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Nouveaux OGM : la Commission européenne veut bloquer la France

Par Eric MEUNIER

Publié le 20/10/2020

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En mai dernier, la France a notifié à la Commission européenne un projet de décret visant à préciser les techniques de mutagénèse considérées comme donnant des OGM soumis à la réglementation. Dans un avis dit « circonstancié » rendu cet été, la Commission liste des arguments juridiques et techniques selon lesquels le décret français serait contraire à la législation européenne. Arguments contre arguments, le bras de fer est lancé.

Il faut revenir à la décision du Conseil d’État du 7 février 2020 pour comprendre ce qui se joue en ce moment. Ce jour-là, le Conseil d’État enjoignait au Premier ministre de fixer par décret la liste des techniques de mutagénèse « traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps » dans un délai de six mois. C’est un préalable obligatoire pour que les OGM obtenus par de telles techniques puissent être exemptés des requis de la réglementation OGM. Se référant à des pièces présentes dans le dossier à sa disposition, le Conseil d’État précisait dans son argumentaire que, à l’instar de techniques « de mutagénèse dites « dirigée » ou « d’édition du génome » », les « techniques de mutagénèse aléatoire in vitro soumettant des cellules de plantes à des agents mutagènes chimiques ou physiques […] sont apparues postérieurement à la date d’adoption de la directive 2001/18/CE ou se sont principalement développées depuis cette date » [1]. Ces techniques ne peuvent donc pas avoir d’historique de sécurité avérée depuis longtemps, à la date d’adoption de la directive. Elles donnent donc des OGM régulés. Trois mois plus tard, le 6 mai 2020, le gouvernement notifiait à l’Union européenne un projet de décret reprenant les termes du Conseil d’État pour définir les techniques de mutagénèse aléatoire ne pouvant pas être exclues de l’application de la réglementation européennes [2].

Suivant cette notification, et dans un délai de trois mois, tout acteur du débat pouvait faire part de sa contribution tandis que les États membres et la Commission européenne étaient libres de formuler de simples observations ou une demande formelle à la France de reconsidérer son projet. En adressant un avis circonstancié, en français dans sa version originale [3], la Commission européenne a choisi cette seconde option, tout comme cinq États membres : le Danemark, l’Espagne, l’Italie, les Pays-Bas, et la République tchèque.

La Commission déforme les propos du Conseil d’État

La Commission européenne conteste à la France le droit d’opérer une différence entre mutagénèse in vivo et mutagénèse in vitro. Différenciation que la France ne fait pourtant pas puisqu’elle distingue les techniques de mutagénèse aléatoire appliquées sur des cellules végétales cultivées in vitro des autres techniques de mutagenèse aléatoire in vivo comme in vitro. Pour parvenir à ses fins, la Commission argue ensuite que le législateur européen comme la Cour de justice de l’Union européenne n’ont jamais fait une telle différence. La Commission estime donc que la décision du Conseil d’État comme le projet de décret français ne sont étayés « ni par la décision préliminaire de la Cour de justice […] ni par la législation de l’UE, ni par les avancées scientifiques de telles techniques ».

L’argument est pourtant infondé. La différence faite par le Conseil d’État entre les techniques de mutagénèse dirigée et de mutagénèse aléatoire in vitro (bien définies dans son arrêt et le projet de décret français) et les autres techniques de mutagénèse n’est pas un simple copier-coller littéral de la directive européenne et de l’arrêt de la CJUE déjà écrits, sinon le débat n’aurait pas lieu d’être. Cette différence relève, comme le Conseil d’État l’a expliqué dans sa décision, des pièces du dossier qui font une analyse précise de ces techniques de mutagénèse et d’une chronologie qui permet de savoir si une technique de modification génétique a un historique d’utilisation sans risque, après avoir été utilisée pour diverses applications. Une approche conforme à la décision de la Cour de justice de l’Union européenne de 2018 qui rappelait que cette historicité sans risque est la condition pour exempter des OGM de la réglementation [4]. Or, comme nous l’avons vu plus haut, le Conseil d’État a bien affirmé que « les techniques de mutagénèse aléatoire in vitro soumettant des cellules de plantes à des agents mutagènes chimiques ou physiques (…) sont apparues postérieurement à la date d’adoption de la directive 2001/18/CE ou se sont principalement développées depuis cette date ».

Mais, pour justifier son argumentation, la Commission modifie le texte de la décision du Conseil d’État et de l’arrêt de la CJUE en supprimant les termes « principalement développées  ». Comme nous allons le voir, cette omission lui permet d’établir une chronologie stricte de développement après 2001 et de revendiquer un historique d’utilisation sans risque pour quelques techniques qui, comme la transgenèse, ont commencé à être développées dans les dernières années avant 2001 et se sont principalement développées après cette date.

