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Des betteraves tolérant un herbicide bientôt dans nos champs ?

Par Christophe NOISETTE

Publié le 01/08/2018

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Après les colza, tournesol et riz Clearfield, c’est au tour de la betterave d’être génétiquement mutée pour tolérer un herbicide et peut-être d’arriver dans les champs européens d’ici un ou deux ans.

Une nouvelle espèce agricole rendue tolérante à un herbicide (VrTH) dans l’Union européenne ? Oui, ce sera la betterave.

Cette betterave « Conviso Smart » a été développée à partir de 2001 par KWS en tant que semencier et Bayer CropScience en temps que chimiste (l’herbicide est vendu sous son nom) pour tolérer des pulvérisations de Conviso One, un herbicide de la famille des inhibiteurs d’ALS, composé de deux principes actifs, du foramsulfuron et du thiencarbazone-methyl [1]. Elle est désormais prête à être cultivée en France et dans les autres pays européens.

« Ce ne sont pas des OGM », vraiment ?

Bien sûr, KWS et Bayer précisent que ce ne sont pas des OGM : ces nouvelles variétés ne sont pas issues d’une modification génétique mais « d’un changement naturel découlant d’une enzyme impliquée dans la biosynthèse d’acides aminés essentiels ». La revue Semences et progrès [2] enfonce le clou : « La tolérance est obtenue par une modification naturelle et spontanée. La sélection de betteraves dotées d’une telle variation et des rétro-croisements ont abouti à introduire la résistance dans des variétés commerciales ».

L’aspect « naturel et spontané » peut paraître quelque peu fallacieux. En effet, dans un document produit par les deux entreprises qu’Inf’OGM s’est procuré, on apprend que « le concept est basé sur les changements dans le gène qui code pour l’acétolactate synthase, qui peuvent apparaître naturellement, mais rarement, durant la division cellulaire » ; et que « la tolérance n’a pas été créée, mais est apparue spontanément dans des cultures de cellules de betteraves cultivées.

Les entreprises expliquent ensuite que la technique nécessite des étapes en laboratoire : culture « in vitro » ou « in vivo [3] » de tissus végétaux de betterave, préparation des tissus, cultures de ces tissus dans un bain d’herbicide, régénération de plants à partir de ces tissus, sélection de plants à haute dose d’herbicide.

La mutation est-elle issue d’une variation somaclonale liée à la culture de cellules ? Ou la mutation était-elle déjà présente dans les plantes sur lesquelles ont été prélevées les cellules mises en culture et l’opération consiste alors simplement à trier les cellules, plantules et plantes ayant cette mutation ?

Deux brevets ont été déposés par KWS et Bayer. Le premier, accordé en 2017 [4] couvre l’« utilisation d’un ou plusieurs herbicides de type inhibiteur d’ALS pour le contrôle de végétation non désirée dans des zones de culture de Beta vulgaris, où les plantes de Beta vulgaris comprennent une mutation dans le codon 1705-1707 d’un gène ALS endogène codant pour une protéine ALS contenant un acide aminé qui est différent du tryptophane au niveau de la position 569 ». Le second, toujours en cours d’instruction, couvre «  des betteraves mutantes tolérantes à un herbicide de type « als inhibiteur » » [5]. Interrogé par Inf’OGM, Patrick Mariotte, directeur de KWS, nous précise que « Bayer et KWS ont demandé un brevet pour protéger cette technologie, l’inventivité de cette technologie sera jugée par les experts en charge de l’octroi des brevets respectifs ».

Or, concrètement, la sélection – qui n’est pas définie comme de la modification génétique – n’est pas brevetable (il s’agit d’un procédé essentiellement biologique, au même titre que la sélection assistée par marqueurs). Par contre, la mutagénèse est un procédé technique brevetable. De plus, c’est un procédé microbiologique, donc aussi brevetable, dès lors qu’elle est réalisée sur cultures cellulaires in vitro. Alors qu’est-ce qui fait le caractère brevetable de cette betterave VrTH ?

Bizarre, ces brevets…

La lecture du deuxième brevet permet d’affirmer que cette betterave a été obtenue in vitro, étant donné que les sélectionneurs cultivent, à l’étape 1, des cals (qui sont des structures de prolifération cellulaire obtenue notamment en culture in vitro par l’ajout d’hormones végétales [6]. Cette étape induit toujours des mutations sans nécessiter l’ajout d’autres produits extérieurs (variation somaclonale). Or, le document cité précédemment avoue clairement que « la tolérance n’a pas été créée, mais est apparue spontanément dans cultures de cellules de betteraves cultivées  ». Ainsi, nous pouvons en déduire que la résistance à l’herbicide est brevetable parce que provoquée par la variation somaclonale qui est une technique de mutagénèse qui n’a rien de « spontanée » ou de « naturel » (et non pas à la sélection d’un mutant apparu spontanément au champ). Dès lors, cette betterave VrTH est aussi, au sens scientifique et juridique du terme, un OGM.

