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Brevets sur l’orge OGM : Carlsberg et Heineken consolident leur droits

Par Denis MESHAKA

Publié le 11/05/2022

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Fin octobre 2021, Carlsberg et Heineken demandent la révocation d’un de leur brevet européen couvrant, entre autres, une orge génétiquement modifiée et la bière qui en est issue. Pourquoi des géants de la brasserie abandonnent-ils, après 11 ans de procédure, des droits que l’Office européen des brevets (OEB) était prêt à leur accorder ? Début de réponse en mai 2022 : à l’issue d’une procédure encore plus longue, l’OEB va délivrer un nouveau brevet à Carlsberg, plus ancien et a priori plus large. Ceci expliquant cela ?

En décembre 2009, les sociétés Carlsberg [1] et Heineken, bien que concurrentes, déposent conjointement auprès de l’Office européen des brevets (OEB) la demande de brevet EP2384110 qui revendique, notamment, une orge génétiquement modifiée, la boisson produite à partir d’une telle orge – de la bière – et sa méthode de production. Les modifications génétiques décrites visent à inactiver deux enzymes, LOX-1 et LOX-2, qui induisent la synthèse d’un arôme que les brasseurs veulent diminuer, voire supprimer. Le procédé est présenté comme très innovant puisque personne n’aurait encore, en 2009, réussi à maîtriser ainsi la modification génétique d’une orge. Sa mise en œuvre ne se limitant à aucune technique particulière de mutagénèse, le brevet couvre l’ensemble des produits contenant la modification des gènes LOX-1 et LOX-2 revendiquée, quels que soient les procédés pouvant aboutir à cette modification, y compris la mutagénèse aléatoire in vitro sur culture de cellules ou toutes techniques postérieures à l’octroi du brevet [2]. Le brevet est délivré en mars 2016.

Les brasseurs abandonnent un brevet

En janvier 2017, la coalition No Patents On Seeds (NPOS) [3] fait opposition à ce brevet aux motifs d’exclusion de la brevetabilité d’une invention « essentiellement biologique » (art. 53 CBE [4]) et de défaut d’activité inventive [5] (art. 56 CBE). NPOS s’appuie sur la non brevetabilité des procédés essentiellement biologiques d’obtention des végétaux et des végétaux obtenus exclusivement au moyen de tels procédés. Elle estime en effet que la mutagénèse aléatoire ne constitue pas une étape technique et qu’ainsi la mutagénèse peut être considérée comme « essentiellement biologique » et donc non brevetable. Une telle approche pose question en droit des brevets, mais surtout sur le dossier OGM dans le contexte actuel où la Commission européenne entend déréglementer les produits issus de certaines techniques de modification génétique, dont différentes techniques de mutagénèse. Cette approche s’oppose à l’arrêt de la CJUE rendu en 2018 rappelant que les techniques de mutagénèse apparues ou principalement développées après 2001 produisent des OGM réglementés. Un organisme génétiquement modifié « d’une manière qui ne se produit pas naturellement par multiplication ou recombinaison naturelle » pourrait-il être obtenu par un procédé « essentiellement biologique », donc naturel ?

La division d’opposition de l’OEB a examiné ce recours et maintenu le brevet, mais sous une forme amendée qui limite l’invention à deux mutations spécifiques. NPOS fait appel de cette décision de première instance et demande la révocation de l’ensemble des revendications du brevet. Avant l’issue de cet appel, Carlsberg et Heineken surprennent en demandant, le 21 octobre 2021, la révocation de leur brevet EP2384110 [6]. L’OEB accuse réception de leur requête. Le brevet n’est aujourd’hui plus actif.

D’autres droits de brevets en réserve…

On peut légitimement se demander pourquoi les brasseurs abandonnent, au bout de onze années de procédure, des droits que l’OEB était prêt à leur accorder. On observera que le brevet équivalent américain [7], bénéficiant d’une portée comparable, est, lui, toujours en vigueur.

Ce que NPOS présente comme une victoire reste limité à un brevet [8]. Mais les deux brasseurs ne renoncent pas à leurs droits portant sur leurs orges GM et la bière produite, et défendent deux autres brevets européens concernant le même objet.

Ainsi, le brevet EP2373154 délivré en avril 2016 sur une orge modifiée par mutation du gène de la méthionine S-méthyltransférase (MMT) vient d’être maintenu par l’OEB à l’issue d’une procédure d’opposition également menée par NPOS. L’invention vise à améliorer le profil gustatif de la bière et réduire l’apport énergétique nécessaire pour sa production. Les mêmes arguments basés sur l’article 53 CBE ont été avancés par les opposants, sans que ceux-ci soient cependant validés par la division d’opposition.

