En décembre 2017, l’organisme gouvernemental sur les normes alimentaires pour l’Australie et la Nouvelle-Zélande (FSANZ) a autorisé la commercialisation d’un riz doré génétiquement modifié, le GR2E. Ce riz produit de la provitamine A (ou bêta-carotène) dont la carence peut provoquer une cécité (voir encadré ci-dessous).
Un riz pas assez doré
En mars 2018, le Canada a également autorisé ce riz [3], suivi, fin mai, par les États-Unis. Dans tous les cas, ces pays assurent qu’il ne s’agit pas d’autoriser la culture, mais uniquement la commercialisation, de façon à ne pas entraver le commerce international en cas de présence fortuite dans les importations provenant de certains pays asiatiques où ce riz est destiné à être cultivé et consommé [4].
Ce riz n’est qu’un exemple des nombreuses variétés que les scientifiques et sélectionneurs développent, avec plus ou moins de succès, pour lutter contre les carences en micronutriments [5].
En Ouganda, une nouvelle variété de patates douces non OGM, enrichie en vitamine A, a été distribuée en 2012 à plus de 10 000 familles paysannes. Résultat : selon HarvestPlus (le programme qui gère la biofortification [6]), à l’origine de cette distribution, « les niveaux de vitamine A ont augmenté chez les enfants ougandais, ce qui les rend visiblement plus sains qu’avant » [7]. Du coup, pour Robin Buruchara, directeur régional pour l’Afrique du Centre international d’agriculture tropicale (Ciat) [8], qui collabore avec 30 pays d’Afrique de l’Est et australe, « la question n’est plus de savoir si c’est possible et sans danger ou si les rendements s’en trouvent accrus, mais plutôt comment faire pour que cet aliment soit distribué à tous les enfants du continent africain » [9]. Des « évaluations » positives de cet acabit émaillent les nombreux documents en provenance de HarvestPlus et les critiques sont difficiles à dénicher. Qu’en est-il vraiment ?
Nombreuses carences en micronutriments
Le constat de ces carences, appelées « faim cachée », est bien connu : selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), 155 millions d’enfants dans le monde seraient atteints de retard de croissance [10] du fait d’une alimentation insuffisante, d’un régime pauvre en vitamines et en minéraux, de soins inadéquats et de maladies. Le ralentissement de la croissance se répercute sur le développement du cerveau et l’enfant atteint d’un retard de croissance éprouve des difficultés à assimiler les connaissances [11]. Les vitamines et les minéraux jouent un rôle essentiel dans le régime alimentaire pour renforcer l’immunité et un développement en bonne santé.
Pas de mystère, ces personnes carencées sont surtout originaires d’Afrique, d’Asie du Sud-Est [12] et de certaines parties d’Amérique latine [13]. Un problème de production alimentaire, parfois, notamment insuffisamment diversifiée, mais aussi beaucoup un problème d’accès solvable à une alimentation saine, comme l’a montré le prix Nobel d’économie Amartya Sen, dès les années 90 [14].
Dans un premier temps, les solutions préconisées étaient d’apporter une supplémentation en minéraux et vitamines, par deux voies : via des compléments alimentaires (sous forme de pilules par exemple) ; et/ou en mélangeant ces compléments au cours de la transformation industrielle des aliments (par exemple en ajoutant du fer à de la farine [15]). Mais cette dernière solution, même si elle est d’un coût modique [16], n’est pas durable, puisqu’il faut, année après année, apporter ces compléments en nutriments. « De plus, commente pour Inf’OGM Claire Mouquet-Rivier, nutritionniste à l’IRD [17], elle nécessite d’identifier un aliment consommé par tous et transformé de manière centralisée (de façon à ce qu’il y ait un endroit où l’on puisse ajouter le fortifiant), ce qui n’est pas du tout évident dans de nombreux pays d’Afrique subsaharienne ».
Il faudrait donc, dans une perspective plus large et plus durable, que « ces exigences nutritionnelles [soient] remplies par un régime alimentaire riche en fruits, en légumes et en protéines » [18], selon Thom Sprenger, ancien responsable mondial des Alliances stratégiques pour HarvestPlus. Mais il s’empresse d’ajouter « les prix de ces aliments indispensables étant actuellement hors de la portée des plus pauvres, nous devons donner à ces populations des solutions abordables qu’elles peuvent contrôler. La biofortification offre cette possibilité ». Les principaux acteurs de HarvestPlus prennent tous soin de ne pas présenter la biofortification comme LA solution aux carences alimentaires, mais comme « une première étape essentielle qui permettra aux familles pauvres d’améliorer leur nutrition et leur santé de façon durable" [19].
Un projet nécessairement pluridisciplinaire
Les projets de biofortification sont complexes. En effet, plusieurs conditions doivent être réunies pour qu’un tel projet fonctionne : bien sûr, les variétés obtenues doivent être plus riches en micronutriments, et pouvoir pousser avec des rendements satisfaisants dans les environnements envisagés [20]. Mais pour que les sélectionneurs et agronomes travaillent efficacement, ils doivent connaître les taux d’enrichissement nécessaires et assimilables par la population : c’est le rôle des études de nutrition. Il faut aussi mesurer les éventuelles pertes de ces nutriments au cours des processus de stockage, transport et transformation, bref, s’assurer des quantités qui arrivent effectivement dans les assiettes des consommateurs : des projets de mesures nutritionnelles vont en ce sens.
