n°157 - novembre / décembre 2019

Le soja en Amérique latine : chance ou cauchemar ?

Par Christophe NOISETTE

Publié le 30/12/2019

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Les feux en Amazonie qui ont défrayé la chronique cet été ont été l’occasion de rappeler la dépendance de l’Europe au soja américain, et les méfaits de cette culture. Le Brésil, l’Argentine, mais aussi l’Uruguay, le Paraguay, la Bolivie forment ce que Syngenta a appelé dans les années 2000 « la République unie du Soja ». Le soja assure à ces pays des revenus d’exportations considérables, mais aussi des dégâts sanitaires et environnementaux…


Le soja sert principalement à nourrir le bétail. Greenpeace estime que 87 % du soja utilisé en Europe sert à l’alimentation animale : près de 50 % pour la volaille, 24 % pour les porcs, 16 % pour les vaches laitières, et 7 % pour les bovins. Avec une balance énergétique (énergie produite par rapport à l’énergie utilisée) très peu performante : l’ONG estime en effet que pour produire 100 grammes de poulet, il faut 109 grammes de soja.

La Chine, moteur de l’expansion du soja

80 % de la production mondiale de soja (363 millions de tonnes en 2018-2019) est entre les mains de trois pays : États-Unis, Brésil (123 millions de tonnes) et loin derrière, l’Argentine (53 millions de tonnes en 2018-2019) [1].

L’Union européenne est le troisième consommateur mondial de tourteau de soja (après la Chine et les États-Unis), mais plus de la moitié de la farine de soja qu’elle consomme est importée. L’appétit de la Chine pour le soja est le principal moteur de l’expansion du soja en Amérique latine au cours des dernières décennies. Plus de 70 % du soja exporté d’Amérique latine en 2016 est arrivé en Chine.

Ce qui est d’une certaine façon un curieux clin d’œil de l’histoire… En effet, le soja a été introduit pour la première fois en Amérique du Nord en provenance de Chine en 1765. Il n’est arrivé en Argentine qu’en 1882. La lenteur de sa diffusion hors d’Asie s’explique par l’absence dans les sols de ces régions des rhizobiums [2] spécifiques du soja, et la culture ne s’est vraiment développée aux États-Unis qu’au début du XXe siècle.

L’expansion du soja a ensuite été très rapide à partir des années 1990. L’Amérique du Sud couvre à elle seule environ 50 % des surfaces mondiales de production de soja. Cette surface a augmenté considérablement, passant de 17 millions d’hectares (Mha) dans les années 1990 à plus de 69 Mha en 2017.

Surfaces de soja en Amérique latine entre 2000 et 2018

Un soja OGM à 95 % en Amérique latine

L’utilisation de variétés transgéniques tolérantes à un herbicide a été un des éléments clés de cette colonisation tout azimut, car elle simplifiait la culture industrielle de cette plante sur d’immenses surfaces (épandages aériens d’herbicides). En Argentine, l’autorisation de ce soja transgénique date de 1996 et son arrivée dans les pays voisins s’est faite par contaminations progressives [3]. Actuellement, près de
95 % du soja semé est transgénique dans ces quatre pays du Cône sud (contre 77 % en moyenne mondiale en 2017, selon l’Isaaa).

Concrètement, entre 2000 et 2010, 24 millions d’hectares (soit 17 millions de terrains de foot !) de forêts, de savanes et de prairies (Amazonie, Cerrado, Chaco, Pantanal, etc.) ont été convertis en pâturages pour le bétail, puis par la suite en champs de soja. On parle beaucoup de l’Amazonie, mais ce qu’on ignore, c’est que d’autres écosystèmes sont détruits par la culture du soja. Ainsi, le Cerrado, à l’Est de l’Amazonie, une immense région très riche en biodiversité (5 % des espèces de la planète y vivent) et en écosystèmes (prairie sèche, forêt, zone humide), est actuellement le nouveau front de la déforestation. Au rythme actuel de destruction, cet écosystème naturel pourrait disparaître dans les 30 ans à venir…

Le soja a aussi entraîné un changement radical dans l’utilisation agricole des terres : parmi les nouvelles terres cultivées en soja apparues entre 2000 et 2015, les anciens pâturages représentent 79 % en Uruguay et 40 % en Argentine. Actuellement, 85 % de la superficie cultivée en soja en Argentine se trouvent dans la région de la pampa.

