Accepter, en effet, de définir le vivant comme une sphère commune à la nature et à l’homme impose donc le même respect économique, et implique des droits et des obligations de protections réelles et d’exploitation mesurée. Une telle définition du vivant est antagoniste avec l’idéologie défendue par tous ceux qui ont fait du développement économique le salut de notre planète.
Le résultat de ce salut, à entendre une grande majorité des scientifiques du climat, des sciences de la nature et des physiciens, demeure une dégradation avérée de notre environnement menaçant notre futur.
Les institutions peuvent, dans ces conditions - car, c’est leur pouvoir - voter, décider, juger contre la nature, et plus largement le vivant, en y incluant l’homme. Il y aura toujours deux façons de lire le droit, ce que Montesquieu rappelait déjà à son époque : dans sa lettre ou dans son esprit.
Nous pouvons, en effet, nous concentrer sur les textes votés, les décisions de justice, les créations administratives, et donner à cette réalité une primauté absolue. Nous limiterons alors notre analyse au seul constat.
Nous pouvons, et c’est mon choix, comprendre comme Montesquieu, que derrière la loi, il y a des « termes » qui ne se réduisent pas aux seules décisions humaines. Ces « termes » impliquent des raisonnements et demandent que l’on discute de l’esprit des lois.
Le « vivant » et la reconnaissance de son « universalité », à l’identique de la « démocratie » à l’époque du Baron de la Brède [1], se prête forcément à ce développement.
Il devient donc impératif de se demander ce qu’implique en termes de droit d’accepter l’universalité du vivant. Cependant, pour être concis, nous nous limiterons à l’exemple sur la propriété du vivant. Il va sans dire que cette question demanderait bien d’autres développements.
Isoler pour posséder : les considérants désuets de la directive 98/44/CE et la logique du procédé technique
Les rédacteurs doivent exposer dans des considérants pourquoi ils demandent le vote de leur texte.
Dans la directive 98/44/CE du Parlement européen et du Conseil, du 6 juillet 1998 relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques, il est exposé une cinquantaine de considérants dont un certain nombre ont été remis en cause depuis par les connaissances juridiques et scientifiques.
On lit, par exemple, que les développements des biotechnologies visent des « méthodes culturales moins polluantes et plus économiques du sol » (considérant n°10) ou a pour but « le domaine de la lutte contre la faim dans le monde » (n°11). Affirmations aujourd’hui remises en cause par les révélations sur la toxicité des OGM, sur les dangers des monocultures de l’agriculture industrielle, sur les causes de l’érosion des terres arables ou encore de l’importance fondamentale de l’agriculture paysanne mise en évidence par le travail du Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation auprès des Nations-unies.
C’est donc aujourd’hui une directive aux considérants fragilisés qui définit le droit applicable sur les éléments brevetables dans le vivant.
Cette directive énonce (article 3, alinéa 2) qu’« une matière isolée de son environnement naturel ou produite à l’aide d’un procédé technique peut être l’objet d’une invention, même lorsqu’elle existait à l’état naturel ». À noter que l’évolution actuelle sur l’interprétation de la directive par Office européen des Brevets (OEB, ou EPO en anglais) n’infirme pas cette tendance.
Ces propos font écho à la célèbre décision de la Cour Suprême des États-Unis de 1980 qui a accordé à A. Chakrabarty un brevet sur une bactérie transgénique, brevet accepté tant pour le procédé technique que pour la bactérie elle-même au titre qu’elle est le résultat de techniques humaines.
La logique depuis n’a que peu varié pour breveter le vivant. La première opération consiste à « isoler » un élément constitutif. Cet élément décrypté, transformé ou produit via un « procédé technique », issu de l’ingéniosité humaine, peut alors être breveté. Le périmètre de propriété de ce brevet s’étendra directement au produit issu de ce procédé.
La parabole du billet de banque
Pour bien comprendre cette logique juridique d’accaparement du vivant – c’est-à-dire d’étendre un brevet d’un élément constitutif au produit « global » – appliquons-le à un autre sujet tel qu’un « billet de banque ».
