n°158 - janvier / mars 2020

L’irrationalité dangereuse des apprentis-sorciers

Par Jacques Caplat

Publié le 01/04/2020

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Prétendre transformer ou éradiquer une composante d’un écosystème tout en maîtrisant parfaitement ses conséquences relève du charlatanisme.

Certains promoteurs des OGM affirment sans rire que ces derniers ne seraient qu’une simple étape supplémentaire dans une évolution supposée linéaire des innovations scientifiques. Si cette formule est fausse et manipulatoire à l’aune de la génétique fondamentale (les techniques OGM représentent une rupture frontale par rapport aux ajustements spontanés du génome), elle apparaît ironiquement très pertinente lorsqu’elle est appliquée à l’idéologie dans laquelle s’inscrivent ses colporteurs. Oui, il est exact de dire que l’approche politique et idéologique des promoteurs des OGM n’est que le dernier avatar de plusieurs siècles de réductionnisme et de positivisme.

Bidouilleurs d’OGM : 
scientifiques et irrationnels

L’anthropologue et philosophe Claude Lévi-Strauss avait souligné qu’il n’existe aucune séparation définitive entre la « pensée magique » et la « pensée logique ». Non seulement il n’existe pas de flèche évolutive en matière de sociétés humaines (les cueilleurs-chasseurs ne sont pas « primitifs » mais ont simplement évolué selon d’autres schémas que les agriculteurs européens), mais en outre les modes de pensée attribués abusivement aux sociétés non-scientifiques sont également profondément présents dans notre société prétendument scientifique. Même un mathématicien parfaitement conscient que le loto récupère plus d’argent qu’il n’en redistribue pourra décider de « tenter sa chance », même un physicien pourra « toucher du bois » en situation critique, même un spécialiste de la théorie de l’évolution pourra être catholique, etc. Ce constat devrait aller de soi, mais nous le négligeons trop souvent.

Sous prétexte que les bidouilleurs d’OGM maîtrisent remarquablement des outils moléculaires (dont ils sont en général bien en mal d’expliquer les conséquences en termes de génétique fondamentale), ils seraient des gens « rationnels ». Mais si l’on accepte ce raisonnement, puisque les chamans d’Amazonie maîtrisent remarquablement des techniques extrêmement élaborées permettant de transformer des poisons en aliments ou en substances psychotropes, leurs croyances et l’usage de ces produits pour des cérémonies religieuses relèveraient alors de démarches « rationnelles » ? Pourquoi la concomitance de très haut savoir scientifique et d’irrationalité, qui est admise pour les uns (chamans) serait niée pour les autres (bidouilleurs d’OGM) ?

L’impossible modélisation des écosystèmes

Sous cet angle, il existe une remarquable continuité dans la manière dont les institutions scientifiques françaises (et occidentales en général) ont conçu la lutte contre les insectes dits « nuisibles » depuis le XIXe siècle. Le postulat idéologique est celui du réductionnisme scientifique : le monde pourrait être réduit à des équations simples, et un problème pourrait être résolu en supprimant sa cause apparente. Un insecte pose un problème sanitaire ou agricole ? Éradiquons-le ! Ce raisonnement, que beaucoup de scientifiques expriment hélas toujours avec un aplomb qui n’a d’égal que leur inculture épistémologique, relève strictement de la « pensée magique ». Il faut adopter une démarche profondément irrationnelle, ou faire preuve d’une invraisemblable incompétence scientifique, pour croire qu’un organisme vivant pourrait être isolé de l’écosystème dans lequel il s’inscrit.

Ce raisonnement peut conduire à déstabiliser dangereusement des écosystèmes entiers (pensons à l’introduction des lapins en Australie, ou à l’élimination des moineaux en Chine qui déboucha sur la grande famine de 1958-1961), car il nie les bases élémentaires de la science moderne, à savoir l’impossibilité de modéliser de façon linéaire des systèmes complexes. Lorsqu’un système comporte cinq éléments en interrelations réciproques, chacun peut agir sur les quatre autres. Mais comme chaque action de l’un peut modifier l’action d’un autre, il ne faut pas additionner les relations possibles mais les multiplier. Le nombre de relations est égal à « factorielle 5 » :
 5x4x3x2x1 = 120. Cent-vingt. Une propriété des « factorielles » est que leur résultat augmente à une vitesse astronomique. Pour dix éléments, le résultat est déjà de 3 628 800. Près de quatre millions. Pour des systèmes à plusieurs centaines d’éléments, comme un écosystème ultra-simplifié ou un noyau cellulaire, le nombre de relations dépasse très largement le nombre d’atomes dans l’univers ! En effet, dès 70 éléments, le nombre d’interrelations réciproques atteint « 10 puissance 100 », alors que le nombre total d’atomes dans l’univers est estimé à (seulement) « 10 puissance 80 ». Ceci posé, la prétention à décrire linéairement les relations d’un système est clairement écartée.

