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L’UICN à la botte des industries des biotechnologies ?

Par Christophe NOISETTE

Publié le 25/11/2019, modifié le 01/12/2023

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L’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) aurait-elle succombé aux sirènes des lobbies ? L’UICN va-t-elle soutenir le développement de la biologie de synthèse et le forçage génétique au nom de la conservation de la Nature ? C’est ce que craignent en effet de nombreuses organisations de la société civile, et notamment ETC Group.

L’UICN est une énorme organisation qui regroupe 1300 organisations diverses (ONG, agences gouvernementales, fondations d’entreprises) qui « offre aux organisations publiques, privées et non-gouvernementales les connaissances et les outils nécessaires pour que le progrès humain, le développement économique et la conservation de la nature se réalisent en harmonie ». Un groupe d’experts mandaté par l’UICN a présenté (voir encadré), le 9 mai 2019, un rapport consacré au forçage génétique, une technologie de modification génétique très puissante, capable, en théorie, d’exterminer n’importe quelle espèce vivante sur Terre.

Ce rapport, intitulé Genetic Frontiers for Conservation [1], fait clairement la promotion du forçage génétique.

Le cadrage initial de ce rapport


Le groupe de travail de l’UICN sur la biologie synthétique et la conservation de la biodiversité et son sous-groupe technique correspondant ont été créés au cours du Congrès mondial de la nature de 2016 (Résolution WCC-2016-RES-086). Cette résolution demandait notamment au Directeur général et aux Commissions d’entreprendre une évaluation pour : examiner les organismes, composants et produits résultant des techniques de biologie synthétique et les implications de leur production et de leur utilisation, qui peuvent être bénéfiques ou préjudiciables à la conservation et à l’utilisation durable de la diversité biologique et les considérations sociales, économiques, culturelles et éthiques connexes… En outre, la résolution demandait aussi d’évaluer l’impact des initiatives génétiques et des techniques connexes et leurs conséquences possibles sur la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique, ainsi que le partage équitable des avantages tirés des ressources génétiques…

Ce rapport, comme le précise le prologue, se veut factuel : « Si les débats politiques impliquent nécessairement des valeurs et des préférences, les déclarations en faveur ou à l’encontre de la biologie synthétique dérivées principalement de ces débats doivent être différenciées de celles basées sur des faits. Par conséquent, la présente évaluation vise à clarifier l’état d’avancement de ce domaine de recherche sur la base des avantages et des inconvénients discernables possibles à ce jour. Il ne peut pas s’agir d’une évaluation complète des risques, et il n’est pas non plus prévu qu’elle le soit. L’objectif de cette évaluation est plutôt d’éclairer les délibérations futures et d’améliorer la compréhension des différentes manières dont les données probantes sur l’impact potentiel de la biologie synthétique sur la conservation sont produites, utilisées et interprétées. Cette évaluation est le début d’un processus qui conduira à l’élaboration d’une politique de l’UICN ». Le rapport doit donc faciliter la discussion au sein de l’UICN en vue d’adopter une motion sur ces techniques lors du Congrès mondial de la nature en 2020 qui aura lieu à Marseille.

Les biotech pour sauver les espèces ?

Le rapport mentionne comme premier cas le châtaignier d’Amérique qui couvrait le territoire nord américain du temps des Amérindiens et qui a quasi disparu. En effet, un champignon originaire d’Asie de l’Est débarqué au début du 20e siècle, s’est rapidement répandu, tuant des milliards d’arbres. La solution évoquée ? Le croisement conventionnel est « une méthode prometteuse, mais elle a aussi ses limites car plusieurs gènes contrôlent la résistance, de sorte que l’hérédité ne peut jamais être certaine, et que l’hybride ne sera probablement jamais aussi résistant que les espèces asiatiques, et il existe également une autre approche ». La transgenèse réglerait donc le problème : « Ces arbres ont déjà été plantés dans le cadre d’essais, et une fois le processus d’autorisation officiel terminé, ils pourraient être plantés dans les forêts d’où le châtaignier a disparu il y a des décennies. Le châtaignier américain génétiquement modifié utilise une technologie établie de longue date, mais son utilisation dans le châtaigner américain est une application entièrement nouvelle, soulevant d’importantes questions scientifiques, juridiques, éthiques et politiques ». On sait que les plantes transgéniques, elles aussi, s’adaptent, co-évoluent et que les « parasites » savent contourner ces stratégies.

