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Les paysans dans le marigot de la propriété industrielle

Par Frédéric PRAT, Robert Ali BRAC de la PERRIERE

Publié le 06/11/2019, modifié le 01/12/2023

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Privatiser les semences, premier maillon de la chaîne alimentaire : c’est l’obsession de l’industrie semencière, qui contrôlerait ainsi l’ensemble de l’alimentation mondiale. Une des batailles sur les droits des agriculteurs sur leurs semences aura lieu lors de la huitième réunion de l’Organe directeur du Traité International sur les Ressources Phytogénétiques pour l’Alimentation et l’Agriculture (Tirpaa), à Rome, du 11 au 16 novembre 2019. La défense des systèmes semenciers paysans, qui forment le socle de l’alimentation de la majorité des ruraux, y sera un enjeu central.

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En 2019, quatre multinationales de l’agrochimie détiennent plus de 60 % du marché mondial des semences commerciales [1], contre huit il y a seulement sept ans [2]. Bayer a racheté Monsanto ; Dow et Dupont ont fusionné et créé Corteva, leur filiale agricole ; ChemChina a racheté Syngenta ; et BASF a racheté des parties de Bayer… La concentration de l’industrie semencière s’accélère, s’appuyant sur une extension parallèle des revendications sur la propriété industrielle, permettant à ces industriels d’interdire aux agriculteurs de ressemer les variétés protégées.

En cinquante ans, le droit des brevets industriels gangrène par étape tout le monde vivant. La juriste Marie-Angèle Hermitte souligne que « depuis 1963, les partisans du brevet gagnèrent plusieurs fortins qui constituaient autant de nouvelles positions tactiques : brevets octroyés directement sur les microorganismes, et non plus sur les procédés permettant de les obtenir ; brevetabilité des cellules, assimilées à des microorganismes, et des gènes qui s’y trouvent, y compris les cellules et gènes humains… » [3].

Cette extension du brevet qui semble sans limite affecte directement les plantes cultivées. Notamment les systèmes semenciers paysans qui regorgent des ressources génétiques désormais appropriables. Les cadres juridiques se renforcent autour d’une vision instaurée dans la directive européenne 98/44 relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques réduisant le vivant à de la « matière biologique  ». Ce qui permet par la suite à l’Office européen des brevets de décider unilatéralement qu’une « plante définie par des séquences d’ADN recombinant (…) n’est plus un être vivant (…). Une définition abstraite est ouverte englobant un nombre indéfini d’entités individuelles définies par une partie de leur génotype ou par une partie que celle-ci leur a conférée » [4]. Et l’ambitieux projet de numérisation de l’ensemble des ressources génétiques de la planète fait craindre qu’elles soient toutes, à terme, privatisées [5]. M.-A. Hermitte rappelle aux législateurs que « les droits les plus absolus comme le droit de propriété, doivent assumer un horizon de ce qu’on appelle la fonction sociale du droit de propriété ». Ce qui reste aujourd’hui sans écho.

Droit sur les semences : un combat des industries contre les paysans

Les systèmes agricoles paysans autonomes en semences sont encore largement majoritaires : ils nourrissent plus de 70% de la population [6]. Ces semences paysannes, sont parfois identifiées aussi comme traditionnelles, locales, anciennes. Le réseau semences paysannes (RSP), qui réunit une centaine d’organisations soutenant l’agriculture biologique et paysanne en France, les définit ainsi : « semences sélectionnées et reproduites par les paysans dans leurs champs de production. (…) Leurs caractéristiques les rendent adaptables à la diversité et à la variabilité des terroirs, des climats, des pratiques paysannes et des besoins humains sans nécessaire recours aux intrants chimiques. Reproductibles et non appropriables par un titre de propriété, ces semences sont échangées dans le respect de droits d’usage définis par les collectifs qui les ont sélectionnées et conservées » [7]. Les semences commerciales, celles qui sont enregistrées dans des catalogues et font l’objet le plus souvent d’un droit de propriété industrielle, ne représentent quant à elles que 25 % de l’ensemble des semences utilisées dans le monde par les paysans [8]. Or ceux-ci sont sous une pression continue d’abandonner leurs semences. Ils se réunissent régulièrement dans différents coins du monde pour défendre leurs droits de plus en plus menacés. Ainsi les prochaines Rencontres internationales des semences paysannes, en Occitanie (Mèze, 7 au 9 novembre 2019), réuniront plusieurs centaines de paysannes et paysans du monde autour du cri de ralliement «  Sème ta résistance » [9].

