n°160 - juillet / septembre 2020

Forçage génétique : des risques en cascade

Par Christophe NOISETTE

Publié le 21/09/2020, modifié le 01/12/2023

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Début décembre 2019, 160 ONG ont appelé à un moratoire sur les techniques de « forçage génétique » [1]. Ce moratoire couvrirait aussi bien, pour les OGM obtenus, la dissémination dans l’environnement qu’en milieu confiné à des fins de recherche. Pourquoi une telle demande ?

Le forçage génétique est présenté aux politiques comme une technique peu coûteuse et une solution simple à des problèmes complexes. Cependant cette solution qui semble en effet peu coûteuse n’est en revanche ni simple ni garantie et encore moins dénuée de risques.

Prenons le projet des moustiques génétiquement modifiés par forçage génétique qui pourraient être disséminés au Burkina Faso pour, en théorie, lutter contre la diffusion du paludisme. Ce projet, qui a déjà coûté des centaines de millions d’euros, et qui mobilise de nombreux chercheurs, ne vise qu’une seule espèce de moustique, Anopheles gambiae. Faisons l’hypothèse que, du fait de la modification génétique, ces anophèles soient tous éradiquées au-delà de l’objectif affiché de cette expérimentation qui est de diminuer leur nombre dans un secteur déterminé. Le paludisme sera-t-il éliminé ? On ne connaît pas tous les moustiques anophèles qui sont vecteur du paludisme [2]. Au-delà des anophèles d’autres vecteurs pourraient émerger étant donné que la nature a horreur du vide. Christophe Boëte de l’Université de Montpellier, estime qu’ « il est à prévoir que, dans de nombreuses situations, le fait de retirer une espèce de la transmission ne changera pas ou très peu la situation épidémiologique » [3]. Se pose aussi la question de la stabilité de la modification génétique. Des mécanismes issus de millions d’années d’évolution existent au sein des génomes qui visent notamment à adapter les espèces aux évolutions de l’environnement, dont les espèces associées. Parmi les dizaines de millions de moustiques issus du forçage génétique produits et triés, certains, plus ou moins nombreux, pourront s’être débarrassés de la construction ou ne pas la transmettre à toute leur descendance.

Les conséquences liées à une dissémination d’organismes génétiquement modifiées par forçage génétique ne pourront être toutes connues ou détectées avec certitude : « Il n’est pas possible de prédire de manière adéquate les effets écologiques en cascade de la diffusion [d’une modification génétique] dans les écosystèmes sauvages » notamment car les constructions génétiques mises en œuvre « pourraient se diffuser de manière irréversible » et « franchir la barrière des espèces », lit-on dans la déclaration des ONG [4]. Jim Thomas, d’ETC Group, va plus loin : « un seul organisme introduit par erreur dans l’environnement peut théoriquement altérer toute son espèce, c’est dire si les enjeux sont élevés ».

Il est aussi largement probable que cette construction soit tronquée, mute et se transmettre de génération en génération, avec à chaque étape une capacité de mutation non négligeable. En effet, disséminé dans l’environnement, l’organisme modifié génétiquement par forçage génétique sera soumis à des pressions mutationnelles et évolutives, tout comme les espèces sauvages en tentant de « résister » au forçage génétique. Plusieurs études ont montré que a technologie CRISPR-Cas à la base du forçage génétique est encore mal comprise et donc mal maîtrisée. Elle provoque par exemple des effets hors cible dans le génome. En intégrant de telles séquences génétiques et en les laissant se répéter sur plusieurs générations, ces effets hors cible et leurs effets imprévisibles seront potentiellement amplifiés. Il apparaît donc impossible à quiconque de prévoir ce qui se passera dans le génome des moustiques relargués et leur descendance.

Les pratiques en matière de prévention des risques biotechnologiques ambitionnent de limiter la dissémination incontrôlée d’OGM pour prévenir leur persistance dans l’environnement et se donner, si nécessaire, la possibilité de les retirer. Certains OGM du forçage génétique , ceux qui ne visent pas l’éradication mais la remplacement d’une population, c’est exactement le contraire. Ils visent à persister et se répandre dans la nature mais aussi et à bouleverser les espèces sauvages. « Le forçage génétique est délibérément conçu pour se diffuser et persister, sans considération pour les frontières nationales. Il n’existe à ce jour aucun processus international de gouvernance des effets transfrontaliers d’une utilisation du forçage génétique ». La coexistence est ainsi totalement impossible malgré une obligation légale européenne [5].