Les populations cibles, pour prévenir les carences [21], sont essentiellement les enfants, et les femmes enceintes et allaitantes. À chaque fois, on mesure les niveaux de satisfaction des « besoins quotidiens moyens estimés » obtenus, en fonction des micronutriments. Par exemple, des études montrent que le zinc du maïs et du riz biofortifiés fournit entre 60 et 80 % de ces besoins ; et que la provitamine A fournit 100 % des besoins dans le cas de la patate douce orange [22]. Mais l’accès par l’organisme à ces nutriments dépend beaucoup des modes de préparation [23].
Et il ne suffit pas que ces cultures soient possibles et efficientes en terme de micronutriments, il faut aussi qu’elles soient socialement acceptées par la population... et rentables pour l’agriculteur : sociologues et économistes entrent alors en scène. À noter que si le haricot enrichi en fer ou en zinc conserve à la fois son goût et sa couleur, il n’en va pas de même pour le manioc, le riz ou la patate douce qui deviennent orange, et changent de goût et d’odeur : des campagnes d’information sont alors nécessaires pour les faire accepter par la population. Pour le moment, aucun étiquetage obligatoire n’est requis, mais le Codex y travaille [24].
Les premières évaluations semblent positives
La majeure partie des études scientifiques publiées sur la biofortification (voir encadré) émanent de chercheurs du programme HarvestPlus, en partie financés par la Fondation Gates. Manque d’intérêt d’autres institutions ? Des chercheurs de l’université de Wageningen signalent ce manquent d’études [25] : « Même s’il est démontré que la biofortification agronomique a le potentiel d’augmenter le contenu en micronutriments dans les cultures, la littérature reliant ces concentrations améliorées à la biodisponibilité des micronutriments, à l’apport alimentaire et à la santé humaine est rare ». En tout cas, on peut simplement noter que les chercheurs d’HarvestPlus ont un intérêt à publier des études positives sur la biofortification.
Des études probantes
En Inde, dans les campagnes, le mil bioenrichi en fer a permis de façon avérée d’améliorer l’état nutritionnel des enfants [26] (Bhalchandra S. Kodkany et al., 2013). Haas et al. (2005) ont également démontré que le riz riche en fer pouvait effectivement améliorer le niveau de fer chez les femmes [27], tandis que Van Jaarsveld et al. (2005) ont montré que la consommation de patate douce à chair orange améliore le niveau de vitamine A chez les enfants au Mozambique – 100μg/g de bêta-carotène et 80 % de rétention lorsqu’elle est consommée sous forme bouillie – et que même une portion de 50 g de cet aliment suffit pour couvrir 75 % de l’apport journalier recommandé (AJR) en vitamine A pour les enfants [28].
Les premières études de suivis nutritionnels, publiées dans des journaux scientifiques, portent sur trois pays : Mozambique, Ouganda, et Zambie. Elles montrent toutes des améliorations dans les taux de vitamine A et micronutriments absorbés (fer et zinc) [29]. Par ailleurs, deux études ont aussi été publiées [30] pour montrer une forte adoption de ces cultures par les paysans : le taux d’adoption de la patate douce orange par exemple est passé de 9 à 56 % au Mozambique, et de 1 à 44 % en Ouganda. Bien sûr, ce taux d’adoption dépend du contexte : quelle autre disponibilité de semences ? Quelle information donnée au préalable ? Quels prix des semences ? Il faudra donc suivre sur la durée ce « choix » paysan.
Enfin, les paysans peuvent librement resemer ces cultures, sauf bien sûr pour les variétés hybrides où ils rachètent la semence chaque année, avec l’idée qu’il y ait un très faible différentiel de prix par rapport aux semences non enrichies.
Malgré ces évaluations, l’OMS précise que « de plus amples recherches doivent être menées avant que des recommandations spécifiques puissent être formulées » [31].
Les questions posées par la biofortification
Howarth Bouis a reçu le prix Mondial de l’alimentation en 2016. Mais dès le départ, on l’a vu, les acteurs de la biofortification ont envisagé ce projet comme UNE des voies possibles pour éliminer les carences en micronutriments. La voie royale reste bien sûr une alimentation diversifiée et équilibrée. Mais cette voie, la biofortification, ne va-t-elle pas empêcher ou retarder des réformes complexes et structurelles ?
L’intérêt d’un projet de Biofortification est son caractère renouvelable, dès lors que les variétés enrichies sont au point et adoptées par la population. C’est un peu mieux qu’un cataplasme sur une jambe de bois, mais il est évident qu’une solution à long terme serait d’abord un rééquilibrage de nos relations Nord-Sud, pour arriver à une souveraineté alimentaire de chaque grande région du monde [32]. Et il faudrait aussi que la sélection classique par les semenciers n’aboutisse pas à un appauvrissement en nutriments : blé, maïs et soja sont en effet aujourd’hui plus pauvres en zinc, en cuivre et en fer qu’il y a cinquante ans [33]. Et cela, même dans les pays dit développés.
