n°159 - avril / mai 2020

Prix Pinocchio spécial agrobusiness : Yara vainqueur !

Par François Parsy

Publié le 03/03/2020

Partager

Après cinq années d’absence, les Prix Pinocchio ont fait leur grand retour ! Cette campagne des Amis de la Terre est revenue sur le thème de l’agriculture, en partenariat avec la Confédération paysanne. L’objectif est de dénoncer le fossé entre la communication verte des grandes entreprises de l’agrobusiness, et la réalité de leurs agissements. Cette année, c’est Yara, le leader des engrais chimiques, qui a gagné.

Aujourd’hui, les entreprises veulent améliorer leur image pour répondre à une demande de produits plus respectueux de l’environnement, plus sains pour la santé, et qui rémunèrent correctement celles et ceux qui les produisent. Le problème, c’est qu’elles adaptent surtout leur discours et leur communication, et pas leurs actes. C’est le principe du « greenwashing », ou « écoverdissement ». Or, la réalité des faits est souvent bien loin de l’image qu’elle veulent donner, et c’est pour dénoncer cet écart que les Amis de la Terre ont lancé en 2008 les Prix Pinocchio. Avec un thème particulier pour cette année : celui de l’agriculture et l’alimentation. 
Plus de 12800 personnes ont voté sur le site prix-pinocchio.org pour désigner la pire entreprise du greenwashing. Petit tour de présentation des trois nominés…

Bigard, le roi du bobard

Le groupe Bigard voit le jour en 1968 à Quimperlé, dans le Finistère. Fondé par Lucien Bigard, c’est aujourd’hui son fils, Jean-Paul, qui a repris les rênes. S’exposant très peu sur la scène médiatique, il parvient à faire du groupe un véritable mastodonte de la filière viande. Sa stratégie ? Racheter de manière effrénée ses concurrents en difficulté et miser sur la concentration des abattoirs. Aujourd’hui, le groupe, qui possède aussi les marques Charal et Socopa, est numéro un de la filière viande en France, avec une cinquantaine de sites, et numéro trois en Europe.

Le groupe a réalisé plus de quatre milliards d’euros de chiffre d’affaire en 2017, et Jean-Paul Bigard, le pdg, se classe en 168e position des plus grandes fortunes de France. Pourtant, le revenu moyen des éleveur·euse·s ne dépasse pas le Smic, et un·e éleveur·euse sur quatre gagne moins de 400 euros par mois. En plus, au vu de sa position hégémonique sur le secteur, Bigard se permet de bafouer le droit du travail : licenciements abusifs, rachats d’entreprises fragilisées, ententes avec les concurrents sur les prix pour baisser la rémunération des éleveur·euse·s. Et si dans ses publicités, le groupe insiste sur l’image des prés et des éleveur·euse·s proches de leurs bêtes, il promeut en réalité l’industrialisation de l’élevage et ses consé-quences néfastes pour l’environnement et le monde paysan.

Entre 2013 et 2017, l’entreprise a aussi refusé, en toute illégalité, de publier ses comptes. Le fils du pdg, Maxence Bigard, se permet même de ne pas répondre aux questions des députés en Commission à l’Assemblée nationale. D’ailleurs, le groupe bénéficie d’aides du Crédit d’Impôt Compétitivité Emploi (CICE), et Jean-Paul Bigard était même aux côtés d’Emmanuel Macron dans l’avion présidentiel pour son voyage en Chine, en quête de nouveaux marchés. Arrivé en 3e position, le champion du bobard a récolté 21 % des voix du public.

Lactalis se fait du beurre sur le dos
 des éleveur·euse·s

Davantage connue du grand public, notamment pour ses nombreux scandales, Lactalis est également un modèle d’entreprise familiale. Fondé à Laval (Mayenne) en 1933 par André Besnier, la direction du groupe se transmet de père en fils. C’est aujourd’hui Emmanuel Besnier, petit-fils d’André, qui est à la tête de la multinationale. À force de rachats de concurrents, la petite entreprise de camemberts est devenue en 2011 le leader mondial des produits laitiers. Pas très partageurs, la totalité des actions est détenue par Emmanuel Besnier, son frère Jean-Michel et sa sœur Marie. Avec un chiffre d’affaires de 20 milliards d’euros en 2019, le patron de la société et sa famille se classent sans surprise parmi les 10 premières fortunes de France. Pour autant, le patron reste très discret, s’exposant très peu aux médias et préférant se cacher dans son château du Vallon.

Les marques de Lactalis sont partout : le lait Lactel, le beurre et le camembert Président, les mozzarella Galbani, les fromages Lou Pérac ou Salakis, les crèmes Bridel ou encore le roquefort Société. Et derrière les pubs très populaires et verdoyantes de ces marques, Lactalis fait la promotion d’un système d’élevage industriel. Pire, le groupe soumet ses producteur·rice·s à des contrats opaques, limitant leur liberté d’expression, et très peu rémunérateurs. Les éleveur·euse·s gagnent en moyenne 1 000 euros par mois, un contraste démesuré avec les bénéfices du groupe et la fortune du pdg.