Ainsi les risques sont sans commune mesure avec ceux liés à la dissémination, par exemple, d’un soja Roundup Ready dont la modification génétique n’a de sens que dans le cadre de l’agriculture intensive. Ce soja perturbe les adventives qui acquièrent la résistance et posent donc des problèmes réels. Les OGM transgéniques sont soumis à la sélection naturelle, alors que les OGM issus du forçage génétique sont conçu pour échapper à la sélection naturelle, donc probabilité d’irréversibilité plus grande. Des chercheurs spéculent sur des organismes forcés génétiquement dits « inverses » pour limiter leur propagation, ce qui semble un vœux pieux au regard des mutations possibles qui pourraient rendre caduque toute tentative de maitrise. Il est plus probable que ces modifications génétiques se propagent, au-delà des espèces cibles et notamment dans des espèces étroitement apparentées, voire carrément franchir la barrière des espèces via le transfert horizontal de gène et autres interactions avec de bactéries symbiotiques.

L’hypothèse que les organismes issus du forçage génétique se comporteront et fonctionneront comme ils se comportent en laboratoire est une hypothèse naïve qui ignore la complexité et le dynamisme des systèmes naturels et de l’évolution. Nous connaissons finalement assez peu les écosystèmes, composés d’interactions quasi infinies entre des espèces très variées.Les pathogènes et les parasites peuvent changer d’hôtes, notamment les virus comme cela est probablement le cas avec les différentes maladies récentes (Nipah, Covid). À chaque perturbation majeure de l’écosystème, celui-ci se ré-organise spontanément. Il vise un certain équilibre, jusqu’aux évolutions suivantes. Mais en cas de perturbations trop extrêmes et trop rapides, l’éco-système pourra-t-il toujours retrouver un équilibre ? Existe-t-il un point de non retour ?

Avons-nous le droit d’éradiquer une espèce ?

Modifier ou éradiquer complètement des espèces soulève des questionnements d’ordre éthique, spirituel et moral. Les promoteurs de cette technologie parlent de « sculpter l’évolution », et donnent à l’humain le droit de décider de cette évolution. Au nom de quoi ? Qui sommes-nous dans cet écosystème ? La techno-science est-elle la seule relation possible au vivant ? D’autres cultures, notamment les traditions spirituelles autochtones, insistent sur le caractère sacré intrinsèque des êtres vivants, de leur intégrité. Mais les peuples avec ces traditions pourraient voir leurs territoires affectés par la dissémination d’OGM issus du forçage génétique. Les gouvernements sont, sous obligation internationale, contraints de protéger et de respecter le savoir autochtone en ce qui a trait à la conservation de la biodiversité, de consulter les peuples autochtones et communautés locales lors des prises de décisions susceptibles d’affecter leurs terres. Mais comment obtenir leur consentement ? En la matière, la méthode de Target Malaria au Burkina Faso a justement été contestée [6].

Des investissements massifs

Deux chercheurs britanniques, David Rogers et Sarah Randolph [7], ont montré à propos du contrôle de la trypanosomiase (maladie du sommeil) africaine que les programmes impliquant des technologies de pointe dépendent souvent d’une expertise et d’une technologie externes qui impliquent de forts investissements en amont. Ainsi tout échec n’amène qu’une dette massive et une diminution des financements affectés aux activités traditionnelles de contrôle.

Par ailleurs, les investissements sont rarement sans contre partie. Les moustiques anti-palu masquent sans doute des réalités économiques et politiques moins philanthropiques. ETC Group a ainsi noté que les entreprises de biotechnologies ont déjà déposé plusieurs brevets sur cette technologie. Une technologie qui risque de s’appliquer de façon prioritaire, une fois l’acceptabilité sociale acquise via les actions « humanitaires », à l’agriculture.

On notera également que l’un des principaux financeurs du forçage génétique est une agence du ministère de la Défense américaine (DARPA) [8]. Son projet SafeGenes reconnaît explicitement la menace biologique que pourrait représenter le forçage génétique s’il provenait d’acteurs irresponsables qui auraient pour but de libérer les organismes modifiés de façon accidentelle ou intentionnelle. Mais il ne dit pas si les États-Unis veulent s’équiper d’une telle arme. L’action de ces armes biologiques pourrait être de diffuser des parasites agricoles très virulents et ainsi devenir un danger pour la sécurité alimentaire.

Une solution qui cache la forêt

Le forçage génétique a un gros défaut. Il masque d’autres pistes… plus simples et surtout qui renforcent l’autonomie citoyenne. Christophe Boëte écrit : « À suivre le progrès sans questionnement, la science risque de favoriser une approche réductionniste et mécaniste, telle celle qu’offre la biologie moléculaire. Cette tendance favorise les solutions dites « de pointe » au détriment de celles qui font appel à des techniques simples. Si la biologie moléculaire a, sans aucun doute, entraîné des découvertes majeures et montré son intérêt et son efficacité pour répondre à des questions scientifiques, elle n’apporte pas d’informations sur les autres processus qui jouent un rôle primordial, comme l’écologie ou l’épidémiologie ; de plus, ses explications techniques rendent difficile sa diffusion à un public non initié ».

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