Par ailleurs, si HarvestPlus s’appuie sur l’alimentation et les réseaux déjà existants, le projet dédaigne les dynamiques d’organisations paysannes, ce que regrette Renato S. Maluf, Président du Conseil National sur la sécurité de l’alimentation et la nutrition (CONSEA) [34] au Brésil.
De plus, et sans vouloir faire de procès d’intention, on pourrait pousser à l’extrême le concept d’enrichissement d’une culture jusqu’à obtenir une culture « idéale », contenant tous les éléments dont le corps a besoin : ce serait assurément la perte d’une culture forte (dans le sens culturel cette fois-ci) liée à l’alimentation, point de départ de nombreuses civilisations, mais aussi, paradoxalement, le renforcement de déficiences puisqu’une monodiète ne pourrait prévoir tous les besoins. « Corriger une carence en un élément (...) sans remédier à l’absence de diversité de l’alimentation, c’est augmenter les carences en d’autres éléments nutritionnels indispensables mais absents dans ce seul aliment », réagit Guy Kastler, de la Confédération paysanne, partageant en cela l’avis de certains chercheurs [35]. Le site Commodoafrica.com vient d’ailleurs de se faire l’écho d’une plante allant dans ce sens, le riz multinutriment : « les scientifiques dirigés par Navreet Bhullar, scientifique principal au Laboratoire de biotechnologie végétale à l’EPFZ, ont mis au point avec succès un riz multi-nutriment. Les résultats sont publiés dans la revue Scientific Reports [36]. « Nos résultats démontrent qu’il est possible de combiner plusieurs micronutriments essentiels - fer, zinc et bêta-carotène - dans une seule plante de riz pour une alimentation saine », explique Navreet Bhullar » [37].
Agronomiquement parlant, la diversité des cultures est aussi la condition des équilibres des agroécosystèmes, avec leurs nombreuses interrelations (dont les microfaune et flore du sol, les parasites et prédateurs…). La mise en avant d’une culture « miracle » enrichie, paradoxalement, ne poussera-t-elle pas à ne plus cultiver que cette variété, au détriment d’une diversité de cultures ?
Il est de plus évident qu’un sol cultivé avec les techniques « modernes » de culture (labours profonds, engrais minéraux et pesticides de toutes sortes…) est appauvri, notamment en micronutriments : ne serait-il pas plus judicieux de retrouver des techniques agro-écologiques qui prennent soin de la terre et l’enrichissent, leitmotiv cher aux agrobiologistes, avant d’enrichir les variétés ?
Retrouver la voie d’un développement endogène
On se souvient aussi de la lettre de dizaines de Prix Nobel accusant Greenpeace de Crime contre l’Humanité en luttant contre le riz transgénique enrichi en provitamine A [38]. Il est plus que probable qu’avec ces premiers résultats, s’ils sont réellement probants en terme d’amélioration du statut en micronutriments de la population, les chercheurs (dont ceux des multinationales semencières privées) poussent pour utiliser les OGM (transgenèse et nouveaux OGM) pour « biofortifier » les cultures, ce qu’ils ont déjà commencé à faire. Les arguments de la faim dans le monde et de la rapidité d’introduction de nouveaux caractères balaieront sans doute les réticences de la majorité de la population [39]. Mais pour le moment, pour le riz doré, on est encore loin du compte : dès février 2018, l’organisation allemande Testbiotech avait critiqué la quantité de provitamine A contenue dans ce riz, cinq fois inférieure en champ à ce qu’elle était en laboratoire [40]. L’agence étasunienne FDA approuve : si ce riz est suffisamment orange pour s’appeler « riz doré », il ne contient pas suffisamment de bêta-carotène pour qu’on puisse retenir une allégation santé quelconque sur ses étiquettes [41], [42].
Enfin, de façon plus globale, il ne faudrait pas que les projets de biofortification interfèrent - financièrement, en ressources humaines et matérielles, en surfaces cultivées - avec des politiques de souveraineté et sécurité alimentaire. Selon le rapport brésilien déjà cité, « l’initiative de biofortification au Brésil peut exposer le pays dans son ensemble à des risques inutiles pour la santé, l’agriculture et l’environnement, et se développe de façon totalement dissociée des politiques officielles d’alimentation, de santé, d’agroécologie et de souveraineté alimentaire du pays » [43]. Jugement excessif ? L’avenir le dira mais la vigilance est de mise, car cet engouement international pour la biofortification pourrait bien être le cheval de Troie des OGM de demain. Retrouver la voie d’un développement endogène, basé sur les organisations paysannes et l’agroécologie est sans conteste le chemin le plus sûr pour construire, à long terme, la souveraineté alimentaire de chaque nation et chaque peuple.