n°166 - janvier / mars 2022

La biologie de synthèse : un puissant allié du transhumanisme

Par Christophe NOISETTE, Annick Bossu

Publié le 04/02/2022, modifié le 01/12/2023

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La biologie est une science étrange qui a du mal à définir son objet. En effet, le vivant évolue constamment, au gré d’interactions infinies, et chaque découverte dévoile une nouvelle complexité. La nature est liée à des contingences. De son côté, la biologie de synthèse, discipline qui associe biotechnologies, ingénierie et modélisation informatique, veut réduire le vivant à quelques molécules et lois simples. Elle propose ainsi de faire un pas de plus vers le réductionnisme et le fantasme d’une vie sans contrainte, libérée de la matière et de la mort. Deux mondes que tout oppose donc.

Nouvel avatar de la technologie, adulée par les partisans de la volonté de puissance, la biologie de synthèse propose un monde où tout est programmé et façonné par des chercheurs dont il faudra bien un jour interroger le pouvoir. Un monde où rien n’est plus à la mesure de l’homme et un monde basé sur un mensonge scientifique : la réduction de « ce qui est » à « ce que l’on sait ou croit savoir ».

Aux origines, une idéologie : le réductionnisme extrême du vivant

Le réductionnisme est plus qu’un état d’esprit de la science, c’est une vision du monde. Réduire le vivant à l’utilité qu’il a pour l’Homme et sacraliser l’Homme face aux autres espèces est un programme idéologique ancré dans une longue tradition. Depuis Platon et le christianisme de Saint Paul, l’esprit est sur un piédestal. Cette idéologie rejette la matière, la chair (la nature et les femmes…). Les contraintes liées à notre condition terrestre brideraient notre épanouissement, nous empêcheraient d’être des purs esprits ou des anges.

La Renaissance [1] et encore plus le positivisme d’Auguste Comte ont fait redescendre Dieu sur Terre, mais non pas pour encourager l’humain à vivre simplement, ni pour revaloriser un rapport égalitaire avec les autres formes de vie. Non, au contraire, pour lui dire qu’il y avait un ailleurs ici sur Terre et que cet ailleurs construit par la science et la technique pouvait être un paradis.

Ainsi, le transhumanisme, né dans le lit du platonisme et du positivisme [2] n’est que la continuité paradigmatique de ces pensées dualistes. La biologie de synthèse, par son aspect réductionniste, s’inscrit parfaitement dans le projet transhumaniste, notamment avec son envie intrinsèque de recréer la vie, une vie que ce projet prétend améliorer, augmenter.

La biologie de synthèse s’inscrit dans le projet transhumaniste

Le transhumanisme accepte l’artifice absolu contre la promesse d’une vie éternelle, sans maladie, sans mort [3]. Il reprend le projet platonicien, mais en rejetant l’au-delà dans l’ici-bas. Il fait le pari d’une éternité immanente, d’un au-delà des corps dans un corps toujours jeune, frais, sans maladie, sans déchet. Le transhumanisme est un projet de dénaturation de la vie, de désincarnation des corps, où les machines se substitueront à l’Homme.

La biologie de synthèse fait partie de ce projet transhumaniste, même si sa réalité actuelle se joue dans le monde industriel et financier.

La biologie de synthèse veut recréer la vie en se basant sur le programme génétique comme donneur d’ordre au vivant, alors que cela est de plus en plus contredit par les découvertes comme les phénomènes épigénétiques, les communications cellulaires à l’intérieur des organismes ou encore les orages génétiques (chromothripsie) [4].

Cette idée de programme est aussi contredite par l’observation naturaliste ou paysanne. Et l’observation a une valeur : tout n’est pas que génétique.

Mais l’idée de programme s’inscrit bien dans le monde des algorithmes et du contrôle, sans lequel le projet transhumaniste n’est rien. On voit qui sera contrôlé, mais qui contrôlera ?

Pour les tenants de la biologie de synthèse, ce n’est pas un problème. Certains construisent un monde parallèle au vivant qui ne doit pas interférer (voire qui doit le remplacer) avec celui-ci puisque, selon eux, ils en ont la maîtrise. Et de la maîtrise à la domination, il n’y a qu’un pas.