Imaginons un instant qu’un ingénieur décompose les éléments composant un billet de banque, qu’il en isole un élément constitutif et en décrive la fonction, puis brevette cet élément (de la même façon dont on brevette des séquences génétiques). L’ingénieur en question est-il pour autant propriétaire du billet de banque produit avec la séquence qu’il possède ?
Aucune autorité, tant politique que juridique, n’accorderait à notre ingénieur la moindre propriété sur les billets émis. Pourquoi alors accorder cette dernière lorsqu’il est question de vivant ?
Avant même d’être un objet, le billet de banque est le symbole de l’autorité politique. Entendons bien, « autorité politique » est ici un terme générique. En effet, que cette dernière soit produite via des banques centrales ou comme à ses origines par la volonté des monarques, elle est bien l’expression de l’autorité directe ou déléguée.
Or, il est impossible de faire acte de propriété d’une autorité politique pour l’unique raison qu’elle est génératrice de droit, c’est-à-dire qu’elle produit les lois, règles, régulations nécessaires à l’espace publique et commun.
L’autorité politique, surtout en démocratie, appartient en théorie à la société dans son ensemble. Posséder le billet de banque parce que notre ingénieur détiendrait le procédé technique d’un élément constitutif serait lui attribuer le droit d’avoir la chose publique, c’est-à-dire de la soustraire à tous.
Conclusion : nous ne pouvons pas être propriétaire d’une chose génératrice de droit ou créatrice de norme car c’est posséder la source commune de l’ensemble d’une société. Notre ingénieur ne peut donc pas être propriétaire de l’ensemble des billes de banque émis, même s’il détient le procédé technique.
Le vivant, un bien commun
Remplaçons un instant le billet de banque par le vivant. Ce dernier, à l’origine de tout, est, par essence, la condition même pour que l’ensemble d’une société existe. Sans vivant, nous ne serions pas là, en effet, pour discuter sur ce sujet.
Le vivant est de la sorte bien plus que notre billet de banque, un générateur de droit. Il est non seulement à l’origine de notre présence, mais demeure par extension plus imprescriptible que les lois humaines. Il est générateur de la totalité. Il est donc comme l’autorité politique, créateur de normes.
Comme nous l’avons brièvement vu, il est impossible de posséder une chose génératrice de droit, puisque c’est arracher un bien commun à l’ensemble de la société. C’est le soustraire au fait même qu’il puisse circuler librement et devenir la condition précisément de l’échange.
Nous rappelons que suivant les connaissances anthropologiques, l’échange est un acte fondateur des sociétés.
L’homme et la nature, une totalité vivante
Dans ces conditions, l’objectif n’est plus la recherche d’une « nouvelle harmonie entre la nature et les hommes », comme dans le projet de loi français sur la biodiversité, où d’un côté, se situe la nature, et de l’autre, les hommes, comme si au final, les hommes et la nature ne faisaient pas partie du même vivant universel. La question se pose alors, si l’homme est considéré comme vivant, la nature est-elle aussi vivante ?
Il est notable de voir comment l’universalité du vivant, pourtant incontestable, à des difficultés pour devenir une réalité humaine.
Rappelons que l’universalité, en terme juridique, implique une totalité, qui fait de l’homme un être en harmonie de fait avec la nature, un élément du vivant dans une nature indivisible.
La directive européenne 98/44/CE, citée ci-dessus, reconnaît d’ailleurs implicitement l’universalité du vivant lorsqu’elle évoque les cas où les brevets ne s’appliquent pas, notamment pour des raisons d’antériorité, « les variétés végétales et les races animales », existant préalablement dans la nature et classifiées dans un répertoire.
Pourquoi reconnaître alors implicitement la part vivante de la nature et ne pas aller au bout de la reconnaissance de son universalité, en ayant permis de posséder les résultats de la transformation de ses éléments constitutifs segmentés ?
Or, affirmer cette logique, c’est remettre en cause l’universalité d’une nature sui generis non-brevetable car le résultat final d’une manipulation du vivant est bien, encore et toujours, un élément vivant appartenant à la nature ; sans quoi, nous ouvrons une boîte de Pandore en enlevant le droit à un élément vivant, quel que soit sa naissance, de faire partie du vivant universel.