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Nouveaux OGM : un afflux de brevets sème le trouble en Europe

Par Denis MESHAKA

Publié le 19/10/2021

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L’ONG allemande TestBiotech, dans son rapport publié en juin 2021, s’alarme du nombre croissant de demandes de brevets en Europe sur de nouveaux OGM. Sans surprise, on y retrouve les quatre principales entreprises semencières regroupées sous la forme d’un puissant « cartel caché ». Retour sur les principaux points du rapport.

Noyer les offices de brevets sous un flot de demandes, jouer avec les limites de l’exclusion de brevetabilité, créer des batailles sémantiques. Les entreprises qui disposent de budgets conséquents en matière de propriété industrielle arrivent à mettre en œuvre divers outils stratégiques pour acquérir ou consolider une position concurrentielle sur un marché. Leur puissance financière peut, notamment, créer un biais d’équité sur les droits de brevet qui ont pourtant été a priori pensés pour protéger l’ensemble des parties concernées, de la recherche aux consommateurs, en passant par les producteurs. Lorsqu’il s’agit des principaux semenciers de la planète, les conséquences sur la filière alimentaire et la biodiversité peuvent être lourdes.

Cet article s’appuie sur un rapport rédigé par l’ONG TestBiotech [1], dont certaines positions sont contestées par diverses organisations paysannes et de la société civile opposées aux OGM. Tesbiotech considère, en effet, que toutes les techniques de mutagenèse, regroupées indistinctement sous le chapeau « la mutagenèse », sont des procédés essentiellement biologiques, et non des procédés de génie génétique, afin de toutes les exclure du droit des brevets. Ceci va à l’encontre des victoires remportées par les organisations françaises à la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) puis devant le Conseil d’État qui a considéré que la « mutagenèse aléatoire in vitro consistant à soumettre des cellules de plantes à des agents mutagènes chimiques ou physiques » ne saurait être exclue de la réglementation de l’UE sur les OGM.

Des droits de brevet au service de stratégies commerciales

En décembre 1999, l’Office Européen des Brevets (OEB) rejoint, via sa décision G1/98 [2], le positionnement de la Commission européenne (directive 98/44, juillet 1998) [3] : « les inventions portant sur des plantes ou des animaux sont brevetables si leur application n’est pas techniquement limitée à une variété végétale ou à une race animale ». Les années 2000 voient ensuite le débat tourner autour de la notion de « procédé essentiellement biologique » et l’obtention de végétaux ou d’animaux à partir d’un tel procédé. Récemment, une décision de la Grande Chambre de Recours de l’OEB (G3/19) [4] a révisé l’interprétation de l’article 53 b) de sa Convention sur le Brevet Européen (CBE) concernant les exceptions à la brevetabilité [5]. Elle conclut que les végétaux et les animaux, en tant qu’objet d’une revendication, et exclusivement obtenus par un procédé essentiellement biologique, c’est-à-dire « consistant intégralement en des phénomènes naturels tels que le croisement ou la sélection » [6], ne sont pas brevetables [7]. Ces vingt dernières années, environ 4000 brevets européens ont été délivrés sur des plantes, pour la plupart génétiquement modifiées.

TestBiotech souligne également l’émergence, là aussi depuis la fin des années 90, de plusieurs fusions-acquisitions dans le secteur agro-industriel qui concentrent le marché autour d’un petit groupe d’acteurs. Dernier né de ce mouvement et nouveau leader mondial, le groupe Corteva Agriscience, issu de l’union, en 2019, de Dow AgrowSciences et Dupont/Pionner. Avec ses principaux concurrents, Bayer (acquéreur de Monsanto), BASF et ChemChina (acquéreur de Syngenta), il détient 60% du marché mondial des semences. Les droits de brevets sont souvent des actifs immatériels décisifs dans ce type de rapprochements puisqu’ils permettent à la nouvelle structure d’asseoir sa domination sur son secteur industriel. La création de Corteva en est une nouvelle illustration.

La mise en œuvre de techniques de modification génétique est aujourd’hui largement répandue dans le marché des semences. Parmi les technologies récentes permettant le développement de nouveaux OGM, CRISPR/Cas9 est, selon ses détenteurs, censée offrir les plus larges perspectives d’utilisation et constituerait, à ce titre, un outil de recherche difficilement contournable [8] [9]. Via la fusion, Corteva est devenue titulaire des principaux droits de brevets européens sur les nucléases [10] les plus couramment utilisées en biotechnologie des plantes, dont CRISPR/Cas9 et d’autres nucléases comme celle dite « à doigts de zinc ».

Des conséquences sur l’innovation, la filière alimentaire et l’environnement

La construction et la défense d’un portefeuille de brevets sont extrêmement coûteuses. La durée de protection d’une invention se limitant à 20 ans, les titulaires de droits attendent un retour sur investissement à court terme. Les nucléases précitées sont promues par leur détenteurs comme des technologies « de rupture », et seraient donc pratiquement indispensables à un acteur du domaine voulant rester compétitif. Détenir un monopole sur ce type d’outils devrait donc, en théorie, leur garantir un certain rendement financier. TestBiotech illustre ce point avec l’exemple de CRISPR/Cas9. Si certains agro-industriels peuvent négocier des licences directement auprès des titulaires des droits de brevets de base sur cette nucléase, et utiliser en complément leur propre technologie, c’est moins le cas pour les plus petites structures. Afin de permettre un accès « démocratique » à CRISPR/Cas9, Corteva a donc créé un patent pool [11] comprenant les principaux droits nécessaires aux sélectionneurs, assorti d’un programme de concession de licences non-exclusives. Elle exige toutefois, au-delà des redevances, la signature de contrats comprenant des clauses particulières de confidentialité et d’intendance, notamment l’interdiction de ressemer les semences récoltées et l’obligation d’appliquer des pesticides spécifiques.