Car l’industrie semencière s’emploie à renverser ce ratio : quoi de plus lucratif en effet que d’obliger le paysan à repasser par la « case semencier  » à chaque début de cycle agricole ? Et pour ce faire, deux principales catégories d’artifices sont employées. La première, celle des verrous biologiques que le sélectionneur introduit dans la plante : la semence récoltée à l’issue d’un cycle agricole ne regerme pas, ou la variété se dénature ; le paysan doit obligatoirement racheter sa semence, pour éviter une mauvaise récolte l’année suivante. C’est le cas notamment avec les fameuses variétés hybrides F1, majoritaires en maraîchage et pour certaines grandes cultures comme le maïs [10].

La deuxième catégorie de mesures met en œuvre des verrous juridiques. En déposant un droit de propriété sur une semence, un semencier interdit au paysan de ressemer les plantes de sa culture (cas des brevets), ou bien l’oblige à lui verser des royalties sur l’utilisation de la variété (cas des certificats d’obtention végétale – COV, mis en place par l’Union pour la protection des obtentions végétales – UPOV). Dans un autre registre, la législation instaure l’interdiction de commercialisation des semences des variétés paysannes. En effet, ces variétés sont trop hétérogènes, suivant les critères techniques exigés par l’industrie, pour être inscrites au catalogue, sésame indispensable pour pouvoir les autoriser à être sur le marché.

Photo de [Groume->https://www.flickr.com/photos/groume/7591311194/in/photostream/]

TIRPAA, des droits des agriculteurs difficilement acquis et peu appliqués

La variété moderne n’a pas été créée ex nihilo : elle est issue de variétés collectées au préalable dans les champs de ces paysans. Croisées ou génétiquement modifiées par le semencier, elle est protégée par un droit de propriété qui oblige les agriculteurs à payer pour y avoir accès. Depuis la Convention de diversité biologique (CDB) en 1992, cependant, les termes de l’échange ont été bousculés. Celle-ci, ratifiée par 196 pays – avec l’absence notable des États-Unis – reconnaît en effet la souveraineté de chaque État sur ses ressources biologiques. Dès lors, pour collecter une ressource biologique, des autorisations d’accès sont requises et un partage des avantages découlant de l’exploitation de ces ressources est obligatoire.

Drame pour les industries semencières qui, au nom du concept « de patrimoine mondial de l’humanité  », se servaient librement dans les systèmes semenciers paysans. Allait-il falloir demander l’autorisation pour chaque variété à croiser, chaque ressource génétique utilisée ? D’autant plus qu’en 1983, l’agence des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) avait promu un « engagement international sur les ressources phytogénétiques  » [11], pour d’un côté aider notamment les pays du Sud à les préserver, mais surtout pour en permettre librement des échanges internationaux en vue de les conserver ou de les utiliser pour obtenir de nouvelles variétés. Cet engagement vacillait avec la nouvelle souveraineté des États sur leurs ressources. Il fallait donc trouver un nouvel accord pour faciliter le travail des semenciers, qui s’est concrétisé dans le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’agriculture et l’alimentation (Tirpaa) en 2001.

Le nom est abscons pour les non-initiés, et reflète mal les enjeux cruciaux de société qu’il contient. En effet, le Tirpaa est le traité international des plantes cultivées, et le seul à inclure explicitement des droits pour les agriculteurs sur leurs semences. Il reconnaît « l’immense contribution des agriculteurs au développement de la richesse des ressources phytogénétiques ». Très concrètement, plus de la moitié des sept millions d’échantillons de semences stockées comme ressources génétiques dans les banques de gènes de la planète proviennent des systèmes semenciers paysans de tous les continents [12].

