n°162 - janvier / mars 2021Interview / débat contradictoire

Le Droit, contre la croissance incontrôlée

Par Inf'ogm

Publié le 22/12/2020

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Du nucléaire aux grands projets inutiles d’aménagement, en passant par les usines Seveso, Simon Charbonneau, juriste et Professeur honoraire de Droit à l’Université de Bordeaux, a été de tous les combats. Dans cet interview (rare) qu’il a accordé à Inf’OGM, il témoigne de son engagement via notamment sa « guérilla contentieuse  » contre le «  totalitarisme techno-scientifique  ». Belle réflexion sur la place du droit dans la défense de la Nature…

Inf’OGM – Le Droit peut-il aider les combats écologistes ?

Simon Charbonneau – Ma formation de juriste de droit public m’a rapidement poussé, au début de mon engagement associatif dans les années 70, à avoir recours au droit en raison de la conscience politique qui m’animait. J’ai été formé dès ma jeunesse par la pensée anticipatrice de mon père [Bernard Charbonneau] et de son ami Jacques Ellul, qui était aussi mon prof’ à la faculté de droit de Bordeaux (comme il l’a aussi été pour José Bové). J’avais parfaitement conscience de la nature autoritaire de notre système politique national, de tradition très centralisatrice, qui était fondé cependant sur le principe constitutionnel de l’État de Droit ainsi que sur la séparation des pouvoirs (Montesquieu). J’ai été enseignant de Droit et ai rapidement initié ce que j’ai appelé la guérilla contentieuse contre les décisions des aménageurs et bétonneurs appuyés par l’État. Pendant longtemps, le Conseil d’État était censé juger l’État mais il le défendait surtout. Certains arrêts récents montrent que cela change, notamment celui sur les OGM de février 2020

 [1].

Faut-il ou non utiliser le Droit ?

Il faut surtout bien réfléchir avant de se lancer dans un contentieux ! Il faut savoir cibler son tir et ne pas éparpiller son action ! Notre fonction d’opposants au techno-système étant limitée, se disperser, c’est s’appauvrir.

Quelle a été l’utilité du droit dans vos combats écologistes ?

J’ai fait mon apprentissage sur des dossiers locaux les plus divers à partir des années 70, depuis les projets d’urbanisation autour de Bordeaux jusqu’aux grands projets de transports urbains (métro automatique alors que je soutenais le retour au tram !). Mais je me suis aussi battu contre des projets industriels dévastateurs comme la centrale nucléaire du Blayais et les usines Seveso [2] situées dans l’agglomération bordelaise. Mon premier grand combat a été celui contre le méga-projet d’aménagement touristique de la Côte, typique de la folie des grandeurs de cette époque qui m’a permis de faire mon apprentissage du contentieux de terrain. Mais pour le reste, nous n’avons pas pu stopper la machine infernale de la croissance sans limites !

Comment définir la croissance et peut-on être contre ?

L’expérience historique de la croissance technico-économique nous a démontré de multiples manières que l’accumulation des moyens de plus en plus puissants entre les mains de certains hommes ne menait pas forcément à l’amélioration des conditions de vie du plus grand nombre, contrairement à l’idéologie du progrès illimité. Comme je l’ai écrit dans mes livres, il y a un prix à payer qui est allé croissant. Et il a fallu l’irruption d’un virus que nous avons laissé échapper de la nature par nos actes irresponsables pour que cette vérité éclate au grand jour !

Certains disent que la nature n’existe pas. Qu’en est-il pour vous ?

Cette nature résulte aussi de la prise de conscience humaine de la Nature. Nous l’avons donc un peu créée, contrairement aux peuples primitifs qui vivent en symbiose avec elle. Car ce n’est que récemment, à partir de la Renaissance, que l’homme a accédé à cette conscience qui paradoxalement l’a conforté dans son orgueil.

La nature est-elle construite, voire une construction sociale ?

Ceux qui disent que la nature est construite reprennent le discours des sociologues constructivistes qui ont surtout déconstruit et qui ont répandu l’idée que la nature n’était qu’une représentation sociale, ce qui a toujours fait rire les représentants des sciences dures ! Si tout était construit, les OGM ne seraient pas plus artificiels que les plantes ou animaux naturels. Il ne faudrait alors pas étiqueter les OGM ! Ces sociologues sont les idiots utiles d’un système capitaliste qu’ils prétendent combattre. Où voit-on mieux que dans les OGM que la modernité a engagé un combat contre la vie qu’elle renomme sous les vocables de « sciences de la vie » pour mieux le vendre ? À vrai dire ici, que ce soit pour les OGM et toutes les inventions artificielles, quelquefois utiles à l’homme mais souvent inutiles et monstrueuses, c’est toute l’entreprise prométhéenne représentée par la recherche scientifique qui est ici en cause dans le domaine du vivant mais aussi de la matière.

