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Quelles limites au brevet européen sur le vivant ?

Par Zoé JACQUINOT

Publié le 10/04/2019

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En décembre 2018, l’Office européen des brevets (OEB, aussi connu sous son sigle anglais EPO) rétablissait la possibilité de breveter les produits végétaux et animaux issus de procédés essentiellement biologiques, malgré un contexte juridique et politique complètement défavorable. Suite aux inquiétudes et différents rappels exprimés au niveau européen, le Conseil d’administration de l’OEB en a discuté avec l’ensemble des représentants des États parties à la Convention sur le brevet européen. Objectif : étudier les suites à donner à cette décision controversée pour trouver une solution permettant de mettre fin à cet imbroglio.

Le 5 décembre 2018, la chambre des recours techniques de l’Office européen des brevets rendait sa décision dans une affaire qui opposait Syngenta au comité d’examen du même OEB (voir l’encadré qui présente l’OEB à la fin de cet article). Ce dernier avait refusé d’accorder à l’entreprise un brevet sur un poivron doté de qualités nutritionnelles améliorées.

Pour le comité d’examen, ce poivron ne pouvait pas être breveté car il s’agissait d’une plante obtenue exclusivement au moyen de procédés essentiellement biologiques, c’est-à-dire des procédés consistant intégralement en des phénomènes naturels tels que la culture et la sélection.

Ainsi, le poivron ne pouvait pas faire l’objet d’un brevet en vertu de la nouvelle règle 28.2 du règlement d’exécution de la Convention sur le brevet européen prohibant la délivrance de brevets sur les plantes et animaux obtenus de cette manière (voir encadré ci-dessous).

Cependant, la chambre des recours techniques en a jugé autrement et a considéré que ce poivron, et par conséquent tous les produits issus de tels procédés, sont bien brevetables au regard du droit européen des brevets.

Controverses pour les produits issus de procédés essentiellement biologiques

En 2010, l’OEB a reconnu le principe de la non brevetabilité des procédés essentiellement biologiques, par ailleurs inscrite dans le droit utilisé par l’Office [1]. Mais l’OEB a depuis su élargir le champ de la délivrance des brevets sur le vivant en accordant des brevets, non sur des procédés essentiellement biologiques, mais sur des plantes et des graines obtenues exclusivement par de tels procédés [2].

L’OEB considérait en effet qu’aucun des textes qui s’imposent à lui juridiquement n’interdit que les produits de ces procédés soient brevetables [3].

Le Parlement européen adoptait alors une résolution en 2012 qui enjoignait «  l’Office européen des brevets à exclure également de la brevetabilité les produits dérivés de l’obtention classique et toutes les techniques classiques d’obtention […] et le matériel génétique utilisé pour l’obtention classique » [4].

Mais en 2015, avec les décisions dites Brocoli II et Tomate II [5], l’OEB persiste à considérer que l’exclusion ne s’étend pas aux produits issus de ces procédés. C’est alors au tour de la Commission européenne, dans un avis rendu en 2016, de rappeler qu’il faut interpréter la directive 98/44/CE en intégrant l’intention du législateur pour parvenir à la conclusion que « les plantes exclusivement obtenues par des procédés essentiellement biologiques ne peuvent pas être l’objet de brevet » [6] [7]. Un rappel d’importance puisque la plupart des pays parties à l’OEB sont soumis à cette directive car ils sont également des États membres de l’Union européenne. Par contre, cet avis de la Commission ne lie pas juridiquement l’OEB.

Pour satisfaire à cet avis, le Conseil d’administration de l’OEB modifie néanmoins en 2017 le Règlement d’exécution de la Convention sur le brevet européen afin d’intégrer l’interdiction de brevetabilité sur les animaux ou végétaux obtenus exclusivement au moyen d’un procédé essentiellement biologique [8]. Mais rien n’y fait.

Exclusion de brevetabilité ? Ben… finalement, non !

En décembre 2018, la chambre des recours techniques saisie par Syngenta [9] juge que l’exclusion de la brevetabilité décidée par le CA de l’OEB ne peut pas s’appliquer. Car en excluant les produits issus de procédés essentiellement biologiques via la règle 28.2 du règlement d’exécution, un conflit serait apparu avec l’article 53.b de la Convention Européenne sur le Brevet (CBE) qui n’exclut de la brevetabilité que les procédés essentiellement biologiques [10]. Or, en cas de conflit interne, ce sont les dispositions de la Convention qui prévalent (en vertu de l’article 164.2 de la CBE, voir encadré ci-dessous).

Performatif mais très efficace, cet argument de forme invalide donc la décision prise par le Conseil d’administration d’exclure de la brevetabilité les produits issus des procédés essentiellement biologiques.