Quelles solutions reste-t-il ? Celle des promoteurs d’OGM consiste à effacer « par magie » les interrelations et à ne prendre en compte que les éléments et leurs relations bilatérales. Les interrelations complexes nous dérangent, nions-les à la manière des enfants qui fuient une discussion en se bouchant les oreilles. Les modèles obtenus permettent de décrire des situations où il est possible d’effacer un élément (un insecte, un prédateur, etc.) sans remettre le reste du système en question. C’est rassurant. C’est totalement délirant sur un plan scientifique. Que la motivation à ces calculs procède d’une irrationalité profonde ou d’une incompétence, chacun pourra juger. Mais leur conséquence ne fait hélas pas de doute : ces modèles n’ont aucun rapport avec la réalité.

Produits chimiques déversés par avion,
Produits chimiques déversés par avion,
Crédits : Teo

L’éradication d’une espèce 
relève de la foi mystique

C’est sur la base de ce raisonnement anti-scientifique que sont menées, depuis des décennies, la plupart des stratégies de lutte contre les insectes ravageurs ou porteurs de maladies humaines. Parfois, par pur hasard, la déstabilisation du système n’est que partielle : c’était imprévisible et cela ne peut susciter qu’un énorme soupir de soulagement. Le plus souvent, la déstabilisation est désastreuse, comme le montre l’actuel effondrement des populations d’insectes en Europe et en Amérique du Nord, qui conduit par ricochet à un effondrement des populations d’oiseaux, de batraciens, etc., puis à un déséquilibre généralisé des écosystèmes [1].

Pire encore, cette logique réductionniste d’éradication est contre-productive lorsqu’elle est appliquée à des organismes à très forte population. En effet, tout produit qui va « nettoyer » telle bactérie ou tel insecte ne pourra jamais être efficace à 100 %. Bactéries et insectes sont si nombreux que, dans la masse, il se trouvera toujours quelques individus portant par hasard une résistance au produit utilisé. Ces individus résistants bénéficieront alors d’un terrain libre pour leur multiplication (sans compétition avec les autres individus qui auront été éliminés), et en quelques générations une nouvelle population résistante aura remplacé la précédente. Guerre sans fin, stratégie basée sur la négation du réel et sur la foi mystique en une « éradication » impossible.

C’est ainsi que le DDT (dichlorodiphényltrichloroéthane) fut massivement utilisé dans les années 1940-1950, provoquant d’une part des dégâts écosystémiques considérables (en Camargue, la population d’hirondelles a chuté de 80 % et leurs capacités de reproduction d’un tiers) et d’autre part des résistances continues (plus de 50 espèces de moustiques résistants). Il fut suivi par les insecticides organophosphorés, qui ont prolongé ces deux effets désastreux tout en provoquant d’autres dégâts sanitaires (en particulier neurotoxiques). Ces techniques, comme l’irradiation, ne diffèrent pas notablement des nouveaux fantasmes OGM. Les procédés utilisés évoluent, mais la démarche reste la même : négation des écosystèmes, prétention à réduire la réalité à des modèles totalement fantasmatiques, volonté aberrante d’éradiquer une espèce… Les conséquences, hélas, ne pourront pas être très différentes.

Accompagner l’évolution 
plutôt qu’en changer le cours

Pourtant, il existe depuis longtemps des solutions alternatives. Dès l’antiquité chinoise, des stratégies efficaces étaient basées sur l’utilisation des écosystèmes plutôt que leur destruction (fourmis contre des chenilles). L’agriculture biologique et paysanne avec ses différentes pratiques dont la « lutte biologique », les longues rotations, l’augmentation de la biodiversité (construction de haies), utilisations de semences hétérogènes, etc. tentent de maintenir le problème à un niveau acceptable et non pas à l’éradiquer. Bien sûr, ces techniques impliquent toujours d’intervenir, donc de modifier le système. Mais cette modification est un accompagnement et non pas une prétentieuse intervention anthropique exogène. Elle fonctionne, et elle est infiniment plus économique que la fabrication d’OGM pour la seule satisfaction intellectuelle de leurs concepteurs.

[1Sánchez-Bayo Francisco, Wyckhuys Kris A. G., « Worldwide decline of the entomofauna : A review of its drivers », in Biological Conservation, Volume 232, April 2019, pp. 8-27, https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0006320718313636

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