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Une agriculture numérique comme projet de société ?

Par Annick Bossu, Hervé Le Meur, Eric MEUNIER

Publié le 09/03/2021

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Le 24 décembre 2020, le Parlement inscrivait dans la loi rien moins qu’un projet de société auquel la Recherche va devoir répondre dans les dix années à venir. Biotechnologie, numérisation de l’agriculture, création de jumeaux numériques pour la médecine… : de vastes ambitions adoptées en pleine pandémie mondiale et qui visent une plus grande artificialisation du vivant.

La loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR), adoptée le 24 décembre 2020 après une procédure accélérée, fixe « les orientations relatives à la politique de recherche et les moyens qui lui sont consacrés au cours de la période 2021-2030 » [1]. Ces orientations sont détaillées dans un rapport annexé à la loi, qui argue d’un « besoin de science, ressenti avec tant d’acuité partout dans le monde à l’occasion de cette pandémie […] pour répondre aux enjeux sanitaires […] et pour relever les autres défis du siècle en mobilisant l’ensemble des facettes de la recherche scientifique ». Loin de prendre acte des débats citoyens sur les OGM ou l’artificialisation du vivant, le clou des biotechnologies et de la numérisation des organismes serait encore plus enfoncé. D’autant que, selon ce rapport, rédigé par le gouvernement et amendé par les parlementaires, la recherche serait « l’éclaireur de notre liberté et de notre souveraineté (pour) contribuer à l’émergence d’une société plus durable, plus inclusive et plus résiliente par la recherche de solutions […] aux défis économiques, sanitaires et environnementaux ».

Les biotechnologies au cœur de l’agriculture ?

Les ambitions couvertes par ce rapport concernent des domaines comme l’agriculture ou la santé, rejoignant celles concernant le soldat de demain (voir encadré ci-dessous). Le rapport entend ainsi « faire évoluer nos sociétés vers une économie plus vertueuse, utilisant des biotechnologies ou des approches systémiques innovantes ». Ces biotechnologies seraient donc au cœur de cette économie plus vertueuse avec des objectifs maintes fois ressassés comme une agriculture sans pesticides, la remédiation des milieux pollués, des alternatives aux plastiques, des ressources renouvelables…

La loi prévoit ainsi une « transition de l’agriculture », voire « une transformation profonde des systèmes agricoles et alimentaires qui doit être accompagnée par une très forte mobilisation pluridisciplinaire et interdisciplinaire ». Ce projet implique notamment « de sélectionner des végétaux et des animaux qui puissent résister [aux] aléas, mais aussi d’intégrer davantage de diversité dans les systèmes de production agricole ». Le débat sur les OGM a habitué le lecteur à savoir que, pour les entreprises, le terme « sélection » recouvre notamment les nouveaux OGM. Il est probable que cet objectif d’intégrer davantage de diversité ne renvoie ni à la biodiversité sauvage (qui par définition ne s’intègre pas), ni à la biodiversité paysanne (qui n’a pas besoin de biotechnologies) mais à la biodiversité que les industriels expliquent régulièrement accroître avec leurs nouvelles variétés. Ce travail de sélection permettrait donc – arguments directement issus du discours des entreprises de biotechnologie – « une augmentation de la production d’aliments, tout en réduisant les gaspillages (et) en atténuant leur empreinte environnementale ». Ce rapport laisse à penser que, pour les auteurs, seule l’approche industrielles pourrait répondre à ces ambitions. En effet, c’est le tout informatique qui est mis en avant…

Numériser le vivant, informatiser l’agriculture

La « seconde révolution quantique peut conduire dans les années à venir à des ordinateurs d’un type nouveau, à la puissance inégalée », d’après le rapport. Il y est question de développer « des technologies nouvelles d’aide à la décision, comme la télédétection, les capteurs et tous les outils d’intégration et d’analyse de l’information, afin d’aller vers une agriculture toujours plus précise ». Pour celles et ceux qui en doutent, l’objectif est notamment « de faciliter le travail quotidien des éleveurs et des cultivateurs ». Cet objectif se rapproche de l’analyse du Secrétaire général des Nations unies qui déclarait, en janvier 2021, que le téléphone portable est « l’outil agricole le plus important qui soit, aujourd’hui et dans le futur  », appelant la communauté internationale à « se saisir des avantages des informations modernes et des technologies de communication et d’intégrer ces innovations dans les chaînes de production et systèmes agro-alimentaires » [2]

Cette informatisation de l’agriculture concerne également ce que l’on appelle la numérisation du vivant. Peu développée explicitement dans le rapport, la numérisation appliquée au vivant est pourtant constitutive d’un des objectifs fixés par le rapport. Il est ainsi affirmé qu’étudier la diversité des organismes vivants de tous milieux permettra de « comprendre la richesse et l’équilibre des écosystèmes pour les préserver ».