Droit positif de l’OEB depuis juillet 2017


Convention sur le brevet européen

Article 53 – Exceptions à la brevetabilité

« Les brevets européens ne sont pas délivrés pour :

b) les variétés végétales ou les races animales ainsi que les procédés essentiellement biologiques d’obtention de végétaux ou d’animaux, cette disposition ne s’appliquant pas aux procédés microbiologiques et aux produits obtenus par ces procédés
 »

Article 164 – Règlement d’exécution et protocoles

« (2) En cas de divergence entre les dispositions de la présente convention et celles du règlement d’exécution, les dispositions de la convention prévalent. »

Règlement d’exécution de la Convention sur la délivrance de brevets européens

Règle 28 – Exceptions à la brevetabilité

« (2) Conformément à l’article 53b, les brevets européens ne sont pas délivrés pour des végétaux ou animaux obtenus exclusivement au moyen d’un procédé essentiellement biologique. »

Comment imposer cette exclusion à la brevetabilité ?

Les réactions ne se sont pas faites attendre contre cette décision [11] qui élargit les possibilités de l’appropriation privée des ressources génétiques. Mais comment concrétiser ces réactions pour inverser la tendance et enfin réussir à imposer la non brevetabilité des produits issus de procédés essentiellement biologiques ?

Plusieurs pistes sont possibles mais les procédures qui semblent les plus contraignantes sont aussi les plus longues et les plus incertaines : attaquer en justice devant les Cours nationales puis peut-être devant le juge européen [12] ? Ou encore modifier la directive 98/44 pour y inscrire textuellement l’interdiction de brevetabilité des produits issus de procédés essentiellement biologiques ? Ou modifier la Convention sur le brevet européen avec l’accord des parties contractantes ? Le fruit de la décision de décembre aurait nécessité un débat politique interne à l’OEB plus tôt car le Conseil d’administration seul n’a pas le pouvoir de prendre une décision modifiant la Convention sur le brevet européen, seule la Conférence des États contractants le peut.

Mais toutes ces pistes promettraient des débats ardents durant lesquels les brevets contestés pourraient néanmoins continuer à être délivrés.

Ouverture d’un dialogue et pistes de changement interne

Et justement l’OEB, le 29 mars 2019 (voir encadré ci-dessous) annonce l’ouverture d’un dialogue avec les parties à la Convention sur le brevet européen pour aboutir rapidement à une solution acceptable pour tous et remédier à l’insécurité juridique qu’entraîne la situation. La piste envisagée est celle proposée par le Président de l’OEB, Antonio Campinos, de déférer l’affaire à la Grande Chambre des recours, l’instance en dernier recours, pour que celle-ci tranche la question « en tenant compte des développements juridiques récents ». Cette proposition a reçu l’appui de la quasi totalité des États contractants.

Traduction (non officielle) de la communication de l’OEB du 29 mars 2019


« Lors de la 159e session du Conseil d’administration, les représentants des 38 États contractants de l’OEB ont discuté ensemble avec l’OEB de la nécessité de trouver une solution à court terme à la suite de la décision T 1063/18.

Les États contractants ont exprimé leurs préoccupations quant à l’incertitude juridique engendrée par la décision T 1063/18 (affaire du 5 décembre 2018 sur le poivron). Le président de l’OEB a estimé qu’un renvoi de l’affaire par le président à la Grande Chambre de recours est justifié et nécessaire. Le but est d’obtenir l’avis de la Grande Chambre de recours sur la brevetabilité de plantes obtenues exclusivement par des procédés essentiellement biologiques, en tenant compte des développements juridiques récents (interprétations et déclarations de la Commission européenne, du Conseil de l’Union européenne, du Parlement européen et du Conseil d’administration de l’OEB sur l’interprétation de la Convention sur le brevet européen et de la bio-directive européenne (sic) [98/44/CE], toutes concluant qu’il ne devrait pas y avoir de brevetabilité dans ce cas).

La proposition du président a reçu un appui large et écrasant de la quasi-totalité des États contractants. Le président Antonio Campinos a annoncé que l’OEB procéderait rapidement au dépôt de la requête. L’OEB s’efforce de rétablir la sécurité juridique pleinement et rapidement dans l’intérêt des utilisateurs du système de brevet européen et du grand public
 »

Source : EPO Contracting States discuss next steps regarding the patentability of plants obtained by essentially biological processes, https://www.epo.org/news-issues/news/2019/20190329.html

(Les États parties de l’OEB discutent des prochaines étapes concernant la brevetabilité des plantes issues des procédés essentiellement biologiques).