D’autre part, pour obtenir un brevet, il doit y avoir reproductibilité de l’innovation. Si la tolérance préexistait, les chercheurs auraient traité les cultures de cellules isolées avec de l’herbicide puis ensuite seraient passés par le stade « cal » pour régénérer les plantes tolérantes. Or d’après le brevet, ce sont les cultures de cals qui ont été soumises à l’herbicide. Les chercheurs ont utilisé manifestement la culture de cals comme agent mutagène pour produire des variations somaclonales. Cette étape semble suffisamment reproductible pour que les entreprises espèrent obtenir un brevet. On peut supposer qu’ils ont essayé d’autres agents mutagènes (chimique ou ionisant) mais que les résultats les plus reproductibles et plus fiables ont été obtenus avec la culture in vitro.

Patrick Mariotte dément notre interprétation : il nous écrit que « La résistance à l’herbicide n’a pas été créée, induite ou génétiquement modifiée. Ce caractère s’est produit spontanément et il a été trouvé dans une population naturelle de betteraves à sucre. Comme la fréquence de ce trait n’est pas élevée, c’était le défi pour les sélectionneurs de le trouver. Les cellules de betteraves à sucre résistantes ont été sélectionnées dans des cultures de cellules et de tissus, puis régénérées en plantes de betteraves sucrière qui peuvent être multipliées. Cette approche implique la sélection d’un changement naturel et spontané dans le génome de la plante, ce qui conduit à la résistance à l’herbicide. Pour la création de betteraves à sucre CONVISO® SMART, aucune méthode de mutagénèse n’a été utilisée dans cette approche de sélection classique. Le changement n’a pas été induit – aucun agent mutant n’a été utilisé – mais a été trouvé en pulvérisant seulement des cellules et des tissus avec l’herbicide jusqu’à ce qu’il trouve une tolérance ».

Il est en effet possible que Bayer et KWS aient pu aussi cultiver des betteraves en champs, les pulvériser d’herbicide et sélectionner les mutants spontanés qui auraient résisté à ces pulvérisations… Mais si la mutation revendiquée était apparue spontanément au champ, pour autant que cela aient pu se produire, elle n’aurait alors pas été brevetable. Entre chercher une betterave tolérante non brevetable au milieu de milliers d’hectares de culture non désherbées, ou la fabriquer in vitro, les entreprises ont-elles vraiment hésité ?

En France, les variétés transgéniques sont inscrites au catalogue de façon spécifique. Avec la décision du 25 juillet de la CJUE [7], comment le Comité Technique Permanent de la Sélection (CTPS), en charge de ces inscriptions, va-t-il se positionner ? Le responsable « betterave », actuellement en vacances, nous répondra à son retour… Décideront-ils de suspendre le processus d’inscription en attendant des décisions politiques clarifiant le statut des nouveaux OGM ? Ou feront-ils confiance à KWS pour considérer cette betterave comme « non OGM » ?

Moins d’herbicide, vraiment ?

Au moins depuis 2015, plusieurs essais en champs ont été implantés en France, notamment par l’Institut technique de la betterave (ITB), mais aussi en Allemagne et dans d’autres pays européens. Pour l’ITB, cette technologie permettra de simplifier « vraiment le désherbage des betteraves. Elle diminuerait son coût ainsi que le risque de phytotoxicité sur les jeunes betteraves. Elle permettrait aussi aux agriculteurs de réduire fortement leur nombre d’IFT (Indicateur de Fréquence de Traitements phytosanitaires) [8], et d’atteindre ainsi l’objectif de – 50 % d’utilisation de produits phytosanitaires fixé par le programme Ecophyto 2018 » [9]. Ce discours ressemble étrangement à ceux tenus lors de l’arrivée des variétés Roundup Ready, Liberty Link. Or la promesse d’une diminution des pulvérisations d’herbicides liée à l’utilisation de ces VrTH, transgéniques ou mutées, n’a pour le moment été confirmée que les premières années d’utilisation de l’herbicide. Ensuite, l’expérience montre que c’est plutôt le contraire. Or, les herbicides inhibiteurs d’ALS sont déjà largement utilisés sur d’autres cultures de la rotation.

