malaria, ont déclaré aux journalistes être opposés au projet et qu’ils redoutent « des retombées négatives » (Carayol, 2020), surtout après l’échec du coton Bt (Fuhr, 2018) [4]. Ils ont dit craindre d’être affectés par le lâcher de moustiques à Bana malgré les propos rassurants de Target Malaria, « puisqu’il y a un mouvement [de personnes] important entre les deux villages car ils sont situés très près l’un de l’autre » (Fuhr, 2018).

Absence d’implication du public

L’autorisation du lâcher de 2019 a été donnée par un arrêté ministériel basé sur le rapport de la consultation du public comme élément déterminant. Mais de quel rapport parle-t-on ? En effet, aucune consultation, telle que définie par la législation burkinabé, n’a été menée.

« La participation du public intervient aux premières étapes du processus de prise de décision permettant ainsi de prendre en compte les commentaires du public dans les délibérations des différentes instances consultatives et décisionnelles » (Décret N° 2019 – 0455, article 13). Les mécanismes prévus de la participation du public comprennent l’enquête publique, les enquêtes ordinaires, les consultations, les audiences publiques et le forum citoyen (Décret N° 2019 – 0455, article 14).

L’ANB doit préparer, pour les différentes formes de participation du public, un résumé de l’évaluation des risques et du plan de gestion des risques, en indiquant « la date d’échéance de soumission des avis du public et les prochaines échéances du processus décisionnel » (Décret N° 2019 – 0455, article 15).

Aucun de ces mécanismes de participation du public dans la prise de décision n’a pas été mis en œuvre par l’ANB. Et cette absence de consultation a été documentée et dénoncée par la société civile burkinabé (Macé, 2018).

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