Avec le Tirpaa, les semenciers ont obtenu, pour 64 espèces cultivées, « un accès facilité aux matériels phytogénétiques pour les collectionneurs (privés ou publics, amateurs ou professionnels), les sélectionneurs de végétaux (semenciers, agriculteurs…), les scientifiques et les établissements d’enseignement » [13]. Le Tirpaa reconnaît également le « droit des agriculteurs de participer équitablement au partage des avantages découlant de l’utilisation des ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture, [ainsi que] le droit de participer à la prise de décisions, au niveau national, sur les questions relatives à la conservation et à l’utilisation durable des ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture » [14]. Cependant, ces droits fondamentaux dépendent des « dispositions de la législation nationale » (article 9.3 du Traité ). Ce qui oblige à construire des espaces de concertation dans chaque pays entre les organisations paysannes et l’État, sous les pressions des intérêts économiques d’une industrie semencière de plus en plus puissante.

Depuis l’entrée en vigueur du Tirpaa en 2004, des réunions de l’organe directeur du Traité ont lieu tous les deux ans, pour préciser sa mise en œuvre. Une bataille systématique oppose les intérêts des semenciers – représentés indirectement par certains pays de l’OCDE – aux droits des agriculteurs dont plusieurs pays du Sud (comme l’Équateur ou la Bolivie) se font les porte-paroles. Les pays industrialisés plaident pour un élargissement du Traité à toutes les espèces cultivées. Les paysans, eux, souhaitent simplement concrétiser leurs droits « de conserver, d’utiliser, d’échanger et de vendre des semences de ferme ou du matériel de multiplication  ».

Le jeu pipé du Groupe d’experts

La présidente de la Convergence des femmes rurales pour la souveraineté alimentaire (COFERSA), Alimata Traoré, représente plusieurs milliers de paysannes organisées dans un réseau de coopératives de femmes rurales au Mali. Son organisation est très active dans la promotion de la biodiversité cultivée pour l’alimentation, au sein de la Coordination ouest africaine des semences paysannes (COASP). Ce réseau multiplie les espaces d’échanges de semences et de savoir-faire dans toute la sous-région (formations en sélection, cases de semences, bourses, foires, ateliers). La COFERSA, avec l’ensemble des organisations de la Coordination nationale des organisations paysannes du Mali (CNOP), militent pour la reconnaissance des systèmes semenciers paysans et des droits des agriculteurs. Ce travail a conduit à instaurer récemment un cadre de concertation officiellement piloté par le ministère de l’Agriculture. Alimata Traoré a été désignée par les organisations paysannes pour les représenter dans les négociations du Groupe d’experts ad hoc chargé de promouvoir les droits des agriculteurs constitué par le Secrétariat du Traité. Elle y siège donc avec deux autres agriculteurs face à un aréopage d’une cinquantaine de techniciens chevronnés dont plusieurs experts de l’industrie. La langue de travail est l’anglais. Seule paysanne francophone, elle est soutenue par le Comité International de Planification pour la souveraineté alimentaire (CIP) pour faire entendre sa voix. Cette plate-forme mondiale autonome et auto-organisée de producteurs d’aliments à petite échelle, d’organisations de travailleurs ruraux et de mouvements sociaux et communautaires (800 organisations représentant 300 millions de personnes) a pour l’objectif de faire avancer la mise en œuvre de la souveraineté alimentaire au niveau mondial et régional. Le CIP dénonce les obstructions faites à la négociation : « Après deux réunions où l’industrie et une poignée de pays riches ont fait de l’obstruction systématique, ce groupe d’experts n’a réussi à produire qu’une grille de recensement d’expériences essentiellement techniques d’applications nationales des droits des agriculteurs. Alors que les droits trouvent leur expression d’abord dans les lois, il est très difficile d’intégrer dans cette grille les conditions politiques et juridiques de réussite de chacune de ces expériences techniques et, à ce jour, rien ne garantit la poursuite du travail de ce groupe d’experts, ni un meilleur fonctionnement  » [15].