La Commission, mauvaise historienne des sciences ?

La Commission européenne fournit en effet deux exemples de plantes développées par mutagénèse aléatoire in vitro avant 2001, censés illustrer l’historique d’utilisation sans risque de la « mutagénèse in vitro ». Mais il s’agit de deux plantes à destination ornementale et non alimentaire, donc sans historique d’utilisation commerciale sans risque pour la santé. Par ailleurs, même s’ils étaient alimentaires, deux exemples ne sauraient constituer un historique d’utilisation commerciale sans risque valable pour l’ensemble des espèces végétales. Outre ces deux raisons, les deux exemples fournis ne sont également pas convaincants au regard de leur méthode d’obtention ! Le premier est un « œillet de type « Longerda » enregistré en France en 1983, et conçu à partir de l’exposition in vitro d’une culture à des rayons gamma ». Cet œillet Loncerda, et non Longerda comme l’écrit la Commission, n’a pas été conçu par mutagénèse physique sur culture de cellules végétales in vitro mais par irradiation des plantules issues de microboutures [5]. Certes, ces microboutures et ces plantules ont été cultivées in vitro, mais on est loin d’une mutagénèse in vitro soumettant des cellules végétales isolées à des agents mutagènes à laquelle le Conseil d’État et le projet de décret font référence. Le second exemple est un chrysanthème ayant fait l’objet d’une technique de mutagénèse in vitro par irradiation et déclaré en 1997. Cette déclaration est faite donc sept années après l’adoption de la première législation sur les OGM imposant cet historique (la directive 90/220) et quatre années avant sa mise à jour par la directive 2001/18. Il est donc difficile d’y voir un exemple permettant d’exempter tous les OGM issus de mutagénèse sur culture de cellules isolées in vitro. Depuis dix ans qu’a lieu le débat sur les nouvelles techniques de modification génétique et notamment la mutagénèse sur culture de cellules in vitro, la Commission européenne n’a donc fourni aucun historique d’utilisation commerciale sans risque d’OGM obtenus par cette technique.

Confusion des termes pour une conclusion confuse

Pour en arriver à fournir un exemple comme celui de l’œillet, la Commission européenne détaille sa vision propre du développement chronologique des techniques. Pour elle, il n’y a en effet pas lieu « d’établir une distinction entre mutagénèse aléatoire in vivo et in vitro » mais de considérer que la seconde est « un continuum » de la première. L’affirmation est étonnante sur le seul plan technique car, comme le font le Conseil d’État et le projet de décret, il est important de préciser le matériel utilisé in vitro : des plantes, bourgeons ou autres tissus végétaux d’une part, ou des cellules végétales isolées d’autre part. Inf’OGM a en effet déjà rapporté les grandes difficultés, sinon impossibilités selon les espèces, de régénérer des plantes suffisamment stables pour être développées à partir de cellules isolées et cultivées in vitro [6]. L’affirmation de la Commission est d’autant plus étonnante que deux mois avant, elle questionnait l’AESA à propos de ces mêmes techniques « de mutagenèse aléatoire in vitro ». Dans le mandat reçu par les experts européens fin mai 2020, deux semaines après que la France ait notifié son projet de décret, la Commission écrit avoir besoin d’une « compréhension scientifique robuste des techniques de mutagénèse aléatoire et d’une analyse scientifique robuste quant à savoir si la distinction entre in vivo et in vitro est scientifiquement justifiée ». Elle demande surtout aux experts si « les techniques de mutagénèse aléatoire in vitro nécessitent d’être considérées comme des techniques différentes comparées aux techniques de mutagenèse aléatoire in vivo ou si, au contraire, elles doivent être considérées comme un continuum ». Avant la réponse des experts européens attendue pour 2021, ce questionnement de la Commission est donc devenu pour elle une certitude : entre l’in vitro et l’in vivo, c’est un continuum. En s’opposant à ce que la France adopte son décret car les techniques in vitro devraient selon elle être vues comme « un continuum » des techniques in vivo, la Commission européenne indique donc aux experts européens la réponse qu’elle veut recevoir !