En août 2016, un troisième brevet (EP2575433), qui réunit les revendications des deux brevets évoqués ci-dessus, a été délivré à Carlsberg et Heineken. Il revendique, en effet, la combinaison des trois traits null-LOX-1, null-LOX-2 et null-MMT [9]. Ce brevet a fait également l’objet d’une opposition déposée par NPOS et un groupe de brasseurs autrichiens. Avec le défaut de nouveauté, les mêmes objections que pour les brevets précités sont reprises : l’invention serait « essentiellement biologique » et dépourvue d’activité inventive puisqu’elle n’est qu’une combinaison, sans effet particulier, des trois traits évoqués plus haut. La division d’opposition de l’OEB qui semblait, dans la phase écrite de la procédure, soutenir ce dernier argument a finalement maintenu le brevet à l’issue de la procédure orale qui s’est tenue le 10 mai. Conformément à ses directives, l’OEB interprète la mutagénèse aléatoire, mise en œuvre dans le brevet, comme une étape technique [10]. Cela suffit pour que le procédé revendiqué par le brevet EP’433 ne soit pas considéré comme essentiellement biologique. Cette décision est susceptible d’appel dans les deux mois suivant la décision écrite de la division d’opposition.

L’Office Européen des Brevets (OEB) annonce en avril 2022 qu’elle délivrera à Carlsberg un nouveau brevet (EP1727905) sur une orge génétiquement modifiée, la bière qui en serait issue et leurs méthodes de production. Ce brevet décrit différentes techniques, dont la mutagenèse aléatoire (agents mutagènes, irradiation aux UV) qui vise à réduire ou inhiber l’activité du gène LOX-1 qui produit une enzyme qui donne un goût que les brasseurs n’apprécient guère. D’autres approches plus ciblées comme l’emploi d’inhibiteurs du gène ou de « codon stop » ou « codon non-sens » [11] sont également décrites. C’est cette dernière technique qui est mentionnée dans la revendication principale. L’objectif de l’invention est d’améliorer le goût et la durée de conservation de la bière. L’orge serait aussi censée mieux résister aux maladies et développer une capacité à limiter sa production de mycotoxine.

Ce brevet, dont la demande a été déposée en mars 2005, revendique uniquement la réduction d’expression/inhibition du gène LOX-1. Il est donc a priori plus large que le brevet Carlsberg-Heineken de décembre 2009 évoqué ci-dessus qui requiert la mutation à la fois des gènes LOX-1 et LOX-2 pour des objectifs qualitatifs similaires. Il est aussi antérieur à ce dernier. On notera, par ailleurs, la longueur de sa procédure d’examen : 17 ans. Elle fut suspendue en 2013 dans l’attente de décisions de la Grande Chambre de Recours de l’OEB [12] sur les produits obtenus à partir de procédés essentiellement biologiques (PEB). Les techniques de mutagénèse qu’il décrit ne sont pourtant pas des PEB. D’ailleurs, même si elles l’étaient, les produits qui en seraient issus auraient été considérés comme brevetables [13]. Il reste à ce jour moins de trois ans de validité à ce brevet EP1727905 qui expirera en mars 2025. Les efforts consentis malgré tout par Carlsberg pour l’obtenir semblent souligner l’importance qu’il revêt pour le brasseur danois. Détenir des droits de brevets sur l’expression du gène LOX-1 de l’orge permettrait-il d’appliquer une forte pression sur les autres industriels de la bière ?

Trois autres demandes de brevets ont été déposées en 2019 auprès de l’OEB (WO2019129736, WO2019129739, WO2019134962), portant à nouveau sur de l’orge GM et la bière produite à partir de celle-ci.

Cette actualité est l’occasion de rappeler que, pour certains acteurs, une réelle préservation de pratiques agricoles écologiques, de la sécurité alimentaire et de la paysannerie requiert, en premier lieu, l‘adoption d’un discours sans ambiguïté sur les brevets concernant les semences et les ressources génétiques ainsi que leurs produits dérivés. Pour la Via Campesina par exemple, il faut chercher à convaincre les pouvoirs publics, les institutions, mais également l’ensemble de la société civile, de clairement et définitivement refuser la brevetabilité des organismes vivants.

[1Propriétaire notamment de la société française Kronenbourg.

[2Découverte en 2013 donc postérieurement au dépôt de cette demande de brevet

[3Site internet de la coalition : https://www.no-patents-on-seeds.org/en

[4Convention sur le Brevet Européen

[5Invention qui « découle de manière évidente de l’art antérieur ».

[6Si le titulaire d’un brevet européen n’est pas autorisé à s’opposer à son propre brevet devant l’OEB, il peut, par contre, en demander la révocation, ce qui constitue une alternative à une procédure d’annulation au niveau national, qui serait longue et coûteuse. En effet, une fois délivré, un brevet européen devient national dans les pays qu’il désigne.

[7US 9,363, 959 B2 du 14 juin 2016

[9« null » : en absence des gènes LOX1, LOX2 et MMT.

[10Directives de l’OEB, chapitre G-II, 5.4

[11Courtes séquences d’ADN particulières empêchant un gène d’être « lu » par un dispositif cellulaire pour la production de l’enzyme.

[12Décisions G2/12 dite « Tomates II » et G2/13 dite « Brocoli II » jugeant que l’exclusion des produits essentiellement biologiques (article 53 b) CBE) ne s’étendait pas aux produits obtenus par ces procédés.

[13La décision G/19 affirmant que les produits obtenus exclusivement par un PEB ne sont pas brevetables ne s’applique que pour les demandes de brevets déposées avant le 1er juillet 2017.

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