n°161 - octobre / décembre 2020

Biotechnologies : le pouvoir des mots

Par Annick Bossu

Publié le 08/12/2020

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Les mots guident nos pensées et donc aussi nos actions. Dans le domaine des biotechnologies, il est essentiel de connaître les intentions non dites. Le langage des autres, accepté ou utilisé sans esprit critique, forge notre consentement. Entre tautologies, sophismes, arguments d’autorité… vous trouverez ci-dessous quelques cas de stratégies discursives, propagande rebaptisée « communication ».

Le programme Genius de l’Inra publiait en 2015 l’article « Modification ciblée des gènes : l’ère post-OGM ? » [1]. Quelles étaient les intentions derrière ces mots ? La modification « ciblée » est qualifiée ainsi pour laisser à penser que la technique ne donne qu’une modification voulue. Cet adjectif devait induire l’impression chez le lecteur que la modification est précise et fiable, donc sans effets collatéraux pourtant déjà connus [2]. Ainsi sont occultées les étapes techniques produisant des mutations et épimutations non intentionnelles. Il s’agit d’un cas classique de sophisme [3], le mensonge par omission : ce qui n’est pas nommé n’existe pas. Il est aussi sous-entendu que seuls de petits changements seraient produits, il y a là minimisation [4]. Puis, la figure rhétorique « l’ère post OGM ? » qui n’attend pas de réponse, oriente le lecteur sur l’idée que les produits des modifications « ciblées » ne seraient pas des OGM (alors que définis comme tels par la loi depuis 1990). Les intentions sous-jacentes visent donc à faire accepter que les OGM sont issus de la seule transgenèse. Le «  ? », (pré)caution ou garantie éthique, aura d’ailleurs disparu un an plus tard quand la stratégie discursive initiée aura été validée.

Pour faire accepter les OGM par la société, le domaine de la santé utilisé comme cheval de Troie est déjà bien documenté [5]. Le faux dilemme, du type « c’est le nucléaire ou la bougie », est lui aussi très souvent avancé. Devant « relever de nombreux défis », l’agriculture intensive agite – malgré les évidences contraires – depuis le début des OGM, les mêmes chiffons rouges : « c’est les OGM ou la faim dans le monde », « les OGM ou le réchauffement climatique », « les vaccins OGM ou les épidémies »… C’est un choix contraint entre deux options apparemment incompatibles alors que des alternatives sont possibles.

Occulter les nouveaux OGM

Les « nouvelles techniques de sélection » regroupent depuis leur définition par la Commission européenne en 2010 un ensemble disparate de techniques [6]. Cette dénomination de « nouvelles techniques de sélection » [7] est fallacieuse parce qu’une sélection s’opère a posteriori alors que ces techniques opèrent a priori. De même que la transgenèse, elles ne relèvent donc pas du registre de la sélection mais de la production de plantes mutées par exemple. Leur tri se fera après, selon divers critères. En les inscrivant dans la continuité des techniques ancestrales de sélection, les promoteurs des OGM occultent les manipulations génétiques et épigénétiques. Mais cette rhétorique est incohérente car dans le même temps, ces techniques sont promues auprès des décideurs comme des innovations disruptives [8] !

Depuis la décision en 2018 de la Cour de justice européenne arrêtant que les nouveaux OGM ne doivent pas être exclus de la législation OGM [9], les entreprises de biotechnologies et la Commission ont tenté de divertir l’attention vers les nouvelles techniques de sélection puis vers « l’édition du génome » (une traduction biaisée de l’anglais « gene editing »). Éditer serait corriger quelques « lettres«  [10], les nucléotides de l’ADN. Mais changer un texte, ce n’est pas l’éditer ! Il n’est pas innocent d’évoquer l’écriture dans un monde dominé par le traitement de texte : avec l’image d’une « retouche » [11], la mutagénèse semble simple et maîtrisée. D’une part, l’idée de correction induit qu’il s’agirait de corriger une erreur alors que l’on veut modifier un gène par intérêt. D’autre part, c’est oublier la complexité. On a toujours du mal à corréler génotype et phénotype, des régulations s’effectuent sur le génome, les nouvelles molécules produites à cause d’un simple décalage du cadre de lecture ne sont pas étudiées. Ainsi, une « retouche » peut induire des centaines d’effets génétiques et épigénétiques inattendus. Cette métaphore de la précision utilisée par les communicants vise à donner le change, à rassurer pour faire accepter ces techniques [12]. Surtout que pour celles comme Crispr qui nécessitent une transgenèse préalable, on n’en parle pas. In fine, l’objectif serait de remplacer les OGM définis par la loi par les OGE (E pour édité) non définis.

« Oui, les OGM sont naturels » !

Pour légitimer leurs modifications (épi)génétiques, les entreprises avancent un argument sensible à notre époque : la plante obtenue par les nouvelles techniques pourrait apparaître naturellement [13], tout en cachant les problématiques évolutionnistes que soulève leur nouveau sophisme. Cet argument explique la revendication des entreprises à ce que le politique s’intéresse au seul produit final, en négligeant le procédé. Selon l’astuce « ce qui n’est pas nommé n’existe pas », il s’agit pour les entreprises d’oblitérer la multiplication de cellules in vitro, elle-même génératrice de modifications génétiques et épigénétiques. L’industrie occulte tout élément technique qui éloignerait trop les nouveaux OGM du concept « la Nature peut le faire ».