La question politique du contrôle démocratique de la recherche scientifique reste pour l’instant hors de tout questionnement politique dans les têtes de nos représentants. Mais aujourd’hui, avec l’éveil de l’opinion né du désastre en cours, ce questionnement tend à émerger parmi les esprits les plus éclairés, en même temps d’ailleurs que les réactions les plus obscurantistes.

Vous parlez du Progrès, mais c’est quoi le Progrès ?

Le progrès est un mythe inventé par les Lumières qui a été illustré par Condorcet et autres intellectuels. Le progrès était censé être infini (« la perfectibilité de l’homme est réellement indéfinie ») et dans tous les aspects (technique, moraux…) mélangés. Il a prospéré au XIXe siècle en faisant l’amalgame entre le progrès matériel, augmentant la puissance d’intervention de quelques-uns sur la nature, et le progrès moral et intellectuel de l’humanité. Notre expérience historique montre cependant que cela ne va pas de pair ! La volonté de puissance serait même incompatible avec le progrès moral. Au lieu d’utiliser ce mot, hérité de l’idéologie progressiste, mon père parlait de « la grande mue de l’humanité ». Il vaudrait mieux parler de « développement autonome », une expression plus neutre pour décrire que ce développement nous échappe.

Sur quels sujets ont porté vos écrits ?

J’ai autant consacré ma vie à la cause écologique qu’à la réflexion sur la question du « développement », autrement dit de celle de la croissance technico-économique qui continue aujourd’hui malgré le désastre en cours. Mes derniers livres sont Le prix de la démesure, en 2015 et Résister à un monde qu’on nous impose, en 2018.

Que pensez-vous de l’obsession sanitaire que la Covid révèle ?

L’obsession sanitaire repose chez les humains sur la peur de la maladie et de la mort qui pourtant font partie de la condition humaine et que l’on ne peut fuir que dans l’imaginaire, comme le font stupidement les transhumanistes. C’est cette obsession qui aujourd’hui est à l’origine du totalitarisme sanitaire en cours ! On demande à l’État de faire ce qu’on ne fait pas et on s’étonne que le gouvernement nous infantilise. À vrai dire, l’opinion est écartelée entre d’un côté la peur de la maladie qui incite à l’acceptation du confinement ; et de l’autre, l’envie de continuer, comme avant la pandémie, avec les libertés quotidiennes qui nous étaient laissées.

L’État de Droit n’est-il pas le droit des plus forts ? « Parfois il faut être illégal pour être légitime »

Justement, l’État de Droit a été inventé pour faire échec au droit du plus fort, même quand c’est l’État lui-même ! À mon avis, c’est un vrai progrès qui devrait mobiliser les opposants à l’expansion du système industriel. Mais parfois il faut être illégal pour être légitime, comme les faucheurs d’OGM qui n’opèrent pas à la sauvette de nuit, mais en plein jour, assumant leurs actes ! Ils ont une vraie vision politique et philosophique. La profusion de messages médiatiques fait s’évaporer tous les critères de la vérité et de la justice par le biais des moyens des mass media (twitter, Facebook, réseaux (a)sociaux).

Que tirer comme réflexion du chaos en cours que vit l’humanité ?

Je dirais que le traumatisme a eu par certains aspects un côté positif : il a en effet éveillé certains esprits encore enfumés par les idées reçues du passé. Ces idées sont transmises par l’héritage idéologique progressiste toujours opérationnel dans le champ politique, par exemple l’opposition entre la droite et la gauche, entre le progrès et le désordre, entre la croissance et la décadence.

En même temps, les bouleversements mondiaux nés de la pandémie ont pour conséquence l’instauration d’un totalitarisme techno-scientifique mondial. Celui-ci vise à un contrôle de toutes les sociétés de la planète, qui à l’expérience se révèlera impossible. En effet, ce totalitarisme est gros de conflits militaires à leur tour dévastateurs, tandis qu’en arrière plan se manifestent les signes angoissants de catastrophes naturelles qui achèveraient « l’obsolescence de l’homme ». Car ne nous faisons pas d’illusion, c’est la nature qui aura le dernier mot !

[2La (première) directive européenne Seveso (1982) réglemente les activités industrielles dangereuses.

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