n°156 - juillet / octobre 2019Interview / débat contradictoire

Une apiculture malade de l’intensification agricole

Par anne.furet@unaf-apiculture.info

Publié le 05/11/2019

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L’apiculture mondiale se porte mal. Anne Furet, juriste à l’Union nationale de l’apiculture française (UNAF), nous en explique les principales raisons. Clin d’oeil spécial 20 ans : c’est avec plaisir que nous retrouvons dans nos colonnes notre ancienne salariée juriste d’Inf’OGM…

Inf’OGM – Comment se porte l’apiculture en France ?  

Anne Furet (UNAF) – Il est difficile de répondre en une phrase à cette question.

En apiculture, nous faisons face à une difficulté structurelle, qui est celle de la santé de nos abeilles de plus en plus fragilisée par un environnement de moins en moins viable. L’usage des pesticides en France, qui ne faiblit pas, est évidemment une des causes prépondérantes de cette situation. On se retrouve ainsi avec des mortalités moyennes annuelles de 30% au niveau national. C’est énorme et cela touche tant les petits apiculteurs que les gros. L’année dernière, l’hiver a été particulièrement difficile puisque ce taux de 30% a été constaté sur la seule période hivernale (4 mois environ) selon une enquête du ministère de l’agriculture. Paradoxalement, malgré un cheptel très affaibli en sortie d’hiver 2017/2018, les conditions météo ont offert aux apiculteurs français une saison 2018 très bonne, avec une production exceptionnelle de miel. Les apiculteurs français ont ainsi produit en 2018 près de 20 000 tonnes de miel, quand les autres années, on atteignait péniblement les 10 000 tonnes. Au contraire, ce printemps, beaucoup de régions déplorent l’absence de miel du fait d’une météo capricieuse qui a empêché pour beaucoup les miellées d’acacia, ou de tilleul par exemple… La production de miel est donc très dépendante des évènements climatiques.

Au-delà de ces questions environnementales, les apiculteurs professionnels se heurtent à des difficultés de marché. La France importe plus des trois quarts des miels qu’elle consomme (environ 35 000 tonnes sur une consommation totale de 45 000 tonnes). Certains pays d’origine pratiquant les prix les plus bas, à commencer par la Chine, sont souvent épinglés pour des fraudes comme l’ajout de sirop de sucres. En 2018, le miel chinois se commercialisait à 1,30€ le kg, le miel ukrai­nien à 1,88€. Ces prix sont bien en dessous des coûts de production du miel français, aux alentours de 4,50€ par kg. Face à cette concurrence déloyale, les apiculteurs français ont d’énormes difficultés à écouler certains tonnages de miel.

C’est pourquoi l’UNAF et d’autres syndicats apicoles se sont unis pour obliger à un étiquetage précis des pays d’origine du miel. Cet étiquetage garantira la transparence de l’information pour le consommateur et nous l’espérons, aidera les miels français. Nous encourageons les lecteurs d’Inf’OGM à signer la pétition sur https://mielinfrance.agirpourlenvironnement.org.

Pouvez-vous nous en dire plus sur les causes de l’effondrement des colonies ?

Comme déjà dit, les taux de mortalité sont importants. Mais ce ne sont pas les seuls symptômes d’un affaiblissement global des abeilles. Un seul exemple très parlant : autrefois, dans une ruche, la reine restait féconde pendant cinq ans en moyenne. Aujourd’hui, elles peinent à atteindre deux années, probablement le signe d’une perte de fertilité des mâles et des reines, un phénomène de plus en plus documenté dans la littérature scientifique.

Tout le monde s’accorde à dire aujourd’hui que cet affaiblissement est multifactoriel, mais cela ne doit pas permettre de noyer le poisson car certaines causes jouent un rôle plus important que d’autres. Parmi les différents facteurs, les pesticides, les bioagresseurs (comme le varroa), le frelon asiatique qui se nourrit des butineuses et paralyse les ruches avec son vol statique, le changement climatique, le manque de ressources florales liés à l’uniformisation des paysages, etc. En 2015, l’Anses a produit un rapport sur la coexposition des abeilles aux facteurs de stress. Ce rapport conclut : « La présence de nombreux agents infectieux (parasites dont Varroa en tout premier lieu, bactéries, champignons, virus) au sein des colonies, souvent asymptomatiques au départ, et leur exposition aux pesticides de diverses origines et mécanismes d’action (insecticides, fongicides et acaricides en particulier) entraînent selon toute vraisemblance le passage d’un état de santé normal à l’expression de pathologies conduisant à l’effondrement de la colonie ». Cette phrase illustre pour nous avec justesse la complexité du phénomène et le rôle indéniable de la contamination chimique de notre environnement. 

Y a-t-il des liens entre les VrTH (colzas / tournesols mutés) et l’effondrement des colonies ?