Mais c’est surtout pour ses nombreux scandales que Lactalis s’est fait connaître : contamination de lait infantile à la salmonelle, lait trafiqué par « mouillage », vente de produits périmés, attaque aux appellations d’origine contrôlée… L’entreprise a également été condamnée pour la pollution de deux rivières, et fait aussi de l’évasion fiscale. Et pourtant, Lactalis profite d’aides de la PAC, du CICE, et a même bénéficié du détournement par les pouvoirs publics d’une route nationale à son seul avantage. Avec toutes ces casseroles, Lactalis a récolté 39 % des voix et arrive en 2e position.

Le grand vainqueur : Yara, l’agriculture stupide face au climat

L’entreprise norvégienne d’engrais chimiques était la moins connue des trois entreprises, mais c’est elle qui remporte l’édition 2020 des Prix Pinocchio, avec 40 % des voix !

Née en 1905, la multinationale se spécialise dans la production d’engrais chimiques et s’implante dans une cinquantaine de pays dans le monde, y compris en France, avec trois usines dans la région du Havre, de Saint-Nazaire et de Bordeaux.

Pour vendre ses produits, l’entreprise mise sur le concept d’« agriculture intelligente face au climat ». Le principe est de faire croire qu’à cause de l’accroissement de la population mondiale et du dérèglement climatique, il n’est pas possible de produire assez de nourriture pour l’humanité sans utiliser d’engrais chimiques. Le problème, c’est que la production et l’utilisation d’engrais de synthèse est l’une de principales causes d’émissions de gaz à effet de serre du secteur agricole. En effet, la production nécessite d’importantes quantités d’énergie fossile, notamment de gaz. À tel point que Yara est le premier acheteur de gaz fossile en Europe. Par ailleurs, l’utilisation d’engrais de synthèse cause d’importantes émissions de protoxyde d’azote, un gaz au potentiel réchauffant 265 fois supérieur à celui du dioxyde de carbone.

Cet impact énorme sur le réchauffement climatique est donc contradictoire avec l’idée d’une agriculture « intelligente face au climat ». De plus, la production et l’utilisation d’engrais de synthèse cause aussi des pollutions des sols, des eaux, de l’air, et sonores. En France, les usines de Yara sont classées Seveso « seuil haut  » (infrastructures très dangereuses), et ont toutes été mises en demeure pour leur non-conformité avec la réglementation.

Et pour asseoir sa position et défendre ses intérêts à l’encontre du climat et de l’autonomie des paysan·ne·s, qui sont rendu.e.s dépendant·e·s à ces produits et la volatilité de leurs prix, Yara fait preuve d’un lobbying intense, y compris au sein des COP sur le climat (espaces de négociation des Nations unies). Depuis 2010, elle a dépensé plus de onze millions d’euros, rien que dans ses activités de lobbying. Son pdg, Svein Tore Holsether, donne également des conférences sur les Objectifs de Développement Durable, alors que sa multinationale participe très largement au dérèglement climatique et à la mise en péril des ressources naturelles essentielles à l’agriculture.

Une remise des Prix inédite

C’est au Salon International de l’Agriculture, en plein cœur du sujet, que les Amis de la Terre et la Confédération paysanne ont voulu aller remettre le prix au vainqueur, Yara. Seulement voilà, Yara n’était pas présente au Salon, malgré son pouvoir d’influence sur le secteur.

Les activistes et les paysan·ne·s de la Confédération paysanne ont alors décidé d’aller remettre le trophée à celui qui serait le plus disposé à leur transmettre : le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation. Une centaine d’activistes a donc investi le stand ministériel du Salon, y installant une main géante, symbole des lobbys de l’agrobusiness, et déployant une banderole « Paysan·ne·s, Citoyen·ne·s : reprenons la main » (voir photo). Ils ont également renommé le ministère en « ministère de l’Agrobusiness et de la Malbouffe ».

En menant cette action, les Amis de la Terre et la Confédération paysanne ont voulu dénoncer la complicité des pouvoirs publics face au lobby des entreprises de l’agro-industrie. Ont été pointées du doigt les politiques publiques agricoles et alimentaires qui favorisent un système agricole mortifère pour les paysan.ne.s et l’environnement. Alors que la principale politique publique agricole – la PAC (politique agricole commune) – est actuellement en train d’être renégociée pour les sept prochaines années, il était essentiel d’afficher un front commun pour lutter contre l’industrialisation de l’agriculture et promouvoir un modèle agricole et alimentaire au service des paysan.ne.s, de l’environnement et des consommateur.rice.s.

Actualités
Faq
A lire également