Alimata Traoré témoigne : « les paysans d’Afrique de l’Ouest et du monde entier maintiennent et développent constamment la biodiversité à travers leurs systèmes semenciers. Ce dont ils ont besoin, c’est de la reconnaissance juridique et de la protection de ces systèmes de semences paysannes et de nos connaissances traditionnelles. Sans lois adéquates, les droits des agriculteurs ne sont pas effectifs. Cependant, nous constatons que certains membres du groupe d’experts ne veulent pas avancer et font pression pour l’extension des droits de propriété intellectuelle des obtenteurs«  [16].

Le carcan réglementaire imposé par les pays industriels à l’Afrique

Les systèmes semenciers des paysans de son pays, le Mali, assurent la disponibilité continue de la très grande majorité des semences et des plants des variétés cultivées dans les pays africains. Ils sont fondamentaux pour permettre aux communautés rurales d’assurer leur souveraineté alimentaire. Comme dans tous les pays de la région, un carcan réglementaire sur les semences est progressivement imposé par les bailleurs internationaux. Il s’exerce selon quatre registres : trois d’entre eux – commercialisation des semences, diffusion des OGM, droits de propriété industrielle sur les plantes – sont construits sur leurs dos et à leur dépens. Seul le registre de la conservation et l’utilisation durable des ressources génétiques défini par le Traité ouvre une porte pour la reconnaissance de leurs droits. Théoriquement, ces droits sont censés permettre aux paysans et paysannes qui entretiennent la biodiversité dans leurs champs de jouir pleinement d’une autonomie de gestion de leur activité semencière. Mais ces droits ne sont pas encore mis en œuvre car c’est aux États de garantir des mesures législatives et réglementaires, avec des gouvernements sous haute influence des tenants de l’économie libérale globalisée.

Dans le registre de la commercialisation des semences, le Mali fait partie des 15 États soumis à la réglementation semencière de la CEDEAO (Communauté économiques des États de l’Afrique de l’Ouest), où des efforts d’harmonisation des législations semencières sont en cours. African center for biodiversity (ACB, Centre africain pour la biodiversité), ONG sud-africaine défendant l’agroécologie et les systèmes semenciers des agriculteurs, observe que l’harmonisation des initiatives des quatre régions économiques d’Afrique en matière de législation semencière s’appuie sur des impératifs communs : réduire les coûts de transaction pour l’industrie semencière grâce à des dispositions réglementaires et commerciales similaires entre les régions et au sein des régions. Le scénario envisagé est la libre circulation des échanges de semences certifiées. L’harmonisation des réglementations semencières est conçue comme un moteur essentiel de la transformation de l’agriculture vers des systèmes agricoles industrialisés et des marchés de semences élargis. Elle soutient expressément la spécialisation, c’est-à-dire l’intégration des agriculteurs dans le système soit en tant que producteurs de semences qui doivent se conformer aux exigences du Règlement CEDEAO et se concentrer uniquement sur la production de semences, soit en tant qu’utilisateurs des semences. Dans cette vision la plupart des agriculteurs doivent acheter des semences et laisser la production des semences aux spécialistes.

L’harmonisation des réglementations favorable à l’industrie semencière concerne également les facilités de diffusion des plantes OGM. La règlementation CEDEAO sur la libre circulation des OGM vient d’être adoptée [17] sans que les organisations paysannes n’aient pu faire valoir leurs points de vue. Le Nigeria autorise déjà la dissémination de cultures de plantes OGM destinées à la consommation humaine (niébé, manioc, riz…) [18], et les pressions par les industries semencières sont très fortes. Le Burkina Faso avait en 2012 adopté une réglementation sur la biosécurité, qui lui avait permis de cultiver du coton OGM, culture abandonnée suite à de gros déboires commerciaux [19]. Sénégal [20], Bénin, Niger, Nigéria, Ghana mettent également en place de telles lois de biosécurité, déclinant la réglementation biosécurité harmonisée au niveau régional.

Dans le registre de la propriété industrielle, le Mali est membre de l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (OAPI), signataire de l’Accord de Bangui fortement inspiré du modèle français et ancré dans une économie libérale. Il s’agit d’un droit unique servant de législation nationale à tous les États membres. Aujourd’hui l’OAPI compte 17 États membres : tous les pays francophones d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique Centrale, la Guinée Bissau, la Guinée Équatoriale et les Comores. Le siège de l’organisation est à Yaoundé (Cameroun).