Changements de modes culturaux, 
conflits sociaux

Ces modifications du paysage et des modalités culturales ont d’énormes impacts sociaux. Le premier est une concurrence accrue sur la terre, donc une augmentation du prix du foncier. « Lorsque la terre est chère, les incitations économiques augmentent pour investir plus de capital et incorporer plus de technologie dans la culture afin de rendre la terre plus productive. À mesure que le soja s’étendait sur les pâturages les plus fertiles, les systèmes traditionnels d’élevage extensif se sont intensifiés. La productivité a été augmentée par une plus grande incorporation de « pâturages améliorés » (utilisation de plus d’engrais), [et] l’utilisation d’une alimentation en complément de la pâture (aliments composés de farines de protéines végétales) pour accélérer la croissance du bétail avant l’abattage. Cela a aussi favorisé la création de parcs d’engraissement avec une forte concentration d’animaux », décrit la chercheuse suédoise Matilda Baraibar Norberg dans un ouvrage intitulé « The Political Economy of Agrarian Change in Latin America », paru en 2019.

Une « agriculture sans agriculteurs » (Miguel Teubal), des exploitations de plus en plus concentrées, axées sur la technologie, spécialisées et orientées vers le commerce… et des conflits sociaux : « l’expansion des pâturages dans les zones forestières a créé des tensions et des conflits avec les communautés autochtones qui utilisent les forêts pour se nourrir, se loger et se soigner », poursuit par exemple Matilda Baraibar Norberg.

Un environnement dégradé

Avec l’adoption du soja tolérant un herbicide et son expansion rapide, il y a eu une simplification des rotations : le soja est désormais le plus souvent en rotation avec du blé (en tant que culture d’hiver), ou sans aucune culture de rotation – soja sur soja.

Certes, reconnaît Matilda Baraibar Norberg, l’agriculture sans labour permet de réduire les risques d’érosion et de dégradation du sol… Et en association avec l’utilisation d’herbicide comme le glyphosate, cette pratique a aussi permis d’économiser à la fois de la main-d’œuvre et du gasoil. Cependant, cette agriculture sans labour est, en parallèle, une monoculture, et le bénéfice acquis d’un côté a été perdu de l’autre. La monoculture et des pulvérisations d’herbicide ont en effet entraîné une dégradation des sols. La chercheuse considère aussi que « plusieurs services écosystémiques ont été perdus avec ce changement d’utilisation des sols ». Concrètement, dans le système traditionnel de pâturage des Pampas, l’érosion était maîtrisée grâce à la rotation avec les pâturages. Ces rotations remplissaient également l’objectif de la lutte contre les mauvaises herbes et de filtres à polluants. Mais avec le soja seul, vous perdez de l’azote et du phosphore et contaminez les couches. Ensuite, les terres produisent moins, ce qui oblige les agriculteurs à utiliser de plus en plus d’engrais, d’herbicides et de pesticides. Concrètement, les variétés de soja OGM sont devenues tolérantes à plusieurs herbicides (glyphosate, 2,4-D, dicamba…) pour faire face aux développements massifs d’adventices résistantes. D’où une pollution des cours d’eau très importante.

Les champs de soja peuvent atteindre plusieurs dizaines de milliers d’hectares : les pulvérisations d’herbicides se font donc souvent par avion, touchant également les villages voisins des champs. 

Christine Seghezzi, réalisatrice du film Histoire de la Plaine [4] relate que « le taux de cancer a triplé là où l’on cultive le soja et le taux de malformations congénitales, quadruplé ». Les données épidémiologiques sont rares, car intimidations et violentes attaques contre les défenseurs de l’environnement sont monnaie courante en Argentine [5].

Autres conséquences de cette expansion, la concentration (notamment fusion entre les entreprises semencières et agro-chimiques) et l’intégration verticale, aidés par le développement des régimes de propriété intellectuelle. Contrairement à la diffusion des technologies liées à la révolution verte, la « révolution des gènes » n’a pas été diffusée par des organisations publiques, mais par un groupe de plus en plus concentré d’entreprises privées géantes. 

Et l’intégration verticale va jusqu’au commerce du grain. Actuellement quatre entreprises multinationales, Archer Daniels Midland (ADM), Bunge, Cargill, et Louis Dreyfus Commodities (LDC) contrôlent près de 75 % des exportations de soja. La Chine pourrait perturber cette organisation. En 2018, COFCO (une entreprise d’État chinoise) a dépassé Cargill au Paraguay comme le plus important négociant dans le commerce du soja.

[1« Le boom du soja brésilien », La France agricole, 
2 août 2019, p.42-43

[2Bactérie fixatrice d’azote.


[5Le soja OGM : Durable ? Responsable ?, rapport publié par
 la GLS Bank, septembre 2010.

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