Nous ne réalisons pas de veille scientifique spécifique en la matière. À notre connaissance, il y a eu l’expertise collective Inra/CNRS de 2011 [1], qui révélait que le principal problème posé par ces variétés résistantes aux herbicides était la perte de biodiversité et de ressources mellifères induite par l’usage des herbicides. Depuis 2014, nous sommes extrêmement attentifs aux remontées de nos adhérents en matière de colzas et tournesols mutés. Mais pour l’heure, nous ne disposons pas d’éléments précis. 

Que font l’État et l’Union européenne pour soutenir cette filière ? Est-ce que ces actions sont pertinentes et suffisantes ?

L’Union européenne est une vaste machine qui agit sur différents plans. Comme d’autres filières agricoles, les apiculteurs bénéficient d’aides européennes. Pour l’apiculture, il s’agit du Programme Apicole européen, qui finance des aides à la transhumance ou à la reconstitution du cheptel, des actions de recherche, des analyses de miel, etc. Mais au regard de l’enveloppe consacrée à l’agriculture, ces aides sont ultra-marginales. Elles n’interviennent que très peu dans le revenu des apiculteurs et ces derniers vivent essentiellement de la vente de leurs produits. 

L’Europe est également compétente en matière de pesticides. Elle a récemment interdit l’usage de trois insecticides néonicotinoïdes, les insecticides les plus toxiques à ce jour pour les abeilles, une première mondiale pour une si vaste zone.

D’un autre côté, sur l’évaluation de l’impact des pesticides, nous avons assisté ces derniers mois à un véritable fiasco. Le Bee guidance document, document d’orientation réalisé par l’EFSA en 2013, vise à améliorer l’évaluation de l’impact des pesticides sur les abeilles. Il prend en compte toutes les voies d’expositions possibles des pollinisateurs, la toxicité chronique des pesticides, les effets sublétaux pour les abeilles (c’est-à-dire ceux qui ne tuent pas directement la colonie mais l’affaiblissent comme les effets sur la reproduction ou l’orientation des abeilles). C’est à ce jour le document le plus abouti au niveau européen pour évaluer la santé des abeilles. S’il était appliqué, il y a de grandes chances qu’une part significative des problèmes que l’apiculture rencontre avec les pesticides disparaîtrait. Mais, malgré une proposition de la Commission européenne pour appliquer ce document, les États s’y opposent. On se dirigerait au niveau européen vers un report aux calendes grecques de l’évaluation des effets chroniques et sublétaux des pesticides sur les abeilles. Un scandale. Ne parlons même pas des pollinisateurs sauvages, complètement délaissés… Preuve supplémentaire de l’abandon des ambitions européennes en matière de protection d’abeilles : la Commission a dernièrement saisi l’EFSA d’une demande de révision de ce Bee guidance document

Que se passerait-il réellement si les abeilles venaient à disparaître ?

Les abeilles et les pollinisateurs sont responsables de la pollinisation de 85% des plantes cultivées en Europe. Cela représente, avec le concours des autres pollinisateurs sauvages, 35% de nos ressources alimentaires. Si elles disparaissaient, notre alimentation serait extrêmement pauvre. Et la biodiversité sauvage serait également touchée, car 84% des plantes à fleurs répertoriées sur notre terre ont besoin des abeilles. 

Au-delà des abeilles, où en est-on de la disparition des espèces butineuses ?  

Au-delà de l’abeille mellifère, la situation des autres pollinisateurs est très alarmante. On a tous en tête cette étude allemande de 2017 qui fait état de la disparition de 75% de la biomasse volante entre 1989 et 2013. En d’autres termes, sur 25 ans, en Allemagne, dans des zones plutôt naturelles, les trois quarts des insectes volants ont disparu. C’est effroyable… Cette étude était la première à venir documenter ce phénomène des pare-brises propres : contrairement à quelques années en arrière, on n’a plus besoin aujourd’hui de nettoyer son pare-brise lorsqu’on fait de grands trajets. On sait que les autres espèces de pollinisateurs sont souvent plus vulnérables et fragiles que l’abeille mellifère. On compte près de 2 000 espèces d’abeilles en Europe. Selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), au moins 10% de ces espèces sont en voie d’extinction, soit a minima  200 espèces d’abeilles d’Europe. Mais la situation pourrait en réalité être bien pire : pour la moitié des espèces d’abeilles, on ne dispose pas de données de suivi… 

On sait que le modèle agricole actuel est en grande partie responsable de cette situation : usage des pesticides, perte de biodiversité florale et perte des habitats. Il faut donc donner un vrai coup de volant pour réorienter ce système. Les négociations en cours sur la future PAC sont un levier à activer et l’UNAF contribue aux travaux de la Plateforme pour une autre PAC, qui réunit des organisations paysannes, environnementales et de solidarité internationale pour peser sur ces débats. 

[1Variétés végétales tolérantes aux herbicides, Expertise scientifique collective CNRS et INRA, Effets agronomiques, environnementaux, socio-économiques, nov. 2011

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