Or, au vu d’une part des discussions en cours à l’international sur la numérisation du vivant et, d’autre part, de l’évolution de la recherche en général, il paraît réaliste de penser que cette étude de la richesse des écosystèmes se fera par le séquençage et la numérisation du génome des organismes la composant plutôt que par une approche globale. D’autant que la numérisation est une approche qui permet de valoriser cette richesse du vivant, au sens économique et financier du terme [3]. Les débats sur cette valeur économique que constitue une biomasse ou un « service écosystémique  » ont déjà montré qu’une financiarisation du vivant est en cours…

Des risques accrus ?

Il faut souligner ici que cet enregistrement, dans des ordinateurs, de séquences génétiques et cette utilisation accrue d’outils informatiques en agriculture que l’on pourrait nommer « numérisation du monde » a d’autres limites que l’appropriation du vivant. Le gouvernement s’attarde sur certaines d’entre elles : « les algorithmes les plus performants aujourd’hui manquent cependant de fondements théoriques, sont difficiles à interpréter et sont vulnérables aux attaques ». Cette numérisation du monde pose donc la question du « respect des fondements de notre démocratie et de la liberté individuelle » mais surtout des questions de cybersécurité [4]. Dans le cas de génome de pathogènes, cela pose la question de piratages éventuels par des personnes travaillant sur le développement d’armes biologiques par exemple. Ces personnes auraient en effet une possibilité d’accès à une séquence génétique de pathogènes enregistrée dans un ordinateur plus facile que l’accès au pathogène lui-même. Mais le gouvernement reste confiant : « la numérisation appelle à construire les conditions d’une souveraineté et d’une sûreté numériques (…) à accentuer les recherches sur la sécurisation des calculs, des échanges et des données ». La loi, enfermée dans l’objectif de numériser le vivant, n’a donc d’autre choix que de préconiser résoudre les problèmes du numérique par le numérique et par « les apports de l’intelligence artificielle pour explorer les grands volumes de données de sécurité afin de repérer les schémas suspects et d’orchestrer les contre-mesures » aux risques que cette numérisation aura posés.

L’objectif à peine voilé de développement des biotechnologies en agriculture et de la numérisation du vivant est enrobé dans une rhétorique bien rodée et dithyrambique. Inf’OGM présentera dans un second article comment le domaine de la santé, en pleine pandémie mondiale de Sars-Cov2, est appelé à la rescousse pour justifier de tels développements. De même que les projets prévus pour redonner « confiance » aux citoyens dans cette recherche dont le gouvernement déplore qu’elle soit trop souvent décriée… L’ingénierie du consentement est souvent convoquée.

Le soldat « augmenté »


Le comité d’éthique du ministère de la Défense, dans un rapport publié le 4 décembre 2020, se disait favorable à une recherche sur ce qu’il appelle lui-même le « soldat augmenté ». Qu’est-ce ? Un article du journal Le Monde [5]précise qu’il s’agit de lancer des recherches sur « le recours aux techniques dites «  invasives » pour améliorer les performances physiques ou cognitives du corps humain ». L’objectif est d’étudier « l’injection ou l’absorption de substances, les opérations chirurgicales ou encore l’intégration de puces sous la peau pouvant envoyer ou recevoir des informations à distance sur un théâtre de guerre ».

À lire cet article, le champ des possibles est vaste. Outre des produits permettant de récupérer après l’effort, diminuer le stress, outre les médicaments, des « substances conçues pour améliorer la résistance face au phénomène d’isolement ou à la suite de la capture par l’ennemi (…), des opérations des oreilles pour entendre des fréquences très élevées ou très basses, ou encore par des implants « permettant de prendre le contrôle d’un système d’armes » » seront étudiées.

Mais il est bien précisé qu’il ne s’agit pas de modifier génétiquement l’être humain. Et de même, le Comité d’Éthique évoque des limites à mettre en place afin de rendre « éthique » le développement de ces techniques. Les pratiques « eugéniques ou génétiques » seraient ainsi interdites, tout comme celles visant une augmentation cognitive qui « porterait atteinte au libre arbitre dont le militaire doit disposer dans l’action au feu ». Une précision qui retient d’autant plus l’attention que le journal Le Monde indique qu’en Russie par exemple, « dans un discours d’octobre 2017, le président Vladimir Poutine a, lui, ostensiblement annoncé l’avènement prochain d’un soldat « génétiquement modifié » »…

[1Loi n° 2020-1674 du 24 décembre 2020 de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030.

[3La France défend d’ailleurs en ce moment que ces séquences numérisées soient librement accessibles (pour ceux qui ont le matériel et les compétences) sans avoir à en partager les avantages avec les pays et communautés d’origine, ni même sans l’accord de ces derniers, voir notre dossier.

[4Deux actualités rappellent l’existence de ce risque : le piratage d’hôpitaux en France par des « rançongiciels » et la diffusion sur Internet de données médicales confidentielles de 500 000 français.

[5« Le comité d’éthique du ministère de la défense donne son feu vert à la recherche sur le « soldat augmenté » », Le Monde, 5 décembre 2020

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