La biologie de synthèse, comme le transhumanisme, repose sur le désir d’illimitation, d’hubris. Mais, en nous vendant ce désir, elle assied sa domination en nous motivant à la demander. Réduire la vie à son utilité et la nature à des bases de données, remplacer les paysans par des bioréacteurs, tel est le moyen de la biologie de synthèse, moyen qui ne serait rien sans ces immenses salles de serveurs dévoreuses d’énergie. Un aspect occulté pour qu’on puisse tous rêver d’un monde infini…

La combinatoire impose des bornes au réductionnisme


Les chercheurs en biologie de synthèse essaient leurs modifications du vivant pour en voir les conséquences. Ils ne partent pas de ce qu’ils veulent obtenir, c’est beaucoup trop difficile. Le champ des possibles au niveau de la combinatoire des molécules du vivant est gigantesque et le niveau de complexité du vivant, même élémentaire, est au-dessus des capacités des algorithmes [5]. De plus, le lien entre la molécule et la fonction est souvent inconnu. Les chercheurs engendrent des mutations et voient si une cellule remplit la fonction.

Une seconde raison qui limite le réductionnisme est liée à la première, si on la pense dans le déroulé du temps. La nature ne nous révèle pas les détours qu’elle a pris pour obtenir ce qui est. Les très nombreuses mutations depuis plusieurs milliards d’années qui ont été des réussites transitoires jalonnées de catastrophes ne sont pas totalement lisibles dans le résultat. La plupart des étapes de cette expérimentation sont définitivement perdues, y compris au niveau moléculaire. Certes, la phylogénie moléculaire a complété la paléontologie comparée avec de nouvelles informations tirées des ressemblances des génomes. Mais les données sont extrêmement lacunaires : lors des extinctions de masse anciens, on n’a pas les moyens de savoir les tentatives qui ont été éliminées. La nature ne nous révèle pas toutes ses étapes. Concrètement, s’il y a eu peu de mutations entre deux espèces, cela se voit. Mais s’il y en a en beaucoup, on ne voit plus par quelles étapes la nature est passée.

Or, malgré ce temps long, on peut voir que la nature n’a expérimenté qu’une toute petite partie des possibles. Il en résulte que piquer un ADN dans ce que la nature n’a jamais rencontré est facile et les risques portent alors évidemment dans les relations de cette nouveauté à l’existant.

Une troisième raison vient récuser l’idée que la nature procède au hasard et qu’en essayant les expérimentateurs font comme la nature. Le hasard naturel n’est pas n’importe quoi. Dans la nature, les mutations complexes sont rares et ont une faible chance d’améliorer la situation d’une espèce dans son problème de survie précis. L’espèce évolue en même temps que son écosystème et à son rythme.

Ces trois raisons sont fondamentales. Il y a certaines choses que nous ne saurons jamais, cela ne veut pas dire que nous ne saurons rien. Il y a donc de l’ignorance définitive.

Nicolas Bouleau

[1La promesse millénariste d’un paradis terrestre se voit dans les tableaux de Rubens.

[2Pour être précis, nous faisons ici référence à la deuxième phase de la pensée d’Auguste Comte, celle du positivisme religieux.

[3Comme la chimie l’avait déjà proposé au XIXe siècle. Ainsi, Marcellin Berthelot écrivait : « Un jour viendra où chacun emportera pour se nourrir sa petite tablette azotée, sa petite motte de matière grasse, son petit morceau de fécule ou de sucre, son petit flacon d’épices aromatiques, accommodés à son goût personnel ; tout cela fabriqué économiquement et en quantités inépuisables par nos usines ; tout cela indépendant des saisons irrégulières, de la pluie, ou de la sécheresse, de la chaleur qui dessèche les plantes, ou de la gelée qui détruit l’espoir de la fructification ; tout cela enfin exempt de ces microbes pathogènes, origine des épidémies et ennemis de la vie humaine. Ce jour-là, la chimie aura accompli dans le monde une révolution radicale, dont personne ne peut calculer la portée ; il n’y aura plus ni champs couverts de moissons, ni vignobles, ni prairies remplies de bestiaux. L’homme gagnera en douceur et en moralité, parce qu’il cessera de vivre par le carnage et la destruction des créatures vivantes ».

[5Bouleau, N., Ce que Nature sait, la révolution combinatoire de la biologie et ses dangers, PUF 2021, chapitres III et VI.

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