Ce rapport s’intéresse en fait aux nouvelles biotechnologies : la biologie de synthèse et le forçage génétique. Il évoque alors, comme il est coutume de le faire pour vendre une nouvelle technique, de nombreuses promesses : éradiquer le paludisme, sauver les coraux, augmenter la résilience face au changement climatique…

Ainsi, il est tout naturel que ce groupe de travail de l’UICN conclue son rapport en affirmant que « la biologie synthétique et la transmission génétique ont des implications importantes pour la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique tant directe qu’indirecte » (assertion « bien établie ») et que « certaines applications de la biologie synthétique et de la génétique, si elles sont bien conçues et bien ciblées, pourraient améliorer la conservation de la biodiversité, par exemple en réduisant les menaces et en augmentant la résistance des espèces à ces menaces (spéculatif)  ».

Le rapport propose une approche « au cas par cas » de la biologie de synthèse et des techniques de forçage génétique. Le rapport donc ne condamne pas ces techniques de modification génétique. Il établit qu’il est fort probable que ces dernières offriront des outils pertinents pour une conservation efficace et une utilisation durable de la diversité.

ETC Group a immédiatement réagi à ce rapport [2] : cette ONG canadienne « révèle de graves partis pris et conflits d’intérêts chez les membres du groupe d’experts ».

Concrètement, sur la quarantaine de personnes associées à la rédaction de ce rapport, plus de la moitié ont des positions favorables aux biotechnologies ou sont en situation de conflit d’intérêts potentiel. ETC Group détaille : trois groupes d’intérêts favorables à la biologie synthétique semblent avoir eu une influence disproportionnée sur la rédaction de cette étude. Au moins 15 membres du groupe (y compris le président du groupe de travail et le groupe technique) sont employés ou associés à des projets utilisant ces techniques : Revive and Restore (qui prône ouvertement le recours au génie génétique dans une approche de conservation et de « dextinction  » [3]]] et qui se propose de faire revivre le mammouth laineux [4]) ; et à deux projets de forçage génétique qui mobilisent plusieurs millions de dollars : le Genetic Biocontrol of Invasive Rodents Project (GBIRd ) et Target Malaria (qui souhaite disséminer des moustiques génétiquement modifiés par forçage génétique au Burkina Faso en vue de lutter contre le paludisme [5]). ETC Group précise aussi que « tous les conflits d’intérêts n’ont pas été divulgués dans les déclarations signées par les membres du groupe à l’UICN. Certains de ces conflits non divulgués impliquent le président du groupe de travail ».

Des conflits d’intérêt en pagaille

Citons quelques contributeurs emblématiques. Luke Alphey est présenté comme travaillant au Pribright Institute… Il est aussi le fondateur et ancien directeur d’Oxitec, l’entreprise qui a mis au point les moustiques transgéniques actuellement disséminés au Brésil. Il a vendu Oxitec à Intrexon, une entreprise tentaculaire spécialisée dans la biologie synthétique pour la modique somme de 160 millions de dollars [6]. Il a reçu une subvention de 2,66 millions de dollars de la part du gouvernement étasunien (DARPA) pour participer à un projet sur le forçage génétique. Enfin, il a été recruté par Emerging AG pour participer au forum électronique organisé par la Convention sur la Diversité Biologique et y défendre les intérêts de l’industrie des biotechnologies (concrètement tout faire pour qu’un moratoire sur le forçage génétique ne soit pas adopté). Emerging AG avait aussi embauché pour ce même travail de lobbying Kent Redfort, président du groupe de travail de l’UICN.