Les producteurs d’OGM assènent ainsi que leurs produits seraient équivalents à ceux issus de l’évolution naturelle. Pourtant, affirmer une équivalence implique de déterminer le contexte dans lequel la comparaison est effectuée. Or, pour les OGM, les « experts » basent leur modélisation d’équivalence sur la seule donnée moléculaire du gène transformé à l’instar du comité scientifique du HCB dans un récent avis publié mi-juillet [14]. Les effets non intentionnels ne sont pas pris en compte. Ce déni de la complexité invite à rejeter ce mot d’équivalence sorti de son contexte, tout comme le mot « similaire » employé pour dire identique. Avec de tels amalgames, le vin, composé à 80 % d’eau, est l’équivalent de l’eau ! Et ainsi, une enseignante à Agro Paris Tech en vient à dire « oui les OGM sont bien naturels » [15] car le transfert de gène existe dans la nature, la transgenèse est un transfert de gène donc la transgenèse est naturelle, CQFD. Les deux prémisses sont valables mais la conclusion est fausse puisque la transgenèse est une manipulation humaine. C’est à ce titre qu’elle est régulée.

La Science des biotechs

Selon le comité d’éthique Inra, Ifremer, Cirad en 2016 [16] : « il y a un réel enjeu d’acculturation aux disciplines des sciences du vivant et de mise en débat des questions éthiques soulevées, pour que ces technologies nouvelles et les innovations qui en découlent soient perçues comme un progrès pour la société« . Tout est dit. Le principe sous-jacent à ce jugement est : l’innovation, si elle est techniquement possible, on la réalise. L’éthique devient encadrement a posteriori. Se posent alors deux questions, celle de la responsabilité de ces scientifiques au regard des risques [17] et celle de la démocratie au regard de l’éthique : peut-elle refuser certaines innovations ?

Surtout que se pose la question de savoir à quelle Science, à la base de ces innovations, on se réfère. Sous le vocable usurpé de « Science » sont cachées de nombreuses ambiguïtés et figures de style. Ce que les producteurs d’OGM appellent « Science » repose généralement sur la doxa moléculaire des années 70 qui veut qu’en trafiquant les gènes ou leurs modalités d’expression, on obtiendra des caractères nouveaux. Cette vision mécaniste du vivant, si étonnante à l’époque des réseaux de régulation de gènes, de circulation d’information génétique entre cellules, d’adaptation épigénétique des organismes à leur milieu de vie, ne vise qu’à éteindre les débats. Les difficultés récurrentes de corrélation entre génotype et phénotype prouvent entre autres que le vivant ne peut être réduit à son ADN ni même à un flux d’informations. À l’heure où les modèles numériques prennent la place du réel [18], et où l’économique l’emporte sur la précaution, il est important de rappeler les limites de nos connaissances. La vision prônée par les entreprises occulte aussi délibérément la temporalité de l’évolution du vivant : le temps du laboratoire n’est ni celui de l’évolution de la vie, ni celui des champs. Les biotechnologies accusent un retard important sur la biologie globale mais veulent donner à penser l’inverse en focalisant l’attention sur le seul trait d’intérêt. L’esprit critique verra ici encore l’omniprésence d’arguments d’autorité de cette « expertise scientifique » auto-proclamée.

Le contrôle du langage et de la rhétorique dans le domaine des biotechnologies évite d’éveiller notre esprit critique et sert l’objectif de faire consentir à un monde artificialisé au profit de quelques-uns. Pouvoir des mots : rester les maîtres.

[2Effets off target connus en 2012, voir notamment Eric MEUNIER, « FRANCE – Cacophonie au HCB sur les nouvelles techniques de transformation du vivant », Inf’OGM, 9 février 2016

[3Sophisme : terme général, raisonnement faux qui apparaît comme valide et destiné à tromper.

[4On lira avec profit : Normand Baillargeon, Petit cours d’autodéfense intellectuelle, 2006, Lux.

[5Voir par exemple : « La santé, c’est incontestable. Lorsque vous avez des oppositions à certaines technologies et que vous faites témoigner des associations de malades, tout le monde adhère », citation de Geneviève Fioraso, ex ministre de la Recherche, France Inter, le 27/06/2012, ou Inf’OGM, « Covid-19 : pas de solution miracle avec les biotechnologies », Inf’OGM, 30 juin 2020

[8« Flexible learning, rather than inveterate innovation or copying, drives cumulative knowledge gain », Miu, E. et al. (2020), Science Advances 6, eaaz0286.

[9Arrêt de la CJUE du 25 juillet 2018, voir Charlotte KRINKE, « Europe – Les nouveaux OGM sont des OGM comme les autres », Inf’OGM, 25 juillet 2018

[11Terme employé par le GNIS sur son site.

[17Une analyse historique serait à développer.

[18Inf’OGM publiera un dossier sur ce sujet dans son numéro 162.

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