n°166 - janvier / mars 2022

Les applications industrielles de la biologie de synthèse

Par Hélène Tordjman, économiste (*)

Publié le 03/03/2022, modifié le 06/12/2023

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À l’heure de la « relance verte » et des Green New Deals, le projet de développer la bioéconomie [1] prend de l’ampleur partout dans le monde. La biologie de synthèse est cruciale dans ce projet, car le chemin vers une économie « verte » repose en partie sur ses techniques. Du point de vue des procédés industriels utilisés, on peut différencier deux grandes approches [2]. La première consiste à faire produire par des micro-organismes génétiquement modifiés des matériaux d’intérêt à partir de différentes sources de biomasse. Dans la seconde approche, ce sont les organismes créés ou modifiés, eux-mêmes, qui sont le produit, comme certains médicaments ou des variétés végétales construites par modification des génomes. Les domaines d’application de la biologie de synthèse sont extrêmement vastes et les recherches foisonnent dans toutes les directions, d’autant qu’elles sont largement financées par les pouvoirs publics civils et militaires et de grandes fondations, comme celle de Bill et Melinda Gates. Il est impossible d’en faire le tour ici, mais on donnera un aperçu des produits déjà commercialisés ou en voie de l’être, avant d‘évoquer quelques-unes des recherches jugées prometteuses par les scientifiques, les industriels et les États.

Un des domaines qui a reçu le plus de financements depuis dix ou quinze ans (des dizaines de milliards de dollars) est celui des agrocarburants dits « avancés ».

Des micro-organismes transformés en usines cellulaires

Pour éviter la compétition avec les cultures alimentaires, les scientifiques cherchent d’autres sources de biomasse à transformer en carburant que le maïs, la canne à sucre ou le soja. Ils ont jeté leur dévolu sur des arbres à croissance rapide, tels peupliers et eucalyptus, qui sont modifiés génétiquement pour être plus facilement dégradables par les micro-organismes créés à cet effet. Cette voie présente néanmoins des risques. Premièrement, elle nécessite toujours beaucoup de terres et d’eau, qui ne seront pas disponibles pour des usages alimentaires. C’est d’ailleurs un problème majeur de toute la bioéconomie : elle consomme beaucoup d’eau et de biomasse. Deuxièmement, elle laisse augurer d’une extension des cultures OGM. Troisièmement, les conséquences écologiques sont nombreuses. Que se passerait-il, par exemple, si des micro-organismes conçus pour dégrader la lignine s’échappaient des bioréacteurs où ils sont produits ? Tels des termites, ils détruiraient tous les végétaux alentour. C’est pourquoi les biodiesels à base de micro-algues représentent beaucoup d’espoir. Le phytoplancton présente en effet l’intéressante propriété de produire de l’huile lourde par photosynthèse, en se nourrissant d’eau et de CO2. Les micro-algues sont utilisées comme des usines cellulaires à produire du carburant tout en absorbant du carbone atmosphérique. La firme de J. Craig Venter, un des pionniers de la biologie de synthèse [3], Viridos (ex Synthetic Genomics) a ainsi développé un partenariat avec ExxonMobil et construit une usine de ce type, dans le désert californien, destinée à produire du fuel et du kérosène « bios ». Se pose néanmoins le problème de l’approvisionnement en eau, indispensable à la photosynthèse.

La firme Amyris, fondée par Jay Keasling, autre promoteur de la biologie de synthèse, synthétise du farnésène (hydrocarbure) à partir de canne à sucre, lequel peut être transformé en toute une série de produits chimiques. Selon la nature des micro-organismes créés, elle peut obtenir des agro-carburants, des arômes et parfums utilisables dans l’industrie agro-alimentaire ou cosmétique, des solvants, du caoutchouc synthétique [4], de l’artémisinine synthétique [5]… Les partenariats industriels noués par Amyris reflètent cette diversité : avec Total, Shell, F&F, Givaudan, Sanofi, Procter & Gamble, Michelin… Le processus de production est à peu près le même pour tous ces produits, seuls les micro-organismes changent. Il repose sur les outils du séquençage des génomes, de la robotique, du Big Data et de l’intelligence artificielle [6].

De nombreuses autres entreprises ont développé de telles plateformes et s’appuient sur le même business model : mise au point de micro-organismes nouveaux, dépôts de brevets à tout va sur les séquences génétiques de ces microbes, sur les produits obtenus, et sur les circuits métaboliques (réactions en chaîne) impliqués dans la production, puis partenariats avec des grandes firmes pour assurer le « passage à l’échelle  » [7]. La « recherche & développement » aura auparavant été généreusement financée par des fonds publics et du capital-risque. Ainsi, de Calysta, qui transforme du méthane en carburants, plastiques, et nourriture pour poissons d’élevage ; d’Air Protein, qui produit de la « viande » (de la farine protéinée) à partir d’azote et de carbone atmosphérique ; de Zymergen, qui a mis au point des films plastiques souples et biosourcés pour l’industrie des wearables (des objets connectés que l’on porte sur soi et qui doivent donc être souples). Mais là encore, ces processus consomment beaucoup d’eau et d’énergie.