Le 8 avril 2019, une représentante de l’OEB intervenait à la commission parlementaire européenne de l’agriculture et du développement rural [13]. Elle a notamment rapporté qu’il reste 19 appels en cours devant la chambre des recours technique, quatre procédures d’opposition et environ 250 affaires encore au stade de l’examen devant la division d’examen qui concernent l’application de la règle 28. La décision du Président de l’OEB aurait pour effet de suspendre toutes ces procédures dans l’attente de la décision de la Grande Chambre des recours, pas attendue avant la fin de l’année a minima. La représentante rappelle également que les tiers intéressés peuvent s’exprimer dans les procédures de recours grâce aux amicus curiae [14].

Certains parlementaires se posent néanmoins des questions face aux rebondissements permanent qui concernent un sujet sur lequel la position des États et de l’Union européenne est pourtant claire depuis un certain nombre d’années. Par exemple, pourquoi la chambre des recours techniques n’a pas dès l’origine déféré l’affaire à la Grande chambre des recours ? Y a-t-il une stratégie ? La composition de la chambre des recours a également été questionnée.

La pression qu’exerce l’Union européenne et les différentes parties à la Convention en faveur de la non brevetabilité des produits issus de procédés essentiellement biologiques dessine une ligne directrice et un objectif clairs pour l’OEB. Il reste maintenant à attendre de savoir quelle procédure formelle va réellement être mise en place et quels en seront ses effets.

L’Office européen des brevets


L’Office européen des brevets a été créé en 1977 grâce à la Convention sur le brevet européen afin de faciliter la protection des droits de propriété en Europe en l’uniformisant. C’est une institution de droit international indépendante de l’Union européenne (bien que tous les États membres l’aient ratifié), car elle rassemble aussi des membres extra européens (Suisse, Islande, Turquie…).

L’OEB profite de cette indépendance pour rentabiliser au maximum ce pour quoi elle a été créée et qui la finance : accorder des brevets. Pour cela, elle a su élargir le champ de délivrance de brevets malgré certaines interdictions légales comme l’impossibilité de breveter des variétés végétales, des races animales et des procédés essentiellement biologiques. Le travail de cette institution est extrêmement critiqué car il permet à des entreprises d’adopter des stratégies d’appropriation du vivant en accordant des brevets sur les informations génétiques.

[1Affaires dites Brocoli et Tomate G 2/07 et G 1/08. La Convention sur le brevet européen contient cette exception dans son article 53b et la directive 98/44/CE, ratifiée par l’OEB en 1999, dispose que, article 4 « ne sont pas brevetables : 1. les variétés végétales et les races animales ; 2. les procédés essentiellement biologiques pour l’obtention de végétaux ou d’animaux » et article 2.2 qu’un « procédé d’obtention de végétaux ou d’animaux est essentiellement biologique s’il consiste intégralement en des phénomènes naturels tels que le croisement ou la sélection ». Sur cette affaire, voir : Anne-Charlotte MOY,
Guy KASTLER, « Contestation d’un brevet sur le brocoli : un frein dans la course à la privatisation du vivant ? », Inf’OGM, 25 mai 2011

[3À charge de respecter également les conditions d’invention et de nouveauté nécessaires pour obtenir un brevet

[5Affaires G 2/12 et G 2/13 du 25 mars 2015 en vertu de l’article 53b de la Convention sur le brevet européen

[6Avis C 411/03 du 3 novembre 2016

[8OJ EPO 2017A56]. Dès lors la décision sera critiquée pour son insuffisance et ne freine pas grandement les brevets portant sur le vivant. Voir par exemple la question parlementaire E-004187/2018 rapportant la délivrance de brevets sur six variétés de plantes obtenues par des techniques de sélection conventionnelles, et lire à ce sujet : Charlotte KRINKE, « Brevets européens sur le vivant : un garde-fou insuffisant », Inf’OGM, 12 juillet 2017

[10Tel qu’interprété par la Grande Chambre des recours dans les décisions G 2/12 et G/13 dites Tomate II et Brocoli II

[11Communiqué de la Coordination européenne Via Campesina du 14 décembre 2018 et celui de No Patents on seeds du 5 décembre 2018. Mais aussi une communication de la délégation des Pays-Bas au Conseil de l’Union européenne du 18 mars 2019 en faveur d’une interprétation empêchant la brevetabilité du vivant appuyée par beaucoup d’autres délégations.

[12Réponse à une question parlementaire n°180/19 du 7 mars 2019. Dans l’Union européenne des pays ont inscrit dans leur droit national l’interdiction de breveter les produits de procédés essentiellement biologiques : les Pays-Bas, l’Allemagne et la France (dans la loi pour la reconquête de la biodiversité de la nature et des paysages de 2016, mais cette protection ne s’étend pas jusqu’aux caractères natifs). Des projets d’inscription sont en cours, par exemple au Portugal et en Serbie.

[14« L’expression« amicus curiae », désigne la personnalité que la juridiction civile peut entendre sans formalités dans le but de rechercher des éléments propres à faciliter son information« , source : Dictionnaire du droit privé

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