Pour convaincre de ce continuum, quel que soit le matériel végétal utilisé, la Commission européenne utilise un lexique flou dans son avis circonstancié. Le projet de décret de la France énonce clairement que « la mutagénèse aléatoire in vitro consistant à soumettre des cellules végétales cultivées in vitro à des agents mutagènes chimiques ou physiques » donne des organismes soumis à la réglementation OGM. Cette formule est reprise de manière déformée par la Commission dans son avis puisqu’elle y indique que « le Conseil d’État restreint la notion de mutagénèse aléatoire in vitro aux techniques qui consistent en l’exposition de plantes cultivées in vitro à des agents mutagènes chimiques ou physiques ». L’erreur faite par la Commission qui parle de « plantes cultivées in vitro » au lieu de « cellules végétales cultivées in vitro » veut alimenter le flou sur l’historique des techniques [7]. Au-delà de cette erreur, la Commission entretient la confusion autour du matériel utilisé alors même que ce dernier est de première importance. Elle parle ainsi régulièrement de culture de tissus végétaux plutôt que de culture de cellules isolées. Cette confusion se retrouve jusque dans l’exemple de l’œillet Loncerda donné par la Commission.

Un rapport d’experts mal exploité

Comme caution scientifique, la Commission se réfère notamment à un rapport des experts européens de l’AESA publié en 2012. Selon elle, l’AESA estime « dans son avis scientifique concernant l’évaluation de la sécurité des plantes produites à partir de certaines techniques de modification génétique […] que la mutagénèse ou la sélection par mutation constitue une technique conventionnelle ». Mais la Commission ne détaille pas les bases de cet écrit de l’AESA. Or, si cette dernière écrit bien que « les méthodes d’amélioration végétale conventionnelle incluent une large gamme de techniques » parmi lesquelles « l’amélioration par mutagénèse » [8], elle se base pour cela sur un rapport de l’Université de Wageningen datant de 2010 concernant « les méthodes traditionnelles d’amélioration végétale ». Un rapport dont l’introduction aurait dû intéresser la Commission européenne puisqu’il y est détaillé que les auteurs utilisent le terme « traditionnel » au sens de « ne donnant pas de plantes / variétés couvertes par la directive 2001/18 ». Les mêmes auteurs précisent donc que « en conséquence, le terme traditionnel tel qu’utilisé [dans ce rapport] n’implique pas l’absence de développements modernes » [9]. Une utilisation du terme traditionnel qui ne sera pas celle de la CJUE dans son arrêt du 25 juillet 2018. Du côté de la Commission européenne, le raisonnement est donc le suivant : un rapport affirmant que les techniques de mutagénèse sont traditionnelles car non soumises à la réglementation sur les OGM, ces techniques de mutagénèse ne donnent pas des OGM soumis à la directive 2001/18 car elles sont traditionnelles. Un raisonnement circulaire dont la conclusion est validée par l’hypothèse de départ, et inversement. Pourtant, si la Commission veut lire le rapport de l’AESA comme rangeant toutes les techniques de mutagénèse dans la catégorie des techniques conventionnelles, comment considérer légalement depuis l’arrêt de la CJUE que les techniques récentes de mutagénèse qui n’ont pas de long historique de diverses utilisations sont traditionnelles ?

Avec cet avis circonstancié de la Commission, la France a jusqu’au 9 novembre 2020 pour prendre en compte ces divers commentaires afin soit de maintenir son décret et l’adopter en l’état, soit le modifier ou le retirer. Si le gouvernement devait décider de l’adopter en l’état, ce qu’il n’a pas fait à ce jour, la Commission aurait pour seule alternative de l’accepter à contrecœur, de tenter de le bloquer avec d’autres procédures ou de saisir la Cour de justice de l’Union européenne. Reste à savoir si elle souhaite retourner devant cette instance qui lui a déjà donné tort une fois sur le dossier des nouveaux OGM… Le gouvernement français doit, lui, soit exécuter les injonctions de la plus haute autorité administrative française soit continuer de discuter avec la Commission.

Le Conseil d’État, de nouveau saisi

Mais, quel que soit le calendrier européen, le gouvernement français accuse aujourd’hui un retard de deux mois sur le délai fixé par le Conseil d’État. Un retard qui a amené les neuf organisations françaises à la base du recours [10] à saisir le Conseil d’État d’une requête pour non-exécution de ses décisions le 12 octobre dernier. Dans un communiqué de presse, les neuf organisations expliquent considérer notamment que le gouvernement « a choisi de s’enfermer dans une procédure totalement inappropriée de consultation de la Commission européenne qui est normalement réservée aux mesures techniques pouvant avoir un lien avec une réglementation européenne« . Un choix qui permettrait à « la Commission et [au] gouvernement français [d’utiliser] cette procédure pour tenter de retarder l’exécution de ces décisions » selon les organisations.

[7On notera ici que cette retranscription fausse de la position du Conseil d’État est présente dans la version originale de l’avis de la Commission en français, mais pas dans la traduction qui en a été faite en anglais.

[10Amis de la Terre, Confédération Paysanne, CSFV 49, OGM-dangers, Nature et Progrès, Réseau Semences Paysannes, vigilance OGM et Pesticides 16, Vigilance OGM 33, Vigilance OG2M.

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