n°159 - avril / mai 2020

Les brevets, l’innovation et l’intérêt général

Par Zoé JACQUINOT

Publié le 24/03/2020

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Protéger les inventeurs et stimuler les innovations grâce aux brevets ? Cet article nous détaille pourquoi ces objectifs initiaux des brevets, notamment ceux appliqués au vivant, ne remplissent plus leur mission, face aux concentrations des entreprises semencières qu’elles favorisent.

Les brevets ont été conçus afin de protéger les inventeurs. En procurant une garantie de monopole de l’utilisation d’une invention, fût-elle limitée dans l’espace (le territoire de l’État) et le temps (20 ans), les brevets étaient censés inciter à l’innovation technique et donc au Progrès général. Pourtant, de plus en plus de voix s’élèvent pour dire que les droits de propriété intellectuelle (DPI) ne favorisent pas automatiquement l’innovation et qu’ils ne sont pas bénéfiques pour tous les acteurs économiques.

Les PME ne sont pas avantagées 
par les DPI

La réglementation sur les OGM a beaucoup été critiquée notamment car elle ne serait accessible qu’aux grandes entreprises et nuirait aux entreprises plus petites par les coûts qu’elle génère et sa complexité. Les promoteurs des OGM affirment même que cette situation se serait dégradée depuis que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a arrêté que les nouvelles techniques de modification génétique, comme Crispr/Cas9, donnent des OGM régulés. Des voix se sont élevées pour dénoncer cet arrêt en mettant en avant les conséquences négatives que cela pourrait avoir sur l’innovation et les petites et moyennes entreprises (PME).

Claire Robinson, membre de la veille d’information GMWatch [1], argumente pourtant que davantage de régulation de « l’édition du génome » ne nuira pas aux PME. Selon elle, ce qui limite réellement l’accès des PME à la recherche sur des OGM, anciens ou nouveaux, c’est le fait que toutes les plus grosses entreprises possèdent la majeure partie des brevets sur les nouvelles techniques et que les PME pourront avoir des difficultés à y accéder. De plus, les PME n’ont pas la taille économique nécessaire pour exploiter leurs produits sur le marché mondial, seul à même de rémunérer les investissements indispensables à la mise au point de nouveaux OGM. Elles sont contraintes pour cela de se vendre ou de vendre leurs innovations aux grandes sociétés transnationales. La dérégulation n’aurait aucun effet pour limiter les monopoles déjà en place dans les domaines médical et agricole. L’absence d’étiquetage et de traçabilité pourrait même favoriser les pratiques de biopiraterie.

Michael Antoniou, généticien moléculaire, travaille au développement de biotechnologies dans le domaine médical. Il détient lui-même des brevets et a travaillé autant avec de grosses entreprises qu’avec des PME. Il dénonce également les critiques adressées à l’arrêt de la CJUE sur l’innovation. Les coûts dus à la réglementation sur les OGM sont dérisoires face à ceux engendrés par la recherche et le développement d’une application, les brevets, leur maintien, les accords de licence potentielle pour l’utilisation d’une technique, etc.

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Crédits : Riccardo Annandale

Les startups sont obligées de se vendre

De plus, la tendance à la concentration des acteurs du secteur est souvent recherchée par les plus petits acteurs. En effets seul 10 % des startups qui émergent dans les biotechnologies réussissent à se faire une place sur le marché. Beaucoup d’inventeurs vendent leurs droits sur leurs inventions à des acteurs plus gros qui, seuls, ont les moyens de développer des applications industrielles. On peut citer l’exemple de l’entreprise semencière française Momont qui s’est petit à petit spécialisée dans la recherche sur les semences. En 2015, le groupe allemand KWS rachète l’entreprise. Thierry Momont déclare que cela signifie pour l’entreprise « l’accès à des moyens de recherche que nous n’avions pas en tant que PME, mais aussi à un réseau de distribution énorme » [2].

Damien Colombié, conseiller en propriété industrielle pour le cabinet Lavoix, confirme dans une interview pour Affiches Parisiennes en avril 2019 [3] que la cession de brevets est très courante et ce, à des prix très élevés. Il conforte l’idée que les DPI avantagent plutôt les grandes entreprises et les situations monopolistiques au détriment des PME car les moyens disponibles pour la compréhension et la gestion des DPI sont déséquilibrés. Les PME ne sont pas bien informées et cela se retourne souvent contre elles lorsqu’elles font l’objet de recours en justice pour contrefaçon.