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La production industrielle de chimères

La deuxième grande classe de procédés industriels n’est pas biosourcée au sens précédent du terme : elle modifie directement la biomasse existante, ou en crée une nouvelle. Les deux domaines d’application qui stimulent le plus la rhétorique des chercheurs et des industriels sont, comme souvent, l’agriculture et la faim dans le monde d’une part, et la médecine de l’autre. Comme dit dans l’article précédent [8], le temps des premiers OGM est derrière nous : les nouvelles techniques de modification génétique permettent des interventions plus massives et plus rapides, et les Big Four de l’agrochimie et des semences (Bayer-Monsanto, BASF, Syngenta-ChemChina et Corteva) travaillent d’arrache-pied pour mettre au point des semences climate-ready. Il s’agit de variétés résistantes aux stress abiotiques [9] (résistance à la sécheresse ou aux inondations, capacité de pousser dans des sols pauvres, salins ou alcalins) voire, dans une optique tout à fait transhumaniste, de variétés dont la photosynthèse, jugée pas assez « efficace », serait améliorée. Des dizaines de milliers de brevets sont déjà déposés sur les séquences génétiques de circuits métaboliques participant, par exemple, à la fixation de l’azote ou à la photosynthèse, faisant craindre une appropriation privative des processus au fondements de la vie sur Terre.

Toujours dans le domaine agricole, des milliers de recherches portent sur le « biocontrôle », qui vise à créer des micro-organismes remplissant diverses fonctions, qu’on déversera ensuite sur les cultures. L’utilisation du Bt (une protéine insecticide produite par des plantes transgéniques) est déjà ancienne, mais sert d’exemple : pourquoi rester prisonniers des formes de vie créées par la nature, se demandent les scientifiques ? L’ingéniosité humaine permet désormais d’imaginer des micro-organismes adaptés à la lutte contre toutes les maladies et ravageurs, ou à permettre la fixation de l’azote atmosphérique par des céréales. C’est ainsi que Pivot Bio a mis sur le marché PROVENTM, une solution de micro-organismes génétiquement modifiés se fixant sur les racines du maïs et permettant à celui-ci de se comporter comme une légumineuse… PROVENTM était déjà utilisé sur 125 000 hectares aux États-Unis en 2020, et envisagé sur plusieurs millions en 2021 [10]. Que deviendront les microbiomes des sols, déjà tellement abîmés, après qu’on aura déversé dessus des microbes n’ayant jamais existé ? Personne n’en sait rien.

Le domaine de la santé humaine n’est pas en reste, et c’est une bonne part de l’industrie pharmaceutique qui est en train de passer d’un paradigme chimique à un paradigme biotechnologique. Les vaccins à ARNm contre le Covid n’en sont que l’instance la plus médiatisée. Un autre exemple : Novartis vient de recevoir l’accord aux États-Unis pour un traitement contre des lymphomes à base de cellules CAR-T (Kymriah). Ces cellules sont des lymphocytes T modifiés : CAR signifie Chimeric Antigen Receptor. Leur activité à l’intérieur du corps, pas encore vraiment contrôlée, devra être surveillée par des nanobiocapteurs. Plus de 600 essais sont en cours [11].

Enfin, dernière illustration, Bold Threads a inventé un micro-champignon à partir duquel la firme synthétise du mycélium et en fait du fil, MicrosilkTM. Ce fil a été obtenu par biomimétisme : les fondateurs de l’entreprise étaient fascinés par les propriétés de la soie d’araignée, et ont passé des années de recherche avant de réussir à mettre au point leur fil, qui présente les mêmes propriétés de douceur, de finesse et de solidité. Bold Threads a un partenariat avec Stella Mc Cartney, qui a déjà présenté des vêtements tissés dans ce matériau. Elle a aussi mis au point MyloTM, un faux cuir, avec lequel Adidas a fabriqué des chaussures et Lululemon des sacs, les deux adaptés au marché « vegan ».

Les quelques exemples qui précèdent sont loin d’avoir épuisé tout ce qui se fait grâce à la biologie de synthèse couplée avec d’autres disciplines comme la microélectronique, la robotique, les nanotechnologies et, bien sûr, toujours le Big Data et l’intelligence artificielle. Des recherches portent sur des puces à ADN, pour stocker de l’information de façon plus pérenne et en prenant moins de place [12]. D’autres portent sur la mise au point de « matériaux vivants » utilisables dans la construction (du « biociment »), de wearables thérapeutiques et/ou biométriques (c’est-à-dire de surveillance), laissant présager du développement d’un « internet des objets vivants ». L’instrumentalisation et la réification de la vie sur Terre n’ont pas fini de s’approfondir.

[1L’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique) définit la bioéconomie comme l’application des biotechnologies dans des domaines comme l’énergie, l’alimentation, la chimie, la pharmacie, l’agriculture… Elle est censée répondre aux enjeux écologiques et sanitaires contemporains en remplaçant les produits issus de ressources fossiles par des matériaux provenant de la transformation de la biomasse, renouvelable et soi-disant « neutre en carbone ».

[2Christopher A. Voigt, « Synthetic Biology 2020-2030 : Six commercially-available products that are changing our world », Nature Communication, 11, 6379, (2020).

[4DuPont, devenue Corteva après sa fusion avec Dow Chemicals, produit, de même, du BiolsoprèneTM avec Goodyear.

[5L’artémisinine naturelle est obtenue à partir de l’armoise annuelle, et est un traitement efficace contre le paludisme.

[6Tordjman, H., La croissance verte contre la nature. Critique de l’écologie marchande, Éditions La Découverte, Paris, 2021, pp. 85-89.

[7Pour donner un ordre de grandeur, Amyris a, en 2016, un portefeuille d’environ 700 brevets. Voir Amyris.com, consulté le 12 juin 2016 ; ces informations ont depuis disparu de leur site.

[10Christopher A. Voigt, op. cit.

[11Christopher A. Voigt, op. cit.

[12La Bibliothèque nationale de France a annoncé en novembre 2021 que les textes de la Déclaration des droits de l’homme, et de celle des droits de la femme, par Olympe de Gouges, étaient maintenant conservés sur des puces à ADN.

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