Andrew E. Newhouse a participé à la rédaction du rapport. Il a tout simplement défendu son travail. En effet, chercheur à l’Université de New York à Syracuse, il a mis au point les châtaigniers transgéniques évoqués précédemment. Pour ce faire, il a reçu une aide financière de Monsanto (aujourd’hui Bayer) et Arborgen. Malgré cela, il déclare n’avoir aucun conflit d’intérêts pouvant influencer le rapport de l’UICN. Il a aussi régulièrement pris la parole dans les media pour défendre l’idée du génie génétique comme outil d’aide à la conservation biologique.

Edward Perello est l’un des directeurs d’Arkurity, une société de conseil en biotechnologie et également Chief Business Officer et cofondateur de Desktop Genetics, une société privée de biologie synthétique. Desktop Genetics a levé 6,9 millions de dollars US en fonds propres, sous la direction de la société d’outils biotechnologiques Illumina. Elle a monté une joint venture avec Twist Biosciences, l’une des entreprises de synthèse génétique les plus en vue dans le domaine des biologies synthétiques. Desktop Genetics travaille également avec Editas Medicine, Horizon Discovery, Transcriptic et enEvolv. M. Perello est également membre du programme LEAP SynBio. Dans sa déclaration, il reconnaît également qu’il a reçu des fonds à titre de consultant pour Revive and Restore.

La demande d’un débat équilibré

Ce rapport cite abondamment les peuples autochtones et indigènes, conformément aux résolutions de l’UICN. Or, in fine, leur participation dans la rédaction de ce rapport est purement symbolique : l’étude a été rédigée par un groupe de personnes issues en grande majorité des pays du nord. Seules sept personnes proviennent des pays du Sud (dont un seul représentant des peuples autochtones), et trois d’entre elles ont été répertoriées comme contributeurs (sur 37).

Plusieurs ONG ont écrit le 16 juillet 2019 à la direction de l’UICN – Président, Directeur et membres du Conseil – pour demander que l’ensemble des points de vue sur cette question soit réellement abordé. Cette lettre précise tout d’abord que « la modification génétique des espèces sauvages et leur dissémination dans l’environnement est un pas important au-delà des utilisations actuelles de cette technologie (qui est actuellement principalement utilisée dans l’agriculture en Amérique du Nord et du Sud), puisqu’elle implique une tentative délibérée de modifier génétiquement des écosystèmes entiers, aux conséquences imprévisibles et potentiellement irréversibles ». La lettre cite ensuite l’objectif officiel et annoncé de ce rapport, le besoin « d’un débat équilibré, basé sur les faits, sur ce sujet important mais controversé ». Cependant, les signataires considèrent que ce rapport ne répond pas à cette exigence et soulignent « que la majorité des contributeurs (…) sont des défenseurs bien connus de la modification génétique des espèces sauvages. (…) En tant que tel, le rapport offre une perspective intéressante, mais malheureusement unilatérale, qui est inadéquate pour éclairer vos discussions politiques et ne correspond pas au ton de précaution de la Résolution 086. Nous vous suggérons respectueusement de commander un rapport égal et équivalent à ceux qui préconisent l’approche de précaution, qui remet ainsi en question [ces techniques], ce qui rendra l’évaluation conforme à la Résolution 086 ».

L’UICN n’a pour le moment pas réagi, du moins officiellement, à cette demande issue de la société civile. Nul ne sait si elle va commander un autre rapport, amender celui-ci ou si elle compte ne rien faire et présenter une vision biaisée du forçage génétique au congrès à Marseille en 2020.

[3Parmi les financeurs, on trouve notamment George Church, un ardent défenseur des biotechnologies et qui a soutenu le chercheur chinois lors de l’annonce de la naissance des jumelles génétiquement modifiées par Crispr/Cas9, [[Christophe NOISETTE, « Bébé OGM : l’OMS souhaite encadrer ces expérimentations », Inf’OGM, 12 août 2019

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