L’Accord de Bangui a été révisé en 1999, notamment pour répondre à la mise en conformité des accords sur les droits de propriété intellectuelle liée au commerce nouvellement institué par l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Dès l’entrée en vigueur de l’Accord de Bangui au 1er janvier 2006, le Certificat d’obtention végétale (COV) sur une variété nouvelle a fait autorité dans tous les États membres de l’OAPI. Et les critères de nouveauté, distinction, homogénéité et stabilité (NDHS), valables à l’UPOV, ont été retenus pour la protection des variétés.

La protection par un COV est un puissant instrument de propriété industrielle conforme à l’acte 1991 de la Convention UPOV. Il confère à son titulaire le droit exclusif d’exploiter la variété : la produire et reproduire, la conditionner pour reproduction, offre à la vente, commercialisation, exportation et importation. Cela s’étend aussi au produit de la récolte obtenue à l’issue d’une utilisation non autorisée du matériel de reproduction ou de multiplication de la variété protégée. Dans le système OAPI, l’exception du « privilège de l’agriculteur » d’utiliser la variété sur sa propre exploitation est une exception facultative laissant aux pays la latitude de l’accorder ou pas. Le privilège est considérablement réduit puisqu’il ne s’applique pas aux variétés fruitières, forestières et ornementales, qui sont les principales cultures d’exportation.

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Une étude sur l’efficacité du système de protection des obtentions végétales dans l’espace OAPI après dix années de fonctionnement [21] révèle cependant l’échec de ce système. L’étude souligne les difficultés d’obtention des informations, faute de structures dédiées, d’information mise à jour sur le site web, de bulletin de liaison… Le juriste Mohamed Coulibaly et ses co-auteurs ont néanmoins pu montrer que l’OAPI a reçu en dix ans 122 demandes de protection de variétés, provenant de six pays membres (seulement le tiers des pays signataires) dont seulement 51 sont en vigueur : la majorité des titres appartenant à la recherche publique est en effet tombée en déchéance pour non paiement des annuités. Ce n’est pas surprenant : incité par des bailleurs, le secteur public de recherche agricole des pays africains a été impliqué à 80% dans les premiers dépôt des demandes de COV. Or c’est ce secteur qui traditionnellement produit la grande majorité des variétés à destination des paysans, sans chercher à les valoriser commercialement, puisque ce travail correspond à leur rôle d’entité publique. Comme la protection d’une variété par COV s’élève à plusieurs milliers d’euros (taxe de demande, de publication, loyer annuel sur 25 années…), dont ne dispose pas la recherche publique, l’institution se trouve vite piégée à protéger. « L’oiseau est dans la cage » constate amèrement un responsable de la recherche malien. Le seul intérêt à payer à fond perdu serait d’obtenir une « protection défensive » contre une potentielle biopiraterie [22].

En effet, dans le système OAPI/UPOV, les chercheurs publics, comme les agriculteurs et les communautés locales qui ont fait co-évolué des variétés traditionnelles, courent le risque de s’en voir un jour dépossédés et même de ne plus pouvoir les utiliser librement du fait des droits de protection accordés aux obtenteurs sur leurs variétés à peine stabilisées (voir encadré).

Hold up de variétés paysannes : mode d’emploi

L’oignon Violet de Galmi du Niger est une variété paysanne notoirement connue. En 2006, la société semencière Tropicasem SA, une filiale de Technisem France au Sénégal, a revendiqué un droit de propriété sur cette variété. Cette revendication a été contestée par le gouvernement du Niger, alerté par ses services techniques, eux-mêmes saisis par la plateforme paysanne du Niger qui avait obtenu l’information à la Foire régionale des semences paysannes de Djimini au Sénégal [23]. L’OAPI accède à la demande du Niger et refuse d’attribuer le COV à Tropicasem sous la dénomination Violet de Galmi. La société semencière a alors renommé la variété Violet de Damani pour renouveler sa demande auprès de l’OAPI qui lui accorda finalement le COV en 2015 (N°106 du délivré le 27/02/2015). Mais les caractéristiques de la variété sont les mêmes que celles du Violet de Galmi, le Niger a donc formulé une nouvelle opposition qui est restée sans suite [24].