Les brevets valorisent les entreprises

Néanmoins, ce n’est pas l’argent de dommages et intérêts qui peuvent être retirés des contentieux qui enrichissent les propriétaires des brevets. Ce qui rapporte, c’est le monopole sur l’invention, les parts de marché que cela permet d’avoir mais également la valeur que donne un portefeuille de brevets à une entreprise. Pour de potentiels investisseurs, le potentiel de recherche et de développement que constitue un portefeuille de brevets est très important. En conséquence, beaucoup d’entreprises se lancent dans une logique d’accumulation de brevets pour gagner le plus de valeur possible.

On voit ainsi que les brevets donnent avant tout du pouvoir économique aux entreprises sans lequel leur pouvoir d’innovation et d’application industrielle est limité.

Mohammed Torshizi, chercheur à l’Université d’Alberta au Canada, a étudié l’impact des droits de propriété industrielle sur l’économie des semences aux États-Unis et au Canada. Son étude porte sur les conséquences de droits de propriété semblables à ceux conférés par les brevets, c’est-à-dire des droits exclusifs, sur des semences. Bien que localisée dans le temps et dans l’espace sur le continent Nord américain, cette étude offre tout de même matière à réflexion pour le contexte européen. Il définit un DPI
« fort », comme créant une situation dans laquelle un agent économique a un impact direct sur la détermination du prix du marché. Son étude d’impact de ces DPI forts sur l’innovation et le pouvoir de marché permet de constater que des DPI forts sur les semences conduisent à une concentration des acteurs du secteur, à une augmentation générale moyenne du prix des semences ainsi qu’à une perte d’autonomie des paysans.

Les DPI apportent de l’innovation 
mais à quel prix ?

Plus précisément, des DPI forts ont apporté au secteur semencier nord-américain et à ses acteurs plus d’innovations biotechnologiques. Mais également une perte de diversité de l’offre semencière ainsi qu’un ensemble d’autres effets plus négatifs pour l’innovation. Les acteurs adoptent des comportements stratégiques communs qui leur permettent de renforcer leur influence et leurs profits. Et tous ces effets font boule de neige.

Les acteurs développent un réseau d’accords de licences réciproques (cross-licensing) qui permet de partager l’utilisation d’un brevet. Ces dépendances réciproques génèrent la création de cartels de facto et sont associées à une situation de « propriété commune » (« common ownership ») dans le secteur semencier. Il s’agit de la situation dans laquelle un petit nombre d’investisseurs et/ou de propriétaires possèdent des parts dans plusieurs entreprises concurrentes du même secteur. Cela fausse la concurrence et empêche les entreprises de se lancer dans une course à la baisse des prix pour gagner des parts de marché contre leurs concurrents.

L’étude se poursuit en constatant qu’un oligopole émerge conférant toujours plus de pouvoir de marché aux acteurs, et leur pouvoir économique dominant dans le secteur est tel qu’il se transforme en pouvoir politique. En effet, non seulement les prix augmentent mais les prises de décisions concernant les productions agricoles sont transférées des paysans aux semenciers. Les semenciers contrôlent l’offre et l’activité des paysans se retrouve limitée par les contrats proposés par les semenciers.

En conséquence, les retombées économiques de l’innovation sur les semences sont réservées aux semenciers au détriment des paysans.

Interdire les brevets sur le vivant

La relation entre les brevets et l’innovation ne joue donc pas toujours en faveur de cette dernière. C’est même souvent le contraire. Et le brevet ne promeut pas non plus l’intérêt général. Pour éviter la création de monopoles et la confiscation du vivant, beaucoup d’acteurs du monde paysan, comme La via Campesina, prônent l’interdiction de ce brevetage du vivant (voir notamment en p.18-19). 


[1Claire Robinson et Michael Antoniou : https://www.gmwatch.org/en/news/latest-news/19239

[2« Mons-en-Pévèle : Momont a semé son succès
 depuis 1860 jusqu’à nos jours », La voix du Nord, 21 juillet 2015

[3Anne Moreaux, « La PI, c’est un peu comme la dissuasion nucléaire », Affiches parisiennes, 26 avril 2019

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