Par ailleurs, selon TestBiotech, la posture d’industriels développant des nouveaux OGM fait peser un risque sur l’innovation générée par le secteur des semences conventionnelles. En effet, on peut aujourd’hui arriver à distinguer un végétal issu d’une méthode conventionnelle d’un autre végétal issu du génie génétique (et possiblement protégé par brevet). Ceci devrait constituer une protection pour les sélectionneurs conventionnels. Or, comme le souligne l’ONG : «  l’industrie essaie de faire valoir qu’il n’y a pas de différences fondamentales entre les productions conventionnelles et les nouvelles entités génétiques [12]. En conséquence, selon l’industrie, les plantes et les animaux sont brevetables, qu’ils soient obtenus via une intervention technique ciblée ou de manière aléatoire ».

Cela n’est pourtant pas cohérent avec la décision G3/19 de l’OEB concernant les procédés essentiellement biologiques et place les sélectionneurs conventionnels, et certaines producteurs alimentaires, dans une incertitude juridique. Cette banalisation nourrit, par ailleurs, des inquiétudes sur la question environnementale et les risques accrus de dissémination.

L’obligation pour les producteurs d’OGM de publier les procédés permettant de distinguer leur invention brevetable de tout autre organisme non directement issu de l’invention nous rapproche de l’univers réglementaire.

Des institutions publiques au soutien des semenciers

TestBiotech rappelle que des initiatives institutionnelles, menées à l’échelle européenne, viennent aujourd’hui cautionner les démarches de dérégulation entreprises par les semenciers : le réseau EU-SAGE représentant 134 instituts européens et groupes semenciers utilisant des techniques de modification génétique et l’ALLEA [13], fédérant différentes académies de sciences et de lettres européennes, dont Leopoldina, l’académie des sciences allemande. Cette dernière publie en 2019 un rapport [14] rédigé par des experts dont certains sont cités comme inventeurs dans des demandes de brevets concernant des plantes génétiquement modifiées. L’ONG souligne que ces potentiels conflits d’intérêts liés aux brevets ont été reconnus par l’EFSA (AESA, Agence européenne de Sécurité Alimentaire) [15].

Le débat réglementaire tourne aujourd’hui autour de la terminologie d’ « OGM conventionnel » proposée par ces mêmes experts et reprise obscurément par la Commission européenne dans un rapport d’avril 2021 sur les « nouvelles techniques génomiques » [16]. L’objectif des semenciers est clair : déréguler les nouveaux puis les « anciens » OGM pour les assimiler à des semences conventionnelles et faire passer cette nouvelle terminologie dans la réglementation. Une question à suivre de près.

Selon Testbiotech, la mutagenèse ne produit pas des OGM


TestBiotech laisse un flou sur le sujet de la mutagénèse aléatoire. Ainsi, l’ONG ne distingue pas l’approche in vitro (modifications de cellules induites et isolées en laboratoire) de l’in vivo (modifications induites directement sur la plante, graine…). En effet, elle semble considérer que ce sont deux techniques conventionnelles d’amélioration végétale qui ne sauraient être vues comme une étape technique ouvrant droit à brevet. Elle estime surtout que « les techniques conventionnelles (dont la mutagénèse aléatoire) peuvent être facilement et clairement distinguées des techniques de modification ciblées », une notion que l’ONG estime cruciale au regard de la législation OGM et du droit des brevets. Cette position semble impliquer que les produits de mutagénèse in vitro ne devraient pas être soumis à la législation OGM. Or, en février 2020, le Conseil d’État français, saisi par diverses ONG et organisations professionnelles, dont la Confédération Paysanne, a classé « les techniques de mutagénèse aléatoire in vitro soumettant des cellules de plantes à des agents mutagènes chimiques ou physiques » parmi les techniques produisant des OGM réglementés. On peut regretter que TestBiotech ignore ce fait d’importance qui montre que les pouvoirs publics peuvent être amenés à prendre en compte les inquiétudes de la société civile autour de la question des nouveaux OGM.

Pour conclure, TestBiotech s’adresse à l’Union Européenne en lui formulant des recommandations :

 » • Limiter strictement la protection par brevet et, en particulier, ne plus autoriser les brevets sur les sélections végétale ou animale ;

• Enquêter sur la montée potentielle de comportements de cartels et de pratiques anticoncurrentielles se fondant sur le contrôle de l’accès à la technologie brevetée dans le domaine des nouvelles entités génétiques, ainsi que sur l’extension de la protection par brevet à la sélection conventionnelle ;

• Renforcer les processus de décision politique pour intégrer pleinement la perspective des objectifs à protéger (santé et environnement) ; éviter l’influence inappropriée d’entreprises et d’experts ayant un intérêt personnel pour les brevets sur la technologie, et repousser les produits dérivés de nouvelles entités génétiques.
« 

[7Selon la jurisprudence de l’OEB, pour être brevetable, un procédé doit comporter au moins une étape technique essentielle dont la mise en œuvre est impossible sans intervention humaine.

[9On peut noter que les semences paysannes produisent toujours 75% de l’alimentation mondiale, auxquelles il faut rajouter les semences industrielles « traditionnelles » ou non GM.

[10Une nucléase est un enzyme capable de couper l’ADN.

[11Une mise en commun de droits de brevets.

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