Le journal Semences et progrès [10] analysait trois ans d’essais en champs : « Avec deux passages à 0,5 l/ha [NDLR : de l’herbicide Conviso homologué en mars 2017], la technique fonctionne très bien sur les betteraves sauvages, c’est une vraie solution, assure Fabienne Maupas. En revanche, les effets ne sont pas aussi concluants sur les graminées. Certaines sont déjà résistantes aux inhibiteurs de l’ALS sur céréales et le bon positionnement du traitement reste une difficulté. Pour maîtriser le risque résistance, il faut intégrer un herbicide classique ayant un autre mode d’action. Betanal et Tramat [11] semblent être les plus adaptés. Il faut rester prudent sur ce genre de technique, et donc éviter d’implanter deux cultures VTH dans la même rotation ”. En termes de productivité, l’ITB note une perte de rendement d’environ 10 % en 2016.

Même son de cloche chez Pascal Boulin, responsable Technique Betterave chez Bayer CropSciences : « Conviso® One fournira de nombreux avantages aux planteurs mais si nous voulons que cette solution soit pérenne dans le temps, l’agriculteur devra suivre scrupuleusement les recommandations d’emploi. Outre la gestion dans la rotation, le betteravier devra systématiquement employer Conviso® One en mélange avec un autre herbicide qui possède un ou plusieurs modes d’action différents des ALS dans le but de prévenir l’apparition de résistance ».

De nombreux croisements en perspectives

La betterave est une espèce allogame (fécondation croisée) à pollinisation principalement anémophile (c’est-à-dire par le vent), ce qui signifie que les risques de croisements entre de nombreuses espèces apparentées et cette betterave VrTH sont très importants. Or, en France, on trouve de nombreuses variétés de betterave sauvage, à l’instar de la bette maritime ; de nombreuses espèces domestiquées sexuellement compatibles, comme les épinards, les blettes, l’arroche, etc. ; et des nombreuses adventices également sexuellement compatibles comme le chénopode blanc (qui est aussi comestible) [12].

On rejoint les craintes émises par l’Inra [13] par rapport aux variétés de colza VrTH qui a de très nombreuses cousines avec lesquelles elles peuvent se croiser. Le risque de voir apparaître de telles plantes devenues résistantes aux herbicides est donc réel.

Vers une inscription au catalogue

KWS et Bayer ont accordé une licence à l’entreprise belge spécialisée dans les semences de betteraves sucrières, SESVanderHave, une filiale de Florimond Desprez [14], « une licence de longue durée pour l’utilisation de leur nouveau système de culture CONVISO® SMART pour la betterave sucrière » [15]. « L’accord conclu avec SESVanderHave est la première licence accordée par KWS et Bayer pour ce nouveau système de culture. D’autres licences de CONVISO® SMART suivront », déclare Sabine Stolz, de Bayer Crop Science [16].

En 2016 et en 2017, KWS a déposé une demande d’inscription au catalogue de plusieurs variétés de betterave VrTH. Patrick Mariotte, directeur de KWS France, nous précise que « ces variétés ne sont pas passées en seconde année car leur résultat de productivité n’a pas atteint 97% des témoins de leur catégorie (résistance à la rhizomanie ou aux nématodes), niveau nécessaire pour accéder à la seconde année de Comité Technique Permanent de la Sélection (CTPS) ». Des demandes d’inscription ont aussi été déposées dans d’autres pays européens. D’après S&P, « les agriculteurs de l’Europe du Nord et de l’Est pourront utiliser Conviso Smart dès 2018. KWS prévoit un déploiement de la technologie en Allemagne, France et Pologne à partir de 2019-2020 ».

[2Huet, S., « Le désherbage revisité grâce aux VTH », Semences & Progrès n° 183, janvier 2018.

[3La notion de culture de tissus végétaux in vivo nous paraît curieuse.

[4« Use of als inhibitor herbicides for control of unwanted vegetation in als inhibitor herbicide tolerant beta vulgaris plants », EP2627183B1.

[5« Als inhibitor herbicide tolerant beta vulgaris mutant », EP 2627168A1.

[8Selon le ministère de l’agriculture, « L’IFT comptabilise le nombre de doses de référence utilisées par hectare au cours d’une campagne culturale. (…) Pour un exploitant agricole, l’IFT permet d’évaluer ses progrès en termes de réduction de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques. Il permet également de situer ses pratiques au regard de celles du territoire et d’identifier les améliorations possible ».

[9Gauthier, C., « Les variétés résistantes à un herbicide testées par l’ITB », Terre net, 21 mai 2013.

[10Huet, S., « Le désherbage revisité grâce aux VTH », Article cité

[11Deux herbicides de Bayer

[14En 2015, la société Maison Florimond Desprez a fait l’acquisition de l’activité « betterave à sucre » d’Advanta Netherlands Holding BV, société internationale de semences appartenant à un fonds d’investissement contrôlé par Fox Paine & Company LLC. La société porte le nom de SESVanderHave.

[16Ibid.

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