L’opposition entre le gouvernement du Niger et Tropicasem posait la question fondamentale de la protection d’une variété paysanne suite à un travail de sélection ayant abouti à l’homogénéisation et à la stabilisation de la variété. L’OAPI n’a examiné que la partie du problème liée à la dénomination de la variété. Elle instaure que les variétés paysannes ne peuvent pas accéder à la protection car ne répondant pas aux critères DHS. Elle confirme en outre qu’un obtenteur a le droit d’épurer et de stabiliser une variété traditionnelle sans en modifier les caractéristiques clés et obtenir un COV dessus. Cela révèle un conflit potentiel entre les traités de type UPOV et la convention sur la diversité biologique qui requiert l’accord des fournisseurs de ressources génétiques, dans le cas présent le Niger, et le partage des avantages entre l’obtenteur et ces fournisseurs, y compris les communautés locales ayant conservé la ressource en question. Il en est de même avec le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture abrité par la FAO [25].

Après dix années de fonctionnement selon l’accord de Bangui, le constat est simple : pas de structures dédiées, pas de créations massives de nouvelles variétés, pas d’émergence d’un secteur semencier privé, mais l’installation d’un grand malaise à la fois chez les organisations paysannes, les chercheurs et les législateurs nationaux peu convaincus. La greffe du système UPOV, déjà critiqué au Nord, « pensé en ayant à l’esprit les systèmes agricoles des pays développés » [26] n’a absolument pas prise, mais malgré ses échecs patents, l’OAPI s’obstine : elle a lancé le 23 septembre à Lomé (Togo), le projet de renforcement et de promotion du système de protection des obtentions végétales (PPOV) [27].

Évolution grandissante de l’appropriation par les droits intellectuels sur le vivant

Cependant pour les industriels des semences, l’avenir est dans le brevet. La directive européenne 98/44 relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques a donné une extension considérable aux brevets portant sur des séquences d’ADN. Elle adopte comme principe général que la protection conférée par le brevet à une matière biologique ou à une information génétique s’étend à tout ce qui comporte cette matière et cette information. Aussi, les revendications d’appropriation par brevet se multiplient. Grâce aux nouveaux algorithmes des big data, il devient facile d’établir des liaisons entre des données d’informations génétiques et des nouveaux caractères de plantes ainsi que les produits identifiés par ces techniques. Toutes sont susceptibles d’être brevetées. Dès lors, souligne Guy Kastler, délégué de la Via Campesina, co-coordinateur du groupe de travail sur l’agrobiodiversité du CIP, « si les brevets et l’accès aux marchés sont toujours accordés sans obligation de fournir l’information sur l’origine des ressources génétiques et des informations de séquençage numérique utilisées pour élaborer les produits brevetés et mis en marché, aucun partage équitable des avantages ne pourra plus être réalisé. (…) Cet accès libre aux informations de séquençage numérique annonce la mort du consentement préalable informé et du partage des avantages mis en place par la CDB (…) ou par le Système multilatéral d’accès facilité du TIRPAA [28] ». À ce sujet, La Via Campesina s’interroge : « Faut-il accepter la disparition programmée du Traité international sur les semences ?«  [29].

Droits des paysans : la Déclaration des Nations unies

Faire émerger un nouveau système plus éthique alors que le bastion de la propriété industrielle gangrène le monde vivant reste une gageure. Cependant, un nouveau texte des Nations unies est venu renforcer en décembre 2018 le maigre arsenal législatif international pour défendre les droits des paysans : la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales [30]. Cette déclaration est le résultat de plus de 20 années d’un combat acharné des paysans dont La Via campesina, avec le soutien d’ONG comme FIAN et le CETIM. Elle a bénéficié des contributions des rapporteurs spéciaux pour le droit à l’alimentation du Conseil des droits de l’homme à l’ONU, d’abord Jean Ziegler puis Olivier de Schutter, et d’un appui sans faille de Evo Morales, président de la Bolivie qui présidait alors le groupe de travail intergouvernemental [31].

Dans cette déclaration, l’article 19 détaille l’ensemble des engagements des États dans les différents textes internationaux, dont le Tirpaa, sur les droits des agriculteurs sur les semences. Il stipule notamment que «  les paysans et les autres personnes travaillant dans les zones rurales sont titulaires du droit aux semences, conformément à l’article 28 de la présente Déclaration, droit qui englobe : (…) d) Le droit de conserver, d’utiliser, d’échanger et de vendre des semences de ferme ou du matériel de multiplication ». Et il s’adresse également aux États : « 6. Les États prendront des mesures appropriées pour appuyer les systèmes de semences paysannes et favoriseront l’utilisation des semences paysannes et l’agrobiodiversité. (…) 8. Les États veilleront à ce que les politiques concernant les semences, les lois relatives à la protection des obtentions végétales et les autres lois concernant la propriété intellectuelle, les systèmes de certification et les lois sur la commercialisation des semences respectent et prennent en compte les droits, les besoins et les réalités des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales ».

Réuni à Dakar, en juillet 2019, le groupe africain de la société civile qui prépare la réunion de l’organe directeur du Tirpaa de novembre, a encouragé les organes du Traité à interpréter les notions des droits des agriculteurs dans une approche conforme à cette Déclaration sur les droits des paysans, suite à un constat clair : «  les paysans et paysannes (…) fournissent la quasi-totalité des échantillons des semences des banques de gènes, nationales et internationales. Ils représentent plus de la moitié de la population de l’Afrique, soit au moins un demi-milliard d’êtres humains. En tant que continent le plus rural, où la moitié de la population est agricole, jeune et féminine, la reconnaissance des droits des femmes paysannes et des efforts pour inclure les jeunes dans les programmes sont les conditions de succès de la mise en œuvre du Traité  » ont-ils notamment déclaré. Rendez-vous à Rome mi-novembre pour savoir s’ils seront entendus.

[1Global Seed Industry Changes Since 2013, Philip H. Howard, 2018.

[2Who will control the green economy ?, dec. 2011, ETC Group, p.22.

[3L’emprise des droits intellectuels sur le monde vivant, Éditions Quae, Marie-Angèle Hermitte, 2016.

[4Ibid.

[8Who will feed us ?, Op. Cit.

[10La planète des clones, Jean-Pierre Berlan, Ed. La lenteur, juin 2019, 16 euros

[12FAO, 2010, Le Deuxième Rapport sur l’état des ressources phytogénétiques pour l’agriculture et l’alimentation dans le monde.

[14Ibid.

[15Communiqué du CIP.

[16Ibid.

[18Jean Gecit, « Au Nigeria, une nouvelle variété de niébé qui va rapporter gros », Commodafrica, 14 juin 2019.

[19Rémi Carayol, « Bataille autour des semences transgéniques en Afrique », Le Monde diplomatique, septembre 2017.

[21Mohamed Coulibaly et coll.,Faillite de la protection intellectuelle des obtentions végétales : 10 années d’UPOV en Afrique francophone, document de travail, APBREBES, BEDE, 2019.

[22Voir « Porte ouverte au biopiratage », Guy Kastler, Le Monde diplomatique, avril 2006.

[24Entretien de l’auteur avec Ousmane Abdou, point focal OAPI au Ministère de l’agriculture du Niger, 30 nov 2016.

[26Carlos M. Correa et al. La protection des obtentions végétales pour les pays en développement : Un outil pour mettre au point un système de protection des obtentions végétales sui generis comme alternative à l’Acte de 1991 de la Convention UPOV, APBREBES, 2015. p.29.

[28Extrait CIP Point n° 4 de l’ordre du jour – « Information sur la séquence numérique« , 2019.

[29voir leur communiqué de presse.

[31Sur la genèse et l’accouchement de cette Déclaration, voir p.56 et suivantes de La Déclaration de l’ONU sur les droits des paysan.ne.s, Outil de lutte pour un avenir commun, Coline Hubert, CETIM N